Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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COMPTE-RENDU DU SÉMINAIRE DE RECHERCHE « QUELLE PRISE EN CHARGE DES DOMMAGES CORPORELS AU 21ÈME SIÈCLE ? », M. Baume, 1 ère partie

COMPTE-RENDU DU SÉMINAIRE DE RECHERCHE « QUELLE PRISE EN CHARGE DES DOMMAGES CORPORELS AU 21ÈME SIÈCLE ? »
Recherches sur l’articulation entre droit de la responsabilité, Sécurité sociale et assurance privée
Première partie,
Marine BAUME, doctorante à l’Université de Haute-Alsace, membre du CERDACC

 

Le 27 novembre s’est déroulé à l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne, un séminaire de recherche proposé par le CERCRID en partenariat avec l’EN3S. Des experts se sont réunis afin d’apporter des éléments de réponse à la prise en charge du dommage corporel au XXIème siècle.

Ce colloque s’est ouvert avec l’exposé introductif sur la coexistence de modèles publics et privés dans le système français délivré par son organisateur, le professeur Jonas Knetsch.

Il était important pour le professeur Knetsch de commencer cette journée par un panorama sur ce qui existe et sur les évolutions contemporaines du droit du dommage corporel. Il lui est apparu que la maîtrise du droit du dommage corporel est relativement difficile. Il faut être fin connaisseur à la fois du droit de la responsabilité civile et administrative, du droit des assurances privées, du droit de la sécurité sociale, du droit du travail pour la prise en charge des accidents du travail et maladies professionnels, du droit de la santé pour les dommages médicaux. La maîtrise de l’ensemble du système est quasiment impossible en raison de la multiplicité de données très différentes. Il y a heureusement des spécialistes en France qui maîtrisent le tout, et le professeur Knetsch se dit très heureux de la présence de l’auteur de la bible du droit des dommages corporels, Madame le professeur Stéphanie Porchy-Simon, qui a réussi avec Madame Yvonne Lambert-Faivre, à écrire un ouvrage sur l’ensemble des facettes du droit du dommage corporel. Mais il n’en demeure pas moins que la maîtrise du droit du dommage corporel est difficile parce que chacun de ces différents domaines juridiques se caractérisent par une terminologie et des principes différents, presque une philosophie différente. Et c’est cela qui rend la matière aussi difficile et intéressante.

L’objectif de la journée est à la fois de réfléchir à la coexistence de ces différents systèmes de prise en charge de dommages corporels mais également à l’articulation de ces différents modèles, car c’est cela qui va causer beaucoup de difficultés dans la pratique, mais également de réfléchir aux influences réciproques entre les différents modèles. Est-ce que le droit de la responsabilité est influencé par le droit de la protection sociale ? Est-ce que le droit de la protection sociale est influencé par le droit de la responsabilité ?

Un rapide tour d’horizon de ces différents modèles de prise en charge s’impose. Le titre de ce séminaire combine la terminologie à la fois de la responsabilité civile et du droit de la protection sociale. « Prise en charge du dommage corporel », le mot dommage corporel, l’expression, renvoie immédiatement au droit de la responsabilité, parce que le mot dommage lui, est inconnu finalement du monde de la protection sociale. La protection sociale parle plutôt de maladie, d’invalidité, de risque social mais pas tant de dommage corporel, donc évidemment il y a tout d’abord le droit de la responsabilité. Celui-ci permet à la victime d’un dommage causé par un tiers d’obtenir des dommages et intérêts en compensation de son dommage. De l’autre coté, il y a la « prise en charge », qui n’est pas vraiment une expression qui renvoie à la responsabilité civile mais plutôt à la protection sociale. Nous utilisons l’expression « prise en charge » également dans la responsabilité, mais nous voyons là peut-être déjà une certaine influence du droit de la protection sociale. Quelle différence avec la responsabilité ? La protection sociale ne s’intéresse absolument pas aux causes du dommage corporel, nous pourrions considérer que la protection sociale met en œuvre un système final. Nous nous intéressons aux besoins plutôt qu’aux causes.

A coté de ces deux modèles principaux, qui constituent le cœur de la prise en charge des dommages corporels dans notre système, il y a pour chacun d’eux des figures juridiques qui les accompagnent. Le droit de la responsabilité aujourd’hui ne se conçoit plus sans la couverture par une assurance de responsabilité civile (RC) qui s’est généralisée en droit français de manière assez phénoménale depuis les quarante, cinquante dernières années. Aujourd’hui les particuliers mais aussi les acteurs économiques sont couverts quasi systématiquement par une assurance RC. Celle-ci aura pour objet de relever le responsable de son devoir de réparer le dommage. De la même manière, la sécurité sociale est flanquée par l’assurance maladie complémentaire qui va fournir à l’assuré social une prise en charge complémentaire. Il faudrait encore ajouter les assurances de personnes, que chacun est libre de souscrire. Enfin, les fonds d’indemnisation complèteront ce panorama, puisqu’ils vont combler les lacunes laissées par l’ensemble des modèles cités.

L’idée de cette matinée est de réfléchir à la part respective du public et du privé. Dans un premier temps, il faudrait se demander ce que signifie exactement ici public et privé. En effet, des mécanismes comme les caisses d’assurance maladie ou les complémentaires santé apparaissent comme hybrides. Le droit de la sécurité sociale paraît être l’exemple le plus parlant de cette nature hybride. Quand nous regardons de plus près la relation qui existe entre un assuré et son assureur ou entre un assuré social et sa caisse d’assurance maladie, nous observons des différences fondamentales. Le poids du droit public qui est beaucoup plus important en droit de la protection sociale car la caisse d’assurance maladie ne peut pas refuser d’affilier un assuré. L’incidence de l’autorité publique est nettement plus forte dans certains modèles plutôt que d’en d’autres.

Des glissements se sont opérés dans les quinze à vingt dernières années entre les sphères publique et privée, entre ces domaines où l’influence du droit public était forte. A chaque fois que l’autorité publique exerce une influence sur un modèle, cette incidence là mérite d’être justifiée car il faut qu’il y ait une légitimité démocratique, parlementaire qui doit être mise en avant, mais il y a aussi un problème d’applicabilité et d’application du droit public. Ne faudrait-il pas dans ce cas là appliquer tout le droit public ? Par exemple au niveau des finances publiques, à partir du moment où un fonds d’indemnisation est créé, est-ce qu’il ne faudrait pas aussi appliquer les règles de droit public ? Un premier temps de réflexion sur le système de protection sociale aurait pu être intitulé « la privatisation du système de protection sociale », cependant, le mot privatisation, dans le contexte français surtout, est connoté politiquement et négativement. Il sera donc préférable de parler de l’essor de la dimension privée du système de protection sociale.

Deux mouvements assez caractéristiques et révélateurs de ces glissements doivent être mentionnés. En premier lieu, il s’agit de l’essor de l’assurance maladie complémentaire. La  prise en charge par les caisses d’assurance maladie n’est pas intégrale. Il y a un reste à charge qui ne s’explique pas que par la situation budgétaire de l’assurance maladie mais qui a été instituée dans le but de responsabiliser les assurés dans leurs sollicitations du système français. La plupart du temps ce reste à charge sera pris en charge par un deuxième étage d’assurance maladie privée. Ce deuxième étage s’est généralisé récemment, avec notamment depuis 2016, l’obligation pour les entreprises de faire bénéficier leurs salariés d’une couverture complémentaire santé. Nous observons, dans ce domaine privé qui s’ajoute à la prise en charge publique par les caisses d’assurance maladie, une espèce de reflux du droit public. A partir du moment où l’assurance maladie complémentaire est généralisée, le législateur a mis en place un encadrement assez rigoureux de ces assurances que doivent proposer les entreprises. Cet encadrement s’exerce du côté de l’assuré social car il ne peut pas se soustraire à cette assurance complémentaire la plupart du temps, mais également du coté des entreprises, car le code de la sécurité sociale prévoit que ces polices doivent proposer une couverture minimale. Nous sommes donc bien loin de la liberté contractuelle qui devrait caractériser le droit des assurances privées. Nous assistons alors ici à un brouillage des frontières public/privé, avec un premier étage « public » et  un deuxième étage qualifié de « privé » mais très encadré par le législateur depuis 2016.

Après ce premier constat, une deuxième illustration de cet essor de la dimension privée peut être donnée. Certains risques sociaux classiques sont parallèlement pris en charge par des acteurs privés et non plus par les acteurs classiques. Tout d’abord, le risque « accident du travail/maladie professionnelle », risque classique depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, est pris en charge par les caisses d’assurance maladie et non plus par les acteurs privés. Ce risque social fait l’objet d’une législation spécifique, tout en étant bien intégré au sein du modèle public. Mais des nouvelles formes de travail, « rebelles », ont fait apparaître des problèmes pour le système classique. Pensons à ces livreurs Delivroo/Ubereat, comment faire pour les protéger alors qu’ils ne sont pas salariés ? Le législateur est venu à leur secours avec la loi « Travail » du 8 aout 2016 qui institue l’obligation pour les plateformes numériques soit de prendre en charge la cotisation de l’assurance volontaire AT/MP, soit de souscrire un contrat collectif auprès d’un assureur privé (art L.7342-2 Code du travail). Donc ici encore, glissement vers la sphère privée avec un encadrement législatif relativement fort, ce qui paraît assez intéressant sur le plan de la politique et la cohérence de la politique en matière de risques sociaux.

Nous pouvons nous demander si le poids du droit privé n’est pas également plus important pour d’autres risques sociaux ? Si nous nous intéressons au risque maladie/invalidité, nous pouvons essayer de rapprocher le développement, au cours des vingt dernières années, des polices d’assurance de type « garantie contre les accidents de la vie » et ce risque social. Le professeur Jonas Knetsch s’est demandé si ces polices d’assurance n’étaient pas constitutives d’une espèce de sécurité sociale bis ? Prenons pour exemple une publicité concernant les accidents résultant des activités « vie privée/loisirs » qui pose la question de qui prend en charge quoi. Cette commercialisation essaye d’instituer une sorte de couverture bis qui dans la conscience collective se substitue à l’assurance maladie et ce de façon plus avantageuse. Est-ce que nous ne sortons pas d’une logique de protection sociale pour aller vers le développement d’une « sécurité sociale bis » pour les dommages accidentels,  vers une présence systématique d’un assureur privé en cas de dommages corporels ?

Dans un second temps, il semble que nous avons un mouvement entre privé et public également dans la sphère de la responsabilité, ce qui peut être doublement illustré.

La première illustration est fournie par les fonds d’indemnisation qui constituent une intervention directe. Leur objectif est de combler les lacunes du droit de la responsabilité qui peuvent faire surface à la suite de catastrophes collectives et plus précisément en cas de catastrophes collectives sanitaires. Une première catégorie semble exister pour gérer les suites d’une catastrophe de type amiante (FIVA), sang contaminé, Médiator et Dépakine (ONIAM). Nous assistons à une multiplication de dispositifs créés pour faciliter la prise en charge des victimes de ce type d’évènements. La stratégie du législateur est claire ici : il faut canaliser le contentieux et éviter que l’ensemble des personnes saisisse les tribunaux, mais il faut aussi pacifier les relations sociales, réagir à la pression de l’opinion publique. Il s’agit d’une intervention directe. Nous pourrons nous demander d’ailleurs pourquoi certaines victimes ne bénéficient pas de fonds et quels sont les facteurs qui entrent en compte ici ?

Il existe aussi une deuxième catégorie, qui elle, complète durablement le droit de la RC indépendamment de catastrophes sanitaires bien délimitées. Il s’agit des obstacles à l’indemnisation par la responsabilité civile, par exemple l’insolvabilité du responsable, défaut d’assurance ou encore un responsable non identifié (cf. : FGAO, FGTI). Il y a substitution à la RC quand elle n’est pas possible et ne peut pas fonctionner.

Pour illustrer cette fois une intervention indirecte, il importe d’évoquer la régulation de l’assurance RC. Pouvons-nous parler d’un droit public de la responsabilité et des assurances privées ? Prenons pour exemple celui de l’assurance de RC médicale. Celle–ci a connu une crise dans les années 2000, la plupart des assureurs s’étant retirés du marché ne subsistaient plus que des couvertures à des prix très élevés. L’assurance RC médicale était considérée comme un secteur peu rentable exposé de surcroît  à la durée de la garantie dans le temps. De plus, en raison des nombreuses spécialités médicales, le marché a été segmenté ce qui a réduit considérablement la base de la mutualité. Ainsi, certains professionnels de santé ne pouvaient plus se permettre une assurance professionnelle, ce qui a posé un réel problème de santé publique. Le législateur a du réagir à cette crise et l’a fait premièrement en atténuant le risque de responsabilité par la soustraction de certains risques du domaine de la responsabilité pour les transférer vers des fonds d’indemnisation (infections nosocomiales transférées à l’ONIAM ; loi « anti-Perruche » glissement vers la protection sociale des indemnités). L’exemple le plus emblématique de ce glissement est la création du FAPDS géré par la Caisse centrale de réassurance qui prend le relai de l’assureur privé au-delà du plafond de garantie ou encore lorsque la durée de garantie est dépassée. Donc de nouveau, un transfert de ce qui relevait de l’assurance RC vers un fonds. Enfin, une dernière mesure illustre clairement le besoin des autorités publiques d’influencer le libre jeu du droit de la responsabilité et des assurances : la mise en place d’une aide annuelle à la souscription d’une assurance RC pour les professionnels de santé (article D.185-1 C. sécurité sociale).

Pour conclure, il n’est désormais plus possible de séparer clairement le privé et le public dans le système de prise en charge du dommage corporel. Il y a dans l’ensemble des dispositifs, une part de public et une part de privé.

La matinée s’est poursuivie avec une table ronde, modérée par Madame Rolande Ruellan, présidente de chambre honoraire à la Cour des comptes, et réunissant des acteurs privés et publics. Madame Ruellan a rappelé qu’à l’origine se trouve la protection sociale et que tout le reste, finalement, ne vient que se greffer dessus. L’importance de la jurisprudence de la Cour de cassation est soulignée. Madame Ruellan estime que la Cour a eu tendance à protéger le droit des accidents du travail pour faire en sorte qu’il ne soit pas entièrement entraîné vers une couverture plus complète des préjudices, elle s’interroge sur cette intervention de la Cour. La protection sociale étant « l’alpha » et « l’oméga » pour la modératrice, la parole est donnée à Monsieur Bailly, représentant de la CNAM.

Monsieur Laurent Bailly, veut se focaliser sur un sujet prospectif concernant la prise en charge des travailleurs des plateformes, qui permet d’évoquer les différents sujets du risque professionnel et de voir si leur prise en charge est annonciatrice d’un glissement vers le privé. La Direction des risques professionnels a travaillé cette année sur cette nouvelle forme de travail appelée « la zone grise » par les médias et sur les modalités éventuelles de sa prise en charge. Il s’agit du bon moment pour traiter ce sujet puisqu’un projet de loi mobilité a été présenté au Conseil des ministres la veille de ce séminaire. Il ne serait pas étonnant de voir refaire surface un amendement sur un projet de charte des relations entre les travailleurs et les plateformes. Un tel amendement avait déjà été inséré dans la loi sur l’avenir professionnel en juin dernier, mais avait été retoqué par le Conseil constitutionnel. Nous sommes réellement dans une période charnière sur ce mode de travail et tout est à construire.

Qu’est ce qui est observé aujourd’hui et comment est analysé ce mode de travail au niveau des risques professionnels ? D’un point de vue juridique, en France, pour la CNAM il n’y a aucune ambiguïté, il ne s’agit pas d’un contrat de travail ni de travail salarié. Monsieur Bailly rappelle que des décisions ont été rendues dans ce sens concernant des tentatives de requalification. Pour la jurisprudence, il s’agit clairement d’une relation entre deux personnes morales (entreprise et auto-entreprise), donc aucun lien de subordination justifiant l’obligation de couverture assurantielle n’est établi.

En allant, au delà de l’analyse juridique, et en se positionnant dans la réalité des faits, nous nous retrouvons dans des systèmes qui, pour l’intervenant, ressemblent aux principes qui présidaient aux contrats de louage de service au début du XIXe siècle, qui mettaient sur un pied d’égalité les rapports entre patron et ouvrier. Or c’est un peu cela qui se cache derrière la relation entre ces plateformes et les travailleurs, mais la situation est plus compliquée que celles entre deux personnes totalement indépendantes. Ainsi, les auto-entrepreneurs ont des obligations imposées par les plateformes. Des sanctions existent comme des interdictions temporaires d’accès à la plateforme. Il y également des récompenses et des primes d’efficacité. Il y a dans la réalité une certaine dépendance, voire entière au moins économiquement. Ainsi, nous sommes face à un rapport un peu particulier avec une égalité des forces qui n’est pas totale. Tout ceci donne un modèle hybride entre le droit classique du travail et le véritable travail indépendant tel qu’il est entendu aujourd’hui.

Ce modèle évolue ces derniers temps, il s’industrialise, il y a tout un commerce pour les véhicules spécifiques pour ces plateformes, il y a même de la sous-traitance plus ou moins légale qui a été observée. Aussi, toute une sphère qui se crée autours de ce travail des plateformes. Cependant, ces dernières restent très fragiles et celles qu’a pu rencontrer Monsieur Bailly ont très peur d’une requalification de contrat. Le débat est ouvert et il y a eu récemment une jurisprudence espagnole qui a requalifié un contrat « Deliveroo »  en contrat de travail. De plus, c’est un modèle pour les plateformes qu’il faut réussir à rendre socialement acceptable. Les plateformes ont conscience d’être à la merci d’un scandale médiatique qui pourrait ternir leur image de marque. Tous ces éléments font que les plateformes font très attention à la couverture sociale de leurs travailleurs et proposent des contrats d’assurance collectifs à leurs coursiers.  Il a pu être constaté des différences notables entre ces contrats ce qui amène la CNAM à s’interroger sur la diversité de contrats qui naissent sur le territoire mais également sur une forme de prise en charge très limitée sur les AT. Monsieur Bailly se demande si cela est normal pour un dommage qui est intervenu lors d’une course pour un travail. En conclusion, Monsieur Bailly affirme que nous sommes bien sur le statut d’indépendant, donc tant que les choses ne sont pas tranchées, la branche risque professionnel n’a pas de place dans la prise en charge de ces travailleurs. Par contre, il pourrait exister un débat sur cette assurance volontaire proposée qui n’est peut-être pas adaptée aux plateformes. Il faut se préparer au jour où sera tranchée la question sur cette zone grise, car le modèle de charte proposé (dans la loi dite « avenir professionnel »), qui repose sur une base volontaire pour organiser les relations entre les plateformes et les travailleurs avait comme corollaire que la requalification par le juge soit impossible. Monsieur Bailly s’interroge sur l’émergence ce modèle de charte, malgré son rejet par le Conseil constitutionnel. Si oui, quelle sera la place faite à ce risque professionnel différent ? Pour la CNAM, les choses sont claires, il ne s’agit pas d’un contrat de travail traditionnel avec un lien de subordination qui fonde l’ADN de la branche « risque professionnel ». Monsieur Bailly termine son intervention en observant que seul l’avenir pourra nous dire, en fonction de la qualification des contrats et de l’éventuel corpus juridique se créant autour, si la branche « risque professionnel » a ou non un rôle à jouer sur ce sujet.

La table ronde a ensuite été l’occasion pour deux intervenantes de la Fédération Française des Assurances (FFA), d’éclairer l’audience sur deux thèmes centraux de la prise en charge du dommage corporel par la sphère « privée ». Madame Anne-Marie Papeix s’est exprimée sur le système hybride de la prise en charge des dommages corporels pour les accidents médicaux. Elle a souhaité rebondir sur les propos du professeur Knetsch concernant la crise dans les années 2000 de la responsabilité médicale car certains ingrédients de cette crise sont toujours présents aujourd’hui. L’actualité récente pourrait avoir de fortes répercussions sur ce système.

Il faut tout d’abord parler de la nature même, de la spécificité du risque médicale, puisque celui-ci est effectivement un risque à long terme. Aussi, en tant qu’assureur, la FFA a pris en compte cette spécificité, de nombreux rapports la mentionnent et un chiffre est parlant ici, l’écart significatif entre l’année de déclaration et l’année où a eu lieu l’acte médical en question est de cinq ans en moyenne. Il est important de garder cela à l’esprit en matière de risque médical pour comprendre que c’est un risque long. Ainsi, pour les gynécologues obstétriciens, l’assureur doit couvrir le risque médical pendant dix ans après la cessation d’activité. De plus, Madame Papeix qualifie ce risque de volatil et soumis à une forte pression médiatique sociétale, notamment en ce moment avec les nombreux scandales sanitaires en la matière. La segmentation du marché persiste aujourd’hui encore. Pour l’intervenante, il s’agit de « l’ADN du risque médical », il est tout simplement impossible de demander la même prime à un gynécologue et à un médecin généraliste. Cependant, ce marché, comptant de nouveaux acteurs et donc devenu assez compétitif, a réussi à trouver son équilibre. Pour Madame Papeix, un des éléments clés de cet équilibre a été les deux lois promulguées en 2002, la loi du 4 mars et la loi « About » du 30 décembre. L’ensemble des acteurs de la réparation des dommages corporels médicaux et le législateur ont reconstruit un dispositif original et emblématique de ce système hybride qui est l’ONIAM. L’Office en est aujourd’hui à quinze ans d’existence et a été salué par l’ensemble des parties prenantes y compris les associations de victimes. Néanmoins, cette longévité a subi un revers à cause d’un rapport de la Cour des comptes paru en 2017. Ce dernier pointait du doigt des défaillances, notamment dans la gouvernance et la gestion budgétaire et comptable de l’Office. Madame Papeix parle d’un « séisme » pour l’indemnisation des dommages corporels des accidents médicaux. Aujourd’hui, il y a une nouvelle gouvernance au sein de l’ONIAM, ce qui cause de sérieuses répercussions. L’ONIAM a un objectif de redressement financier et budgétaire, pour ce faire, il a été décidé de recourir à des règles de comptabilité publique pures et à l’émission de titres exécutoires. Madame Papeix, regrette que les assureurs n’aient pas été inclus dans cette décision prise par l’ONIAM et le ministère et l’absence de concertation dans la mise en place de ce mécanisme. Les assureurs ont du découvrir ce nouveau monde, inconnu, qui s’éloigne alors de l’originalité du dispositif créé en 2002 et ont du faire face « à une machine » dont ils ne mesurent pas encore la portée. La FFA a fait part de ces inquiétudes à l’ONIAM, notamment la crainte d’une industrialisation du process d’émission de titres exécutoires par l’Office. Un exemple concret a permis d’illustrer l’appréhension des assureurs face à cette utilisation de la comptabilité publique par l’Office. Madame Papeix présente le cas où l’assureur choisit de ne pas proposer une offre à une victime. Ceci est possible puisque l’avis rendu par la CCI n’est pas contraignant et l’assureur est dans son droit de contester la responsabilité civile. Dans un tel cas, l’ONIAM peut se substituer à l’assureur et faire une offre d’indemnisation à la victime puis effectuer un recours subrogatoire contre l’assureur. Or maintenant, avec l’émission de titres exécutoires, la situation de l’assureur devient compliquée. L’articulation de ces procédures issues de la comptabilité publique avec celles de la responsabilité civile n’est pas encore bien définie dans sa mise en œuvre. En effet, Madame Papeix, explique qu’une fois un tel titre émis, avec une lettre de relance, nous sommes en phase de recouvrement forcé, avec à terme la saisie sur les comptes de l’assureur directement. Ainsi, aujourd’hui, subsistent de nombreuses interrogations, notamment concernant l’opposition de l’assureur contre l’émission de ces titres par l’ONIAM devant le juge administratif. La FFA est en ce moment même en cours de contentieux avec l’ONIAM afin de discuter des principes même de l’émission de tels titres. Une ordonnance du tribunal administratif de Montreuil a récemment reconnu le caractère suspensif d’une telle opposition d’un assureur. « Nous ne sommes donc plus dans la même philosophie qu’auparavant, où étaient appréciées avant tout les responsabilités, afin de pacifier les relations entre les professionnels et les patients tout en responsabilisant les professionnels de la santé » constate Madame Papeix. Mais la FFA est prête à participer au changement pour que tout se passe le mieux, bien que des doutes persistent sur le bien fondé des règles de comptabilité publique comme solution. Madame Papeix conclut en déplorant la situation actuelle car le marché, qui reste fragile, avait réussi à être consolidé et attend un potentiel avis du Conseil d’état, qui elle l’espère, répondra à certains de ces bouleversements.

Madame Elisabeth Le Cheualier présente la prise en charge du dommage corporel dans le cadre des accidents de la circulation. En 2017, il y a 42 millions d’assurés automobiles en France avec des primes représentant 20 milliards d’euros. Un peu plus de 7 millions de sinistres ont été déclarés, avec une part d’indemnisation représentant environ 15 milliards d’euros. Sur cent sinistres déclarés, il y a uniquement trois sinistres qui sont des sinistres avec dommages corporels. Sur l’ensemble des sinistres corporels, moins de 2% entrainent une victime corporelle grave (9000 cas par an). En ce qui concerne l’évolution du coût du corporel, Madame Le Cheualier constate une augmentation constante qui, pour les assureurs, pose la question du financement.

Après ces éléments chiffrés, Madame Le Cheualier a centré son propos sur la part « public/privé » dans l’indemnisation du dommage corporel en accidents automobiles. Une victime d’un tel accident, est avant tout un assuré social pour lequel un certain nombre d’organismes sociaux va prendre en charge diverses prestations. L’assureur lui, lorsqu’il intervient, procède à la réparation intégrale et indemnise sans limite de garantie. Ici, il y a donc bien une articulation entre ce qui sera versé par le régime général et par l’assureur, qui dans son indemnisation, prendra en compte ce qui a été avancé par certains organismes sociaux à la victime. Ce système d’indemnisation entre l’assureur, la victime et les tiers-payeurs a connu une importante réforme avec la loi du 21 décembre 2006. Avant, il faut le rappeler, les chefs de préjudice étaient bien moins nombreux et il y avait une globalisation des postes de préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux. Avec le partage de responsabilité engendré par cette globalisation, l’indemnisation au bénéfice de la victime était moins importante. La réforme a bouleversé l’imputation et les recours des tiers-payeurs poste par poste, a permis la disparition de l’assiette globale. La victime est devenue prioritaire quand le recours des organismes sociaux a été limité aux seules prestations effectivement versées. Ainsi en 2006, les assureurs ont adopté la nomenclature Dintilhac car avec l’obligation de recours poste par poste il fallait bien une nomenclature à suivre. Au final, la réforme a donc précipité l’adoption de la nomenclature par les assureurs. Madame Le Cheualier constate que malgré ces bouleversements, la dette de l’assureur n’a pas variée avec toujours ce même principe de neutralité de l’assureur. Ce qui varie est la répartition entre ce qu’il va régler à la victime et ce qu’il va régler au tiers-payeur. Cependant cette réforme a fait apparaître de nombreuses questions Pour exemple, s’agissant des enjeux du recours des tiers-payeurs, à savoir qu’est-ce qui est réglé par l’assureur et qu’est-ce qui est réglé par le tiers-payeurs, en y regardant de plus près, il ne s’agit que de transfert de fonds. Madame Le Cheualier s’interroge sur le maintien de ces transferts ? Est-ce que l’assureur qui est débiteur d’une dette de responsabilité ne serait-il pas légitime in fine à se substituer même à l’organisme social et à faire de la réparation intégrale ? Cette idée avait déjà été avancée en 2008 par les assureurs dans un Livre blanc sur l’indemnisation du dommage corporel. Or une des propositions formulées à l’époque permettait de simplifier le recours des tiers-payeurs en le supprimant. Cette proposition n’a cependant pas été reprise dans l’actualisation du Livre blanc en 2018 car les assureurs ont estimé qu’elle allait à l’encontre du principe de neutralité de la dette. Ils ont préféré axer le Livre blanc davantage sur d’autres propositions indiquant qu’ils sont payeurs certes, mais pas uniquement. Ils expérimentent et font des propositions à leurs assurés qu’ils indemnisent, pour plus aller dans le sens de l’accompagnement et mettre en avant une autre facette du rôle des assureurs.

La discussion s’oriente vers le dispositif spécifique de réparation qu’est le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI). Madame Nathalie Faussat, directrice du fonds, pose deux questions : est-ce que le FGTI s’inscrit dans un régime de responsabilité civile ? Et est-ce que le FGTI emprunte au public ou au privé ? Pour y répondre, il faut commencer par regarder les textes, or c’est le code des assurances qui donne un des seuls éléments permettant de qualifier cette structure. L’article L422-1 dispose en effet que le fonds est doté de la personnalité civile. Ensuite, concernant son financement, il prend la forme d’une sorte d’impôt puisqu’il s’agit d’un prélèvement obligatoire sur tous les contrats d’assurance de dommage de biens. Ainsi, son assiette n’a absolument aucun lien avec le « risque » pris en charge par le fonds ou le type de dommage qu’il a à indemniser. Madame Faussat remarque que malgré l’expression d’un « droit des fonds », chaque fonds est différent et le FGTI possède une originalité, qui pour la comprendre nécessite un petit retour historique à savoir la vague d’attentats dans les années quatre-vingt. A à l’époque, les victimes peuvent saisir la CIVI. Cette commission est alors sous le régime de la loi de 1977, c’est à dire qu’elle permet une réparation plafonnée sous conditions de ressources, subsidiaire et selon la gravité des dommages. Ce système est rapidement apparu comme insuffisant pour les victimes de terrorisme, c’est pourquoi l’Etat a mis en place un régime transitoire. Celui-ci n’étant pas satisfaisant, une réforme était nécessaire. Or l’Etat ne pouvant pas faire « vite et bien », il a été fait le choix d’un modèle purement assurantiel. Madame Faussat note que ceci s’explique également par l’influence de la  grande loi Badinter d’indemnisation en 1985. Ainsi, la loi créant le fonds en 1986 s’inspire fortement à la fois de cette loi et du mode de fonctionnement du fonds de garantie automobile. Cette influence se ressent dans la structuration même du FGTI, puisqu’au début, seuls des assureurs et représentants des victimes étaient présents au CA. Il faudra attendre un décret de 1989 pour que l’Etat fasse son entrée dans le fonds.

Après nous avoir exposé les conditions dans lesquelles le FGTI a été créé, Madame Faussat expose la perception du fonds par les victimes. Il apparaît que les victimes de terrorisme pensent que le fonds est un assureur ou une émanation des assureurs ou encore un service public de l’Etat mais sans confondre le fonds avec la sécurité sociale. Cependant, des liens existent bien avec la sécurité sociale, puisque la jurisprudence dit que le FGTI indemnise au nom de la solidarité nationale. En revanche, le FGTI, lui n’est pas tenu d’une dette de responsabilité et ne rembourse donc pas les organismes sociaux, malgré les demandes en ce sens qui n’ont pas abouti pour le moment.

Madame Faussat apporte un dernier élément sur la question de la qualification juridique publique ou privée. Depuis un décret de 2017, il est clairement dit que le FGTI a une comptabilité qui est celle des sociétés d’assurance, les règles et procédures de la comptabilité publique ne s’appliquent donc pas. Par conséquent, dans ses recours subrogatoires, le fonds ne peut pas émettre de titres exécutoires. Madame Faussat rappelle par ailleurs que l’indemnisation par le FGTI ne fait pas obstacle, en l’état du droit, à une recherche indemnitaire complémentaire par les victimes elles-mêmes. Madame Faussat constate une récente émergence de contentieux contre l’Etat, qui démontre que malgré l’existence de ce système d’indemnisation, les victimes restent en recherche d’un responsable.

La fin de cette matinée est consacrée à la présentation de modèles alternatifs de prise en charge du dommage corporel grâce à trois allocutions.

Monsieur Francis Kessler, maître de conférences à l’université Paris I Panthéon- Sorbonne, exposent les spécificités d’un régime local d’assurance maladie, celui présent en Alsace-Moselle, puis détaille le système utilisé en Suisse. En premier lieu, un modèle qui n’est pas étranger même si son origine historique elle, est bien étrangère. En effet, dans les trois départements de la Moselle, du Haut Rhin et du Bas Rhin, a fonctionné, entre 1883 et 1945, le droit allemand de l’assurance maladie. Puis en 1945, le régime général a été mis en place alors que le régime local préexistant était beaucoup plus généreux que ce régime général nouveau. Il a donc été fait le choix de garder un régime spécial, reposant d’abord sur des bases juridiques extrêmement floues. Ce n’est qu’en 1991, que ce régime complémentaire a en quelque sorte été légalisé et officiellement reconnu. Concrètement, il s’agit d’un régime légal, complémentaire et territorial. Son originalité réside essentiellement dans sa fonction vis à vis des retraités et sa solidarité avec eux contrairement au régime général. Concernant les prestations, le régime général occupe toujours la plus grande place, avec à côté ce régime local et enfin le régime complémentaire privé. Monsieur Kessler relève une importante particularité, ici les employeurs ne cotisent pas au régime. De plus, lorsque nous nous intéressons à sa construction financière, nous observons une originalité puisque la complémentaire santé ne peut pas être en déficit. Le législateur a en effet prévu un fonds de réserve auquel une partie des cotisations est affectée. Ce mécanisme se définit comme un système d’alerte basé sur un montant seuil permettant la modulation des cotisations. Ce sont donc les représentants des caisses eux-mêmes qui maitrisent le taux de cotisation et non l’Etat.

Pour une seconde illustration, Monsieur Kessler s’intéresse au régime suisse qu’il décrit comme une assurance privée avec cahier des charges. En droit suisse, il existe une assurance maladie obligatoire pour les résidents, donc tout le monde a une assurance maladie. Il est à noter que cette assurance est financée uniquement par les résidents, l’employeur n’intervient à aucun moment. Les opérateurs sont privés d’où le terme d’assurance privée. Et si différents opérateurs existent pour des prestations identiques, celles-ci sont définies au niveau fédéral et fixées par la loi, justifiant l’idée de cahier des charges. Ce format privé de l’assurance maladie semble toujours convenir puisqu’en 2014, une caisse d’assurance publique a été tout simplement rejetée par la population. Un élément peut quand même faire écho à notre système français, le référencement des opérateurs. Cependant, si en France, cela ne concerne que certains assureurs, en Suisse, tout assureur doit être référencé. A contrario, un principe qui nous rapproche plus du monde de l’assurance privée est le fait que l’assuré dispose de choix. Lorsqu’un résident s’assure, il peut opter soit pour une assurance ordinaire, soit pour une assurance avec franchise à options ou encore préférer l’assurance à choix limité. Il y a donc une mécanique tarifaire différente de notre système français d’assurance maladie. Bien que le système suisse soit conçu avec des opérateurs privés uniquement, une part de public existe dans le cadre de la prise en charge des assurés pauvres. Ce sont les cantons qui interviennent avec une aide sociale et participent au financement de l’assurance privée obligatoire. Pour terminer cette présentation, Monsieur Kessler considère ce régime peu généreux en s’appuyant sur l’absence de prise en charge des traitements dentaires. Pour cela il faut une complémentaire privée, facultative, qui peut être une complémentaire d’entreprise. Monsieur Kessler conclut à un mécanisme de délégation à des opérateurs privés avec un cahier des charges engendrant une articulation différente de la complémentaire santé.

Monsieur Martin Zwickel, professeur à l’Université d’Erlangen-Nuremberg, nous a éclairé sur les modalités du système d’assurance maladie allemand, qu’il qualifie de dualiste. Le système allemand de responsabilité du dommage corporel part du principe d’une séparation matérielle, celui-ci impose une distinction nette entre la question du fondement de la responsabilité et la question de l’étendue de la réparation. Il y a donc d’un coté la responsabilité et de l’autre la prise en charge du dommage par l’assureur. Cependant, Monsieur Zwickel remarque la rupture de ce principe dans plusieurs aspects, d’une part la question de la responsabilité est superposée par un système d’indemnisation politique du dommage corporel, d’autre part le droit des assurances maladie a une influence directe sur le système de la responsabilité civile. En cas de dommage corporel, plusieurs voies permettent à la victime d’obtenir une indemnisation, premièrement la victime peut demander directement à l’auteur du dommage de l’indemniser, elle peut également demander la prise en charge de ses frais médicaux à son assurance maladie, qui pourra ensuite intenter un recours subrogatoire contre l’auteur du dommage. La règle applicable au recours de l’assurance est déterminée selon la situation de la victime, selon qu’elle est affiliée à l’assurance maladie publique, privée ou que ses frais médicaux sont pris en charge par l’Etat comme c’est le cas pour les fonctionnaires. Dans la pratique le recours n’est que rarement traité au cas par cas le plus souvent s’applique des accords de partage du dommage conclus entre les assureurs RC et les assurances maladie. Ainsi le système allemand de responsabilité pour dommage corporel se transforme d’un examen individuel de la RC de l’auteur du dommage vers un système de départage du dommage entre différents acteurs. Aujourd’hui, le risque du dommage corporel est donc en grande partie socialisé.

Dans une deuxième partie, Monsieur Zwickel démontre ce caractère dualiste du système allemand expliqué par l’influence directe du système d’assurance maladie sur le droit de la responsabilité civile. Selon le code civil allemand, le créancier peut demander le montant nécessaire pour couvrir les soins médicaux, on s’attendrait à ce que ce montant ne dépende pas de l’assurance maladie, mais tel n’est pas le cas. Selon une jurisprudence constante de la Cour fédérale de justice lorsque la victime est assurée à l’assurance maladie publique sont couverts uniquement les coûts qui sont pris en charge par cette mutuelle publique, si au contraire la victime est affiliée à une assurance privée, elle peut demander à l’auteur du dommage le remboursement des frais de traitement par un médecin privé. Il y a donc une interdépendance de la sphère de l’assurance avec la sphère de la RC.

Cette distinction entre droit public et droit privé se retrouve également à l’intérieur du système allemand d’assurance maladie. Celui-ci part du principe d’assurance obligatoire pour tous les citoyens mais le système est divisé en deux parties, il est composé d’une combinaison d’assurance maladie publique et d’assurances maladie privées. L’assurance maladie publique trouve son origine dans une loi du 4 juin 1883, aujourd’hui elle est régie par le livre 5 du code de santé publique. Cette assurance publique n’est pas organisée par l’Etat mais par 110 caisses d’assurance maladie. Le principe qui la régit est celui de la compensation sociale ou de la solidarité. L’histoire des assurances maladie privées est encore plus ancienne, déjà en 1843, la première assurance privée fut fondée. En plus de ces deux systèmes, il y a un système particulier pour les fonctionnaires car l’Etat leur verse des allocations en cas de maladie, en raison de cette aide financière directe, les fonctionnaires allemands sont forcés de souscrire à une assurance maladie privée.

Après ce panorama des différents systèmes existants, Monsieur Zwickel s’intéresse à leurs parts de marché et l’évolution constatée. Ainsi, si au début l’assurance maladie publique ne comptait que très peu d’assurés, la grande majorité de la population (90%) y est aujourd’hui affiliée. Au regard des dommages corporels les assurances publiques et privées ne coopèrent pas puisqu’elles évoluent chacune dans leur propre secteur. Cette séparation est causée par le fait qu’en principe un particulier ne peut pas choisir son type d’assurance. L’assurance maladie publique est conçue comme l’assurance obligatoire pour les employés et travailleurs, et c’est seulement en dépassant un certain seuil de revenus annuels que l’assuré peut obtenir l’affiliation à une assurance privée. De plus, certains groupes, comme les fonctionnaires ou les travailleurs indépendants, sont de facto exclus de l’assurance publique. Il n’y a donc aucune compétition entre l’assurance publique et l’assurance privée. Monsieur Zwickel observe  une conséquence directe des failles dont souffre l’assurance publique, le risque de dommage corporel est de plus en plus pris en charge par des assurances privées complémentaires.

Au final, comme le souligne Monsieur Zwickel, le système allemand est assez compliqué en raison de son dualisme. Il n’est donc pas étonnant de voir régulièrement surgir des propositions de réformes. L’idée la plus complète reste celle de l’abolition du système dualiste avec un transfert des assurés privés dans une assurance santé citoyenne. Cependant, l’insertion de l’assurance privée dans l’assurance publique est difficilement justifiable au regard de la Constitution allemande. Son article 12 protège l’activité économique et les compagnies d’assurance privées, une assurance santé citoyenne devrait alors laisser une marge de manœuvre aux compagnies privées.

Pour répondre à la réflexion engagée par cette matinée, Monsieur Zwickel apporte comme conclusion qu’en droit allemand les deux systèmes coexistent et fonctionnent de manière indépendante, avec une récente tendance à la privatisation due à l’expansion des complémentaires privées.

Pour le dernier exposé de la matinée Monsieur Vincent Rivollier, maître de conférences à l’Université  Savoie Mont Blanc, présente le modèle néo-zélandais, qui est très éloigné du nôtre à la fois géographiquement et dans son fonctionnement. Celui-ci est très intéressant à étudier dans le cadre de cette journée car il propose une approche radicalement opposée de la prise en charge du dommage corporel d’origine accidentelle. Jusque dans les années soixante-dix, l’indemnisation du dommage corporel relevait essentiellement de la responsabilité civile, mais le contentieux généré a été considéré comme trop important et engendrait une indemnisation trop tardive. Aussi, la Nouvelle-Zélande a-t-elle fait le choix d’un modèle public de socialisation des risques accidentels. L’indemnisation du dommage corporel n’a alors plus relevé de la responsabilité civile, ni de l’assurance maladie, mais d’un organisme unique dénommé l’Accident Compensation Corporation (ACC). Cette entité publique connaît un succès extraordinaire, ainsi ce sont quatre néo-zélandais sur dix qui sont couverts par l’ACC chaque année et Monsieur Rivollier précise que ce chiffre n’est pas dû à un taux élevé d’accidents mais plutôt de la très large définition de l’accident. Celui-ci est défini comme l’application d’une force ou d’une résistance extérieure sur le corps humain. Ce modèle public a connu des contestations et des remises en cause qui ont toutefois toujours échouées. Afin de mieux comprendre cette réussite, Monsieur Rivollier a premièrement exposé les cinq principes fondant ce système, la « community responsability » qui veut que ce soit à la communauté d’assumer la charge des risques accidentels. Ensuite, il y a « comprehensive entitlement », le système ne discrimine pas et chaque victime doit être traitée de la même façon. Le principe de « complete rehabilitation » signifie que le but du système est la réinsertion sociale et la réadaptation physique de la victime. Dans ce système, il n’y a pas de réparation intégrale, mais une réparation dite réelle d’après le quatrième principe. Enfin, il y a une structure unique permettant une efficience administrative. Il est à noter que toute action en responsabilité civile est écartée du fait de l’existence de l’ACC. La victime n’a pas le choix, elle doit demander à être couverte par l’ACC et ne peut pas agir contre l’auteur du dommage. La figure du contrat social peut être utilisée pour illustrer ce modèle, les victimes renoncent à l’action contre l’auteur, l’ACC n’a pas de recours subrogatoire et en contre partie, l’indemnisation est socialisée. Par conséquent, l’auteur du dommage ne paye rien, ce qui peut amener la question du financement de l’ACC. Un mécanisme autour de cinq pôles a été mis en place, ainsi chaque victime dépend d’un « account » financé par différents acteurs. Deux exemples permettent une meilleure compréhension, le « motor vehicule account » est financé grâce aux cotisations et prélèvements sur les véhicules et les carburants ; le « work account » est quant à lui alimenté par les cotisations patronales. Monsieur Rivollier précise que l’ « account » auquel est rattaché la victime n’influe en aucun cas les prestations reçues, celles-ci étant par ailleurs fixées par la loi.

Après cette présentation générale du système, Monsieur Rivollier a souhaité présenter les limites qu’il connaît sur trois aspects. La tentative, échouée, de privatisation doit être commentée. L’ACC est très politique et lors d’un changement de gouvernement en 1998, il a été proposé de privatiser le compte accidents du travail. Deux critiques principales existaient concernant d’une part les cotisations patronales jugées trop élevées, d’autre part, était dénoncé le manque d’incitation à la prévention chez les employeurs. Cette privatisation partielle a été très brève puisqu’après être entrée en vigueur à la fin de l’année 2000, elle a été abrogée l’année suivante. Seule a persisté la possibilité pour les employeurs importants de s’auto-assurer.

Dans un deuxième point, il paraît important d’explorer la part de l’assurance privée en Nouvelle-Zélande. L’accident est couvert par l’ACC mais ce n’est pas le cas de la maladie. De nombreux questionnements d’ordre causaliste prennent place afin de distinguer ce qui est considéré comme un accident ou une maladie, afin de déterminer ce qui sera pris en charge par l’ACC et ce qui devra être couvert par une assurance privée. Enfin, Monsieur Rivollier termine en constatant que l’ACC fonctionne largement sur une logique privée notamment depuis 1992. Un premier élément qui traduit cette logique est ce que Monsieur Rivollier a appelé la temporalité du financement. Depuis 1999, il y a eu un retour à l’ancien système, où l’ACC provisionne les sommes pour couvrir toutes les dépenses de l’année. Cela a conduit à faire de l’ACC une réelle puissance financière, avec d’importantes réserves qui lui permettent de fonctionner presque comme un fonds d’investissement. Un second élément, plus récent, apparu depuis 2011, dénommé « experience rating », fait dépendre le montant des cotisations de la survenue d’accidents. Auparavant les cotisations étaient fixées de façon objective, or cette nouvelle méthode confirme la tendance à une privatisation dans le mode de fonctionnement de ce système public.

La salle a été très surprise de constater qu’au final la responsabilité civile n’a aucune place dans la prise en charge du dommage corporel accidentel dans le système Néo-Zélandais. Monsieur Rivollier a précisé qu’en parallèle de ce système, la Nouvelle-Zélande a fortement durci sa répression pénale, ce qui rééquilibre un peu le fait que l’auteur du dommage accidentel n’ait pas à indemniser la victime prise en charge par l’ACC. De plus, Monsieur Rivollier rappelle qu’il n’y a que cinq millions d’habitants en Nouvelle-Zélande, ce qui a permis de mettre en perspective le fonctionnement d’un tel système dans ce contexte et d’émettre des doutes sur son bien fondé dans un pays comme la France. Enfin, le Professeur Porchy-Simon, a clos cette matinée en affirmant que la question réelle n’est pas celle de savoir si nous devrions transposer tel ou tel système en France, mais bien celle du maintien du principe de la réparation intégrale. Devons-nous y rester fidèles au XXIème siècle ?