Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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COMPTE-RENDU DU SÉMINAIRE DE RECHERCHE « QUELLE PRISE EN CHARGE DES DOMMAGES CORPORELS AU 21ÈME SIÈCLE ? », 2de partie, M. Baume

Marine BAUME,
Doctorante à l’Université de Haute -Alsace,
Membre du CERDACC

 

Recherches sur l’articulation entre droit de la responsabilité, Sécurité sociale et assurance privée, Seconde partie

 

Les travaux se sont poursuivis dans l’après-midi avec la seconde partie dédiée à l’articulation des différents modèles de prise en charge du dommage corporel. Ainsi, ce sont trois intervenants qui ont discuté de la confrontation des modèles à travers le mécanisme des recours subrogatoires.

En premier, le professeur Olivier Gout a exposé les règles qui président au recours des tiers-payeurs. Malgré leur réécriture il y a près douze ans, ces règles sont d’une grande complexité et leur intelligibilité continue parfois de faire défaut. Comment ces règles ultra-techniques s’articulent-elles avec le droit de la responsabilité civile ? Telle est la question qui a due être traitée dans le cadre de cette journée. Afin d’y répondre, il importe de noter que parallèlement le droit du dommage corporel s’est lui aussi complexifié ces dernières années, au point de devenir pour certains, une discipline à part entière au sein de la responsabilité civile. La matière s’est rationnalisée à la fois pour tendre à une plus grande égalité de traitement mais aussi afin de permettre une plus grande transparence dans les modalités d’indemnisation. Il faut tenir compte de la pluralité des acteurs qu’il s’agisse du juge judiciaire, administratif, des caisses de sécurité sociale, des fonds d’indemnisation et des assureurs notamment. Cette logique de rationalisation de la discipline n’est toute fois pas arrivée jusqu’à son terme, ne serait-ce que parce aujourd’hui il n’est pas sérieusement envisageable de défendre l’idée que le recours des tiers-payeurs s’intègre harmonieusement avec les principes qui guident la réparation du dommage corporel.

Le professeur Gout regrette cette difficile articulation entre le logiciel de la protection sociale et celui de la responsabilité civile lesquels semblent encore incompatibles. Mais pourquoi d’ailleurs chercher absolument à harmoniser les deux ? Tout simplement, parce qu’une fois qu’un tiers-payeur a versé des prestations à la victime, il a vocation à se retourner contre le responsable du dommage pour se faire rembourser. Le fondement de ce recours est subrogatoire, l’idée étant que celui qui a indemnisé la victime prend sa place par le jeu de la subrogation pour exercer les droits qui sont les siens. Mais il ne le peut que parce que la prestation versée par le tiers avait un caractère indemnitaire. Il y a alors une question à poser pour mesurer si le modèle des prestations des tiers-payeurs et celui de l’indemnisation des dommages corporels sont harmonieux. Cette question est de savoir si la victime est en droit de réclamer à un tiers responsable le paiement de dommages et intérêts en complément des prestations accordées lorsque les indemnités évaluées par le juge dépassent les prestations payées par les tiers payeurs ? Autrement dit, est-ce que le cumul des prestations indemnitaires et des dommages et intérêts peut dépasser l’indemnisation à laquelle la victime pourrait prétendre ?

Le professeur Gout souhaite démontrer que si l’évolution récente témoigne de ce que il y a effectivement une amélioration de la compatibilité entre ces deux modèles, il reste encore du chemin à parcourir pour tendre à des situations plus satisfaisantes. Cette amélioration se mesure essentiellement grâce à la loi du 21 décembre 2006. Avant, l’imputation du recours des tiers payeurs se réalisait de façon globale, un tiers payeur pouvait ainsi imputer sa créance sur une somme correspondant à un chef de préjudice pour lequel il n’avait versé aucune indemnité. Cette solution traduisait une incompatibilité flagrante entre les règles des prestations indemnitaires versées par les tiers-payeurs et les indemnisations dues à la victime par le responsable. Fort heureusement, cela fut remis en cause par la loi du 21 décembre 2006 qui a réorganisé le mécanisme en imposant un recours poste par poste. Les règles nouvelles impliquent donc une fragmentation du dommage corporel, il en résulte que le recours ne peut correctement s’exercer que si le dommage a été détaillé dans toutes ses composantes. Il faut souligner que la loi de 2006 n’a pas totalement exclu l’imputation du recours des tiers-payeurs sur les postes de préjudice personnel. En effet, l’article 31 alinéa 3 de la loi Badinter, a prévu que si le tiers-payeur « établit qu’il a effectivement et préalablement versé à la victime une prestation indemnisant de manière incontestable un poste de préjudice personnel, son recours peut s’exercer sur ce poste de préjudice ». Cette porte ouverte a conduit la Cour de cassation à faire montre de beaucoup de générosité envers les tiers-payeurs. Ce qui a engendré selon le professeur Gout à la persistance d’une insuffisante articulation des modèles.

Il est possible d’illustrer ceci de plusieurs manières, ce défaut peut en effet tantôt conduire à conférer à la victime une situation que nous pouvons qualifier de meilleure et tantôt il peut léser la victime. L’hypothèse au détriment de la victime se mesure sur le terrain de l’assiette du recours. Il s’avère en effet, qu’il n’existe pas de table des concordances entre les prestations versées par les tiers-payeurs et les chefs de préjudices indemnisables. Cela engendre de nombreuses hésitations, en particulier, s’agissant de la pension militaire d’invalidité, de la rente accident du travail et de l’allocation temporaire d’invalidité des fonctionnaires. En effet, un débat doctrinal fait rage entre ceux qui défendent l’idée que ces prestations ne prennent en charge que la seule incidence professionnelle du handicap et ceux qui soutiennent que ces prestations répareraient à la fois un préjudice professionnel et un préjudice personnel.  La Cour de cassation a tranché en faveur de la seconde solution et a consacré le caractère hybride de ces trois rentes.

La Cour admet un recours des tiers-payeurs sur le poste de préjudice fonctionnel permanent. Deux arguments principaux justifient cette approche, la Cour affirme que le mode de calcul de ces prestations indemnise d’une part les pertes de gains professionnels et d’autre part le déficit fonctionnel permanent. Ensuite, le fait que ces prestations puissent excéder les pertes de revenus justifie aussi cette solution d’après la Cour.

La Cour de cassation s’avère très souple sur la preuve de l’effectivité de l’indemnisation. De surcroit, s’agissant de l’exigence du caractère préalable de l’indemnisation, la Cour l’enterre purement et simplement dans les arrêts qu’elle a rendu puisqu’il est question de rente à échoir donc qui n’ont pas encore été versées à la victime. Ces exemples montrent que le particularisme de ces prestations ne permet que très difficilement de les mettre en correspondance avec la nomenclature utilisée. Il faudrait que le législateur établisse une table des concordances dans la loi, des travaux ont été entrepris en ce sens mais n’ont pas aboutis.

Une seconde hypothèse verra cette fois-ci la victime avantagée par ce manque de concordance. Il faut ici rappeler que les prestations versées par la sécurité sociale ont un caractère indemnitaire lorsqu’elles ont pour objet de compenser certains préjudices nés d’un dommage corporel et le principe indemnitaire suppose que la victime soit indemnisée de l’intégralité des préjudices subis et pas d’avantage. Or ce principe peut être mis à mal dans deux cas, celui d’une responsabilité partielle de l’auteur du dommage et celui du cumul pouvant exister entre les différentes prestations auxquelles peut prétendre la victime. Dans la première situation, en cas de faute de la victime, elle ne pourra que logiquement prétendre à une indemnisation partielle. Sauf que lorsque la victime reçoit des prestations de tiers-payeurs, rien ne lui interdit de poursuivre l’auteur du dommage, et ce sans aucun égard pour les éventuelles causes de minoration de l’indemnisation. Il s’agit d’une résultante de la loi de 2006 qui a dans son article 25 repris la règle dite du droit de préférence. Conformément à l’article 1346-3 du code civil, la subrogation ne peut pas nuire à la victime subrogeante créancière de l’indemnisation lorsqu’elle n’a été prise en charge que partiellement par les prestations sociales. Le résultat sera le même dans le cas de la perte d’une chance. Le second cas de figure qui peut tourner en faveur de la victime est celui d’un éventuel cumul des indemnisations. Le législateur s’est appliqué à énumérer les tiers-payeurs qui pouvaient exercer un recours et à identifier les prestations qui pouvaient faire l’objet de ce recours. Il en résulte donc que lorsque les prestations ne sont pas listées dans le cadre des recours envisageables, dans ce cas la victime pourra cumuler les prestations de ces tiers-payeurs et l’indemnisation d’un préjudice qu’elle pourrait faire prendre en charge par le responsable. Tel est le cas des allocations chômage et de l’allocation personnalisée à l’autonomie, celles-ci peuvent tout à fait se cumuler avec l’indemnisation qu’il sera possible de réclamer au responsable du dommage.

Le professeur Gout admet deux lectures possibles, d’un coté nous ne pouvons pas faire grief à la victime de jouer à la fois sur son droit à engager la responsabilité de l’auteur de son dommage et sur son droit à percevoir des prestations. D’un autre côté, un travail de clarification doit être entrepris pour que les règles soient plus satisfaisantes, tant en droit qu’en équité.

La discussion se poursuit avec Monsieur Vincent Ruol, co-auteur en 2017 d’un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) sur « Le recours contre tiers des caisses de sécurité sociale ». L’intervenant expose comment l’IGAS prend en compte la question des recours subrogatoires en tant que tiers-payeur. Monsieur Ruol ouvre son propos sur une précision technique : alors qu’il est systématiquement mentionné les prestations à caractère indemnitaire, il existe pourtant la possibilité de faire des recours sur des prestations forfaitaires, comme la garantie décès par exemple. De tels recours, autorisés en sécurité sociale, sont strictement interdit pour les organismes assureurs.

A l’origine du rapport de l’IGAS, la question posée sur le fond était purement budgétaire et très peu juridique. Toute la première partie du rapport porte sur des questions de sommes non récupérées, finalement moins importantes que ce qui avait été avancé. L’autre sujet a été de chercher un moyen de simplifier et d’améliorer les choses. Pour l’essentiel ce sont aux organismes gérant un régime de sécurité sociale de faire un travail sur eux-mêmes mais apparaît immédiatement un premier problème, celui de la fragmentation de la protection sociale. Pensons par exemple à la retraite, où ce ne sont pas moins d’une dizaine de régimes différents qui existent, il en va de même pour la maladie, avec un certain nombre de régimes et des spécificités.

S’agissant de l’exercice des recours, concrètement, sur une année, seulement une centaine de recours contre tiers est exercée. Pour Monsieur Ruol, l’explication se cache en partie derrière la taille souvent trop petite des organismes chargés de ces recours. Il est aussi fréquent que l’assureur ou la victime ne notifie pas au tiers le dommage et sa responsabilité. Ensuite, arrive le problème du fonctionnement interne des caisses, avec notamment, le chiffrage des créances. Dans le cadre de l’assurance maladie, nous sommes face à une nouvelle problématique qui est celle de l’identité du propriétaire des données. Les caisses primaires les exploitent mais n’en sont pas titulaires, ce n’est pas le cas dans le régime agricole, d’où la question du secret médical qui vient compliquer la situation puisqu’il faut une justification pour accéder au secret médical d’une personne d’une autre caisse. Or il est impossible de justifier de cet accès car le recours contre tiers ne fait pas partie des règles d’exception au secret médical.

Selon Monsieur Ruol, une des solutions envisageables serait un guichet unique permettant d’identifier les différentes caisses.

Afin de compléter ce tableau des recours subrogatoires, Maître Dominique Arcadio, avocat spécialiste en droit du dommage corporel, a exposé les difficultés rencontrées dans sa pratique. Il a tenu à changer la perspective de la réflexion, qui jusque là s’était concentrée au droit et aux organismes sociaux, pour s’intéresser aux rapports des organismes sociaux avec les victimes. Très rapidement, nous nous apercevons qu’il est possible de mieux faire des deux cotés. Les préjudices subis par la victime doivent être indemnisés selon le principe de réparation intégrale, mais cela ne résout pas le problème de la désignation du payeur. En France, les payeurs sont multiples : les assureurs et les tiers responsables, les organismes sociaux, l’Etat et l’employeur. Ceci doit être clairement expliqué à la victime. Mais le tiers payeur dispose d’une subrogation, limitée à certains postes. Dans la pratique, que se passe-t-il en cas de dommage corporel ? Premièrement, les organismes sociaux concernés doivent être appelés dans tous les moments clés de l’indemnisation, notamment dans la cause, sous peine de nullité de jugement. Mais aujourd’hui le débat se place non pas au stade du jugement, mais déjà à celui de l’expertise. Maître Arcadio regrette une absence régulière de la CPAM à l’expertise même si il comprend que le déficit de médecins-conseil soit en cause. Cependant, la CPAM s’est exclue elle même du débat des dossiers d’accidents de la circulation en signant le protocole Bergeras en 1983. Il est prévu un règlement forfaitaire et rapide des créances de la CPAM, ce qui signifie que dans un grand nombre de cas, il n’y aura pas de concertation entre la CPAM et la victime. Maître Arcadio a émis un doute quant au bénéfice pour la CPAM de ce système et y voit un axe de réflexion potentiel.

Dans un certain nombre d’autres dossiers, l’intervenant est frappé par la politique de la chaise vide à l’expertise de la part de l’organisme social. C’est particulièrement vrai en matière d’accidents médicaux et Maître Arcadio en a fait l’expérience à l’époque de l’affaire Servier et du Médiator. L’avocat était seul avec son client face à une dizaine d’experts représentant les laboratoires Servier, mais aucun représentant de la CPAM malgré la très grande technicité du dossier. De plus, la sécurité sociale avait des intérêts majeurs dans ce dossier puisque la CPAM devait verser des prestations et aurait eu tout intérêt à unir ses efforts à l’action de l’avocat de victimes, or dans la pratique, les parties font cavalier seul sans aucune synergie.

Au-delà, il est question du droit de préférence de la victime introduit par la réforme de 2006 qui a modifié un système défavorable aux victimes. Une application inégale de ce droit de préférence devant le juge civil et administratif est à regretter. Il en est ainsi de l’interprétation stricte par les juridictions administratives des dépenses de santé actuelles (DSA) ; certains frais, au motif qu’ils « ne sont pas remboursés par les organismes sociaux » sont exclus de l’assiette des DSA et classés dans le poste frais divers, qui eux ne sont pas soumis au droit de préférence. Une lecture logique voudrait que les organismes sociaux dans leurs écritures intègrent eux mêmes la notion de partage et le droit de préférence or ils n’en tiennent pas compte, comme si le droit de préférence n’existait pas. Ainsi, pour un monde idéal, il faudrait une coordination des acteurs, Maître Arcadio compare la prise en charge à un tango, dans notre cas, la victime et la CPAM devant avancer au même rythme.

Cette intervention du praticien a donné lieu à une réponse de la salle concernant la présence souhaitable de la CPAM à l’expertise. Le souci est bien matériel, la CPAM n’a pas assez de médecins par rapport à la volumétrie des dossiers à traiter et privilégie les plus gros dossiers. De plus, l’ensemble des professionnels a relevé un important déficit de connaissances de recours contre tiers.

La dernière partie de cette journée d’étude s’est attachée à mieux cerner les influences réciproques entre les modèles de prise en charge du dommage corporel.

 Trois professionnels de la CNAM ont pris la parole afin de démontrer l’originalité du régime AT/MP et de savoir si celui-ci est soumis à une forme d’attraction de la responsabilité civile. Monsieur Laurent Bailly a ouvert cette présentation en rappelant que ce régime AT/MP repose sur une partie totalement forfaitaire dans sa logique et sa construction et sur une seconde partie qui tend vers la réparation intégrale, d’où le côté hybride de ce régime particulier. La branche risque professionnel, est branche de la sécurité sociale depuis 1946, adossée à la CNAM. Elle est gouvernée par les partenaires sociaux, avec la CATMP elle fixe les orientations de la politique de la branche. Depuis quelques années, elle a la particularité d’être excédentaire, ce qui amène à se demander à quoi sert cet excédent si tout ne va pas à l’indemnisation ? En plus de la réparation, il y a la prévention des risques professionnels et la tarification. Ce sont donc trois activités qui se combinent car la tarification et la prévention dépendent de la réparation, notamment pour cibler les entreprises qui génèrent des sinistres afin de les aider et utiliser le levier de la tarification. Quelques chiffres clés sont communiqués. Ce sont environ 1,4 million de déclarations d’accident du travail par an qui donnent lieu à 1 million de dossiers complets à gérer. L’an dernier 8 milliards d’euros ont été versés comme prestations par la branche sur les 12 milliards de dépense.

Monsieur Bailly, explique que pour fonctionner, ce système s’appuie notamment sur la loi de 1898 et sur ce que Jean Jacques Dupeyroux a appelé le « deal en béton », cent vingt ans plus tard il est toujours en béton. Derrière cette formule se cache l’immunité de l’employeur posée à l’article L451-1 du code de la sécurité sociale. Lorsque une MP ou un AT sont reconnus, le salarié bénéficie d’un versement forfaitaire alors qu’aucune action en réparation ne peut être exercée conformément au droit commun, par la victime ou ses ayants droit à l’encontre de l’employeur.

En échange, les salariés ont obtenu une présomption d’imputabilité en matière d’AT selon laquelle est reconnu comme AT tout accident étant intervenu au temps ou au lieu du travail. Grâce à l’évolution de la jurisprudence, aujourd’hui cette présomption permet d’indemniser des accidents sans responsable. Ainsi, c’est une présomption très large qui vient couvrir énormément de cas de figure, créant un système protecteur et facile d’accès pour les victimes mais en contre partie l’indemnisation est forfaitaire.

Concernant la MP, il s’agit d’un système de tableau, dès lors qu’une maladie y est listée et répond aux conditions médicales, elle sera automatiquement présumée d’origine professionnelle. Si elle ne rentre pas dans les cas du tableau, il y aura un examen par un collège d’experts. Récemment, il y a eu un débat important sur le tableau des MP suite à la reconnaissance par l’OMS du « burn out » comme maladie.

Une autre spécificité de la reconnaissance MP/AT est le rôle d’amortisseur social de la CPAM. En effet, la caisse primaire est un tiers impartial assurant de manière contradictoire l’instruction des dossiers avant décision en tenant compte des réserves des employeurs. C’est une procédure très particulière qui permet une sorte d’arbitrage entre l’employeur et le salarié. De plus, le principe d’indépendance des parties fait obstacle à ce que la contestation initiée par l’assuré ou l’employeur produise des effets à l’égard de l’autre partie. Une fois que la CPAM a notifié une décision, elle vaut pour les deux parties et si l’un conteste, la CPAM prendra la place de l’autre pour défendre le dossier elle même. La CPAM assume une protection très forte des parties dans ce cadre. Cependant, la preuve du fait accidentel reste à la charge de la victime. Il appartient à la CPAM de vérifier la réalité de l’accident et sa survenue au temps et au lieu de travail.

A l’issue de cette présentation, la question a été posée de savoir si ce système était conforme. Car au final, est-ce que les victimes d’AT ne sont pas lésées par rapport à des victimes de droit commun qui elles bénéficient de la réparation intégrale ? La CEDH a répondu le 12 janvier 2017 dans l’affaire Saumier c/ France, par cet arrêt la Cour a affirmé la conformité du régime des AT puisqu’il assure globalement aux victimes une réparation considérée avantageuse et le traitement différencié avec la victime de droit commun est justifié.

Monsieur Alexandre David s’est ensuite exprimé sur les différents cas où l’indemnisation va au-delà de sa nature forfaitaire et tend à se rapprocher du droit commun. La première situation est celle de la faute intentionnelle de l’employeur, hypothèse où la victime peut agir sur le terrain du droit commun.  Ce cas est d’une grande rareté en pratique, une autre hypothèse moins restreinte et donc plus intéressante est celle de la faute inexcusable de l’employeur (FIE). Initialement, elle a été définie par la jurisprudence comme devant revêtir le caractère d’une faute d’une gravité exceptionnelle (arrêt Dame Villa de 1941). Puis, les arrêts dits « amiante » du 28 février 2002 ont posé le principe selon lequel le manquement de l’employeur à son obligation de sécurité de résultat a le caractère d’une faute inexcusable lorsque l’employeur avait ou aurait du avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié, et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver. Pour autant, la charge de la preuve d’une FIE pèse sur le demandeur sauf si le salarié avait prévenu du danger permettant une présomption irréfragable ou s’il y a eu un défaut de formation adéquate à la sécurité par l’employeur, entrainant une présomption simple. Si la FIE est démontrée, l’assuré peut prétendre à une indemnité complémentaire, c’est à dire que sa rente sera majorée et que d’autres postes de préjudices seront indemnisés. Monsieur Alexandre David termine son exposé en évoquant une décision qu’il juge fondamentale, celle du Conseil Constitutionnel du 18 juin 2010 au sujet de la liste limitant les postes de préjudices indemnisables en cas de FIE prévue à l’article L452-3 du code de la sécurité sociale. Pour le Conseil, ces dispositions portaient une atteinte disproportionnée au droit des victimes. Pour autant et malgré cette avancé vers le droit commun, Monsieur David maintient qu’aujourd’hui il n’y a toujours pas de réparation intégrale pour ce type de victimes.

Ces propos sur le cas spécifique de la FIE sont complétés par Monsieur Emmanuel Pino lequel présente de manière détaillée les préjudices indemnisables. Il est précisé que c’est bien la caisse qui viendra indemniser la victime et engagera ensuite un recours contre l’employeur, ceci afin de garantir la solvabilité à l’égard de la victime. La caisse garde donc un rôle important dans cette procédure. Monsieur Pino souligne l’importante masse de contentieux impliquant la caisse avec de plus en plus d’employeurs cherchant à faire obstacle à ses actions récursoires.

Enfin, il existe deux fonds d’indemnisation pour les victimes de l’amiante qui sont en quasi totalité financés par la branche risques professionnels. Donc en résumé, nous avons un régime hybride avec, depuis la décision du Conseil Constitutionnel, un glissement vers le droit commun qui s’opère malgré une petite résistance de la Cour de Cassation.

Ce fut ensuite au tour du professeur Stéphanie Porchy-Simon de mettre en perspective la part de l’influence du modèle de la sécurité sociale dans la mise en place de la nomenclature Dintilhac. Cette technique de nomenclature en droit français était presque totalement inconnue il y a une quinzaine d’années alors qu’elle est devenu aujourd’hui quelque chose d’absolument central. Ce focus est le résultat conjugué d’un regain d’intérêt pour la notion de préjudice et pour le dommage corporel depuis une décennie. Qu’est-ce qu’une nomenclature ? Le Vocabulaire juridique Capitant la définit comme la classification méthodique des évènements d’un ensemble et, appliquée au dommage, elle revient à ordonnancer des chefs de préjudices indemnisables suivant des critères rationnels. Cette définition repose sur une distinction assez claire entre la notion de dommage et les préjudices qui en découlent. La nomenclature n’est pas exclusive puisqu’elle a pu être utilisée dans les dommages de l’atteinte à l’environnement, cependant elle a connu son plus grand succès dans le dommage corporel sous l‘appellation de nomenclature Dintilhac, du nom du président du groupe de travail qui en a été à l’origine. Cet instrument cherche avant tout à répondre à l’attente légitime des victimes d’une meilleure lisibilité de leur préjudice. Son apport au droit de la responsabilité est unanimement salué, mais pour autant la situation de la victime ne peut pas être envisagée au regard des seuls contextes du droit de la responsabilité car une personne atteinte dans son intégrité physique ou psychique va être indemnisée par la conjonction d’un corps de règles. Ces nombreuses règles contribuent donc, de manière un peu complexe, à l’indemnisation des victimes en se complétant et parfois en s’opposant. Ceci pose la question de leur articulation notamment dans l’identification des préjudices réparables. Le professeur Porchy-Simon s’est donc intéressée à l’influence du droit de la sécurité sociale dans la mise en place progressive d’une nomenclature des postes de préjudices. Afin de mesurer cette portée exacte, le professeur a situé son analyse à deux niveaux : l’influence sur la consécration même de la nomenclature, puis sur son contenu.

Concernant le rôle du droit de la sécurité sociale d’un point de vue externe, il faut revenir aux sources et aux circonstances ayant entouré les premières réflexions qui ont mené à la nomenclature que nous connaissons aujourd’hui. La première étape institutionnelle a été le rapport du CNAV en 2003 dont la mission était de rechercher des modalités d’indemnisation des victimes plus justes et plus transparentes. La seconde étape fut le groupe de travail présidé par Jean-Pierre Dintilhac dont la lettre de mission évoque l’établissement d’une nomenclature cohérente des différents chefs de préjudice. Lors de ces deux étapes, un lien étroit avait déjà été fait entre l’élaboration d’une nomenclature et le recours des tiers-payeurs bénéficiant d’une clarification de ses règles. Ce besoin s’est ressenti car,  dominée par le pouvoir souverain des juges du fonds, l’évaluation du dommage corporel n’était encadrée par aucun outil commun dans la phase d’identification des postes et laissait la place à des reconnaissances hétéroclites de postes de préjudice, ce qui était au principe d’égalité entre victimes. Par ailleurs, la notion très controversée d’incapacité permanente partielle (IPP) était source de difficulté au regard notamment de la mise en œuvre des recours des tiers-payeurs. C’est donc dans un souci d’une meilleure adéquation des postes de préjudices réparables au regard des catégories mises en jeu dans le cadre du recours que la nécessité d’une nomenclature a été conçue.

Bien que ce soit l’angle envisagé pour ce colloque, il ne faut pas oublier que d’autres raisons encore plus fondamentales sont à l’origine de la nomenclature. Pour n’en citer que quelques unes, l’harmonisation des pratiques de tous les acteurs de la réparation ou la volonté de rationalisation de celle-ci. Un motif déterminant donc mais non exclusif dans la consécration, l’existence du recours des organismes sociaux a surtout été la cause, cette fois absolument décisive, de l’effectivité de la nomenclature.

A l’heure actuelle, cette nomenclature n’a pas encore été rendue obligatoire par un texte normatif, même si depuis 2014 l’idée d’en imposer l’application par voie règlementaire est réapparue. La réforme de notre droit de la responsabilité civile devrait être l’occasion de concrétiser ce souhait. Technique incontournable aujourd’hui en pratique de la liquidation des préjudices corporels, la nomenclature n’a pas eu un succès immédiat. L’utilisation concrète de la nomenclature est demeurée extrêmement marginale jusqu’en début 2007. Le facteur déclenchant fut la réforme des règles gouvernant le recours des tiers-payeurs issue de la loi du 21 décembre 2006. Les acteurs de la réparation corporelle avaient besoin d’un outil, ils ont alors saisi celui qui était à leur portée. Seules sont restées à l’écart de ce mouvement, du moins temporairement, les juridictions administratives.

Le Conseil d’Etat, à travers son avis Lagier du 4 juin 2007 a fait le choix d’une autre nomenclature, mais depuis 2013, il a autorisé l’utilisation par les juges de la nomenclature Dintilhac. Sous cette réserve, le rayonnement de la nomenclature Dintilhac a donc clairement été impulsé par la réforme de 2006 sans laquelle sa normativité aurait été beaucoup plus lente à s’affirmer. Les règles du droit de la sécurité sociale ont donc très fortement pesé sur l’affirmation de la nomenclature tant dans son édiction que dans son effectivité.

Mais cette influence s’étend-elle plus loin et a-t-elle un rôle sur le contenu même de la nomenclature ? Pour répondre, il faut distinguer plusieurs éléments. Nous pouvons voir dans la structuration de la nomenclature une adéquation et une influence du droit de la sécurité sociale. Ce constat doit cependant être relativisé car le contenu de certains postes révèle une autonomie méthodologique de la nomenclature. L’étude de sa structure démontre que celle-ci porte une empreinte des règles du droit de la sécurité sociale, ce qui n’est pas vraiment surprenant puisqu’un des objectifs majeurs de l’édiction de cet outil était de permettre le fonctionnement du recours des tiers-payeurs. Cette influence se retrouve dans les deux grandes articulations de la nomenclature, la distinction des préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux d’une part et celle des préjudices temporaires et permanents d’autre part. Concernant la première, cette distinction est au cœur des ambitions de la nomenclature Dintilhac, puisque son but premier était de redonner une juste qualification aux préjudices de la victime directe.

Aujourd’hui, ces deux groupes de postes, patrimoniaux et extrapatrimoniaux, sont nettement opposés, avec un recours autorisé sans conditions spécifiques sur les postes patrimoniaux alors qu’il est en revanche subordonné à de strictes exigences lorsqu’il s’exerce sur les postes extrapatrimoniaux. La Chambre sociale de la Cour de Cassation a quasiment neutralisé cette opposition dans sa jurisprudence en autorisant l’imputation de la rente AT sur le déficit fonctionnel permanent (DFP).

Cependant, le Conseil d’Etat a lui exclu tout recours sur le déficit fonctionnel et les projets de réforme de la responsabilité civile vont tous dans ce sens en proposant d’exclure sans exception tout recours sur les préjudices extrapatrimoniaux.

Une seconde distinction entre les préjudices temporaires et permanents s’organise autour de la notion médico-légale de consolidation. Cette distinction est discutable ou du moins pas entièrement sanctuarisée dans une pure logique de droit civil selon professeur Porchy-Simon. Elle n’est d’ailleurs pas totalement appliquée par la nomenclature qui l’exclut dans le cas des victimes indirectes et en a admis les limites en consacrant un poste hors consolidation, le préjudice lié aux pathologies évolutives.

Le professeur Porchy-Simon a proposé une autre articulation qui serait conçue autour du jugement ou de la transaction, cette solution éviterait notamment l’obligation complexe et souvent source de difficulté pratique, de devoir liquider les postes dits futurs en deux temps. Or ce n’est pas du tout cette logique civiliste qui a été retenue dans la nomenclature, mais celle du droit de la sécurité sociale. La consolidation y est la charnière autour de laquelle s’organise l’indemnisation des victimes. Il aurait été possible de s’émanciper de ce modèle, mais cela aurait posé des difficultés techniques lors de l’imputation du recours des tiers-payeurs. Donc si l’architecture de la nomenclature a été conçue en prenant en partie en compte le droit de la sécurité sociale, son contenu toutefois s’en émancipe assez fondamentalement.

Deux exemples ont permis de démontrer cette affirmation. Le premier réside dans l’abandon total en droit commun des concepts d’ITT et d’IPP issus du droit de la sécurité sociale et dont la transposition en droit commun a été la source de beaucoup de confusions et controverses dans la réparation des dommages corporels. Ces notions essentielles en droit de la sécurité sociale sont aujourd’hui entièrement abandonnées en droit commun. Cette émancipation avait inquiété certains au regard des conséquences financières que cette évolution pouvait engendrer c’est-à-dire de faire échapper la part physiologique de l’incapacité au recours du tiers-payeur. Mais c’était sans compter sur la Cour de Cassation qui par sa jurisprudence a décidé de laisser les choses en l’état. Toutefois cette solution contestable de la Cour ne remet pas en cause les intentions des auteurs de la nomenclature lesquels, par la consécration de la notion de déficit fonctionnel, ont marqué cette volonté de rupture avec les catégories du droit de la sécurité sociale.

Enfin, nous pouvons observer cette émancipation à travers la manière même dont a été conçue la notion de poste de préjudice qui vise en effet à appréhender chaque facette du dommage à travers des catégories spécifiques. Cette conception apparaît en décalage complet par rapport au droit de la sécurité sociale qui raisonne davantage par type de prestations au contenu hybride. Dès les travaux Dintilhac, des représentants de la CNAV avaient souligné les difficultés engendrées par cette émancipation. Selon eux, l’imputation des prestations sociales sur les postes conçus de manière indépendante de la logique du droit de la sécurité allait soulever de nombreux problèmes. Cette prédiction s’est en partie réalisée et explique pour une large part l’impossibilité de mettre en place une table de concordance entre les prestations versées et les postes de la nomenclature, tâche rendue quasi impossible par la différence totale de logique entre la conception de l’indemnisation.

Cependant, il ne faut pas regretter cette émancipation, car la nomenclature a été un instrument de clarification du contenu du dommage et de contrôle plus effectif de la réparation intégrale par les juges. De plus, elle est le vecteur du droit d’égalité mais également un mécanisme d’harmonisation des pratiques juridictionnelles et transactionnelles. Elle marque donc que la réparation du dommage corporel n’obéit pas seulement à une logique de sécurité sociale, elle est avant tout au service du droit des victimes et il faut s’en féliciter.

L’intégralité de ce colloque fera l’objet d’un article publié en janvier 2019 dans une revue spécialisée par l’organisateur de ce séminaire, le professeur Jonas Knetsch.

Commentaire :

Dans le prolongement de ce colloque, deux arrêts récents méritent d’être évoqués compte tenu de leurs conséquences sur le sujet discuté.

Le premier a été rendu quelques jours après le colloque, par la Chambre sociale de la Cour de Cassation, il traite du lien de subordination entre un livreur à vélo et une société « plateforme », ici en l’occurrence, Take Eat Easy A LIRE ICI. Ce livreur, déclaré comme auto-entrepreneur, souhaitait voir son contrat de prestations de services requalifié en contrat de travail et a pour cela saisi la juridiction prud’homale.

Dans cet arrêt n°1737 du 28 novembre 2018, la Cour casse et annule la décision de la Cour d’appel pour violation de l’article L.8221-6 II du code du travail pour n’avoir pas retenu la qualification en contrat de travail du coursier en question. La Cour relève différents éléments justifiant, selon elle, la requalification, notamment le pouvoir de sanction de la société à l’égard du coursier ainsi que des systèmes permettant à la société de connaitre avec précision les déplacements du coursier. Pour la Cour de cassation, l’arrêt d’appel n’a pas « tiré les conséquences légales de ses constatations dont il résultait l’existence d’un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation caractérisant un lien de subordination« . Cette décision est lourde de conséquences puisqu’elle est susceptible de remettre en cause le statut de l’ensemble des travailleurs de ces plateformes. En qualifiant cette relation en contrat de travail, la Cour induit qu’ils bénéficient du régime des salariés, et apporte une modification majeure dans la prise en charge des dommages corporels.

Un second arrêt a retenu notre attention, il s’agit cette fois de la Cour d’Appel de Paris, qui a eu à connaitre d’un litige entre la société Uber et un de ses chauffeurs VTC A LIRE ICI. Ce dernier, après que la société a cessé de faire appel à ses services, s’est porté devant le Conseil des prud’hommes afin de contester la nature du contrat le liant à la société, selon lui, il s’agissait d’un contrat de travail. Ainsi en tant que salarié, il prétendait devoir bénéficier de dommages et intérêts pour rupture abusive du contrat de travail. Pour le Conseil des prud’hommes, le contrat étant de nature commerciale, il est incompétent en la matière. Dans un arrêt en date du 10 janvier 2019, la Cour d’Appel estime, au contraire, qu’un lien de subordination existe entre le chauffeur et la plateforme Uber, que celui-ci est entièrement dépendant de la société et conclut donc en reconnaissant le contrat de travail unissant les parties. Cet arrêt est doublement intéressant, concernant la décision elle-même mais également car il nous offre une explication détaillée du raisonnement suivi par la Cour. Nous pouvons y retrouver l’importance du pouvoir de sanction dont dispose la société Uber envers ses chauffeurs, un point qui avait retenu l’attention de la Cour de Cassation dans l’arrêt mentionné au début de notre exposé. Pour la Cour d’Appel, le chauffeur n’étant pas indépendant mais bien subordonné à la plateforme, doit être considéré comme un salarié. Dès le lendemain et ce, assez logiquement aux vues du potentiel impact de la solution retenue, la société Uber a déclaré souhaiter porter l’affaire devant la Cour de Cassation.

Il faudra suivre de près l’évolution de la situation, notamment si d’autres décisions venaient à confirmer cette position des juges. Dans cette hypothèse, les plateformes numériques devront gérer la question de la prise en charge du dommage corporel d’un salarié et tout ce que cela entraine. Il sera alors intéressant d’observer comment les plateformes réagiront face à ce bouleversement.