ACCIDENT DE LA CIRCULATION DANS UN LOGEMENT DE FONCTION DE LA GENDARMERIE DE COLMAR, M.F. Steinlé-Feuerbach

Marie-France STEINLE-FEUERBACH

Professeur émérite en Droit privé et Sciences criminelles à l’Université de Haute-Alsace

Directeur honoraire du CERDACC (UR 3992)

 

Observations sous :

Cass. civ. 2e, 3 avril 2025, n° 23-19.534, F-B

 

En privilégiant l’application de la loi du 10 juillet 1985 aux conséquences de la communication d’un incendie dû au débordement du réservoir d’une moto immobilisée dans un garage, la deuxième chambre civile marque, une fois de plus, son hostilité au deuxième alinéa de l’article 1242 du code civil (anciennement article 1384), disposition dérogatoire au droit commun de la responsabilité du fait des choses.

 

Mots clés :

Accident de la circulation – assurances – chaudière   communication d’incendie   flaque d’essence – implication – logement de fonction – motocyclette – stationnement

 

Le 8 mai 2004, M [G], gendarme bénéficiant d’un logement de service hors caserne loué auprès d’un bailleur privé par la gendarmerie de Colmar, procédait au remplissage du réservoir de sa motocyclette dans le garage de ce logement, à proximité de la chaudière à gaz. Un trop plein d’essence s’est alors répandu sur le sol y créant une flaque. Celle-ci s’est enflammée lors de la mise de la mise en route de la chaudière, les flammes détruisant la moto, puis, l’incendie se propageant rapidement à l’intégralité de la maison.

La prise en charge du sinistre a alors suivi son parcours assuranciel. La SA MAAF, assureur habitation du propriétaire, après avoir indemnisé ce dernier, a été, de même que celui-ci, déclaré irrecevable en son action dirigée contre l’État français. Ils ont alors tous deux saisi le tribunal de grande instance de Paris lequel a retenu la responsabilité contractuelle de l’État en qualité de locataire et a condamné l’Agent judiciaire de l’État (AJE) à verser 164 596,89 euros à la MAAF ainsi que 5 303,01 euros au propriétaire, outre les intérêts légaux.

Ce jugement ayant été exécuté à la satisfaction du propriétaire et de son assureur, c’est au tour de l’AJE de chercher à se faire rembourser par une action subrogatoire dirigée contre le gendarme imprudent et son assureur responsabilité civile, la SA ACM IARD, sur le fondement de la responsabilité extra-contractuelle.

Le 26 avril 2021, le tribunal judiciaire de Strasbourg avait écarté l’application de la loi du 5 juillet 1985, dite loi Badinter, en considérant que c’était l’action conjuguée de la chaudière et de la flaque d’essence qui avait abouti à l’incendie et non pas une étincelle provenant de la moto. Le tribunal a donc fait droit à la demande de l’AJE sur le fondement de l’article 1242 alinéa 2 du code civil en retenant la faute du gendarme.

La SA Assurances du Crédit mutuel IARD, dont le contrat responsabilité civile conclu avec M. [G] exclut les accidents de la circulation, a interjeté appel de ce jugement en répliquant que seule la loi du 5 juillet 1985 doit trouver application dès lors qu’il y a eu accident de la circulation, en ce sens que la moto de M. [G] est intervenue dans le processus ayant amené à l’incendie. La cour d’appel de Colmar, dans un arrêt rendu le 2 juin 2023, confirme le jugement du tribunal judiciaire de Strasbourg.

Le pourvoi introduit par la société Assurances du Crédit mutuel IARD donne à la seconde chambre civile de la Cour de cassation, l’occasion de rendre un arrêt de cassation avec renvoi fort remarqué quant à l’implication de la moto dans l’incendie au sens de l’article 1er de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985.

Cet arrêt aura également les honneurs de la Grand chambre lors du colloque « La loi Badinter, 40 ans après » qui s’y est tenu le 30 juin 2025. Participant à la 1ère Table ronde sur les articles 1à 6, Vincent Riuné, conseiller référendaire à la deuxième chambre civile, cite l’arrêt en estimant que cette solution qui rejoint le domaine de l’assurance obligatoire peut être vue également comme visant à restreindre le champ d’application de l’article 1242 alinéa 2 du code civil et les strictes conditions d’application de la responsabilité du fait de la communication d’incendie, dont la suppression a déjà été demandée par la Cour de cassation dans plusieurs rapports annuels.

Nous ne pouvons qu’adhérer à cette opinion car, au-delà de ce cas d’espèce, la Cour de cassation ne manque pas une occasion d’exclure l’application du deuxième alinéa de l’article 1384 du code civil (renuméroté 1242). Il convient ici de souligner la créativité de la Cour de cassation (I) en réaction à l’immobilisme du législateur (II).

 

I.- La créativité de la Cour de cassation

C’est au visa de l’article 1er de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 que l’arrêt du 3 avril 2025 casse la décision de la cour d’appel de Colmar, renvoie les parties devant la cour d’appel de Metz et condamne l’AJE aux dépens. Après avoir affirmé sans surprise qu’« Au sens de ce texte, un véhicule terrestre à moteur est impliqué dans un accident de la circulation dès lors qu’il a joué un rôle quelconque dans sa réalisation», il restait à la deuxième chambre civile de la Cour de cassation à préciser ce rôle. Alors que la cour de Colmar, pragmatique, considère que l’incendie a pris naissance dans la flaque d’essence présente sur le sol, la Cour de cassation remonte le temps et, par là même, la chaîne causale, affirmant que « l’incendie était survenu du fait de la flaque d’essence qui s’était répandue sur le sol depuis les tuyaux de trop-plein de la motocyclette lors du remplissage de son réservoir » pour décider de l’implication du véhicule. Les commentaires de cet arrêt n’ont pas manqué de se multiplier, avec notamment, dans l’ordre de parution : Tilche (M.), « Loi Badinter et incendie – Implication extensive » : BTL 22 avril 2025, p. 235 ; Andreu (L.), « Loi Badinter : implication d’une motocyclette dans un incendie » : L’Essentiel Droit des assurances mai 2025 p. 4 ; Hocquet-Berg (S.), « Appréciation de l’implication d’un véhicule à l’origine d’un incendie » : RCA mai 2025, p. 15 ; Landel (J.), « Rôle joué par un véhicule dans la réalisation d’un incendie », RGDA juin 2025, p. 20 ; Rias (N.), « Une illustration originale de l’application de la loi du 5 juillet 1985 sur les accidents de la circulation » : JCP G 30 juin 2025, act. 817 ; Ehrenfeld (M.), « Une moto ayant joué un rôle dans la réalisation d’un incendie est impliqué au sens de la loi du 10 juillet 1985 » : Gaz. Pal. 1er juill. 2025, p. 57 ; Jacquemin (Z.), « Accident de la circulation dans un garage » : Gaz. Pal. 16 sept. 2025, p. 8.

L’extension de la notion d’implication à des véhicules à l’arrêt n’est guère une nouveauté (Cf. Desfougères (E.), « Les incertitudes en matière civile après vingt ans de jurisprudences sur le champ d’application de la loi du 5 juillet 1985 » : JAC n° 65/Juin 2006 ). Plus particulièrement en cas d’incendie, par trois arrêts du 22 novembre 1995, la Cour de cassation avait posé pour principe que le stationnement d’une automobile sur la voie publique est un fait de circulation au sens de l’article 1er de la loi du 5 juillet 1985 (Civ. 2e, 22 nov. 1995 (n° 94-10.046, 94-10.046, 93-21.221, 94-10.054) : D. 1996 p. 163, note Jourdain (P.); JCP G 1996. II. 22656, note Mouly (J.). Il est à noter que le pourvoi n° 94-10.046 figure parmi les précédents cités par la Cour de cassation en complément de son arrêt du 3 avril 2025.

Plus largement, depuis un arrêt du 26 juin 2003 (n° 00-22.250), également cité parmi les précédents, à propos de l’incendie d’un cyclomoteur dans un hall d’immeuble, la Cour de cassation déclare que le véhicule était en stationnement dans un lieu impropre à cette destination, a contrario elle admet que la loi du 5 juillet 1985 s’appliquerait dans un lieu qui n’est pas impropre au stationnement (Groutel (H.), « A propos de la loi du 5 juillet 1985 : des décisions diversement appréciables » :  RCA sept. 2003 p. 4 ; RTDciv. 2003 p. 720, obs. Jourdain (P.) ; RGDA 2003 p. 721 obs. Landel (J.). Il en ainsi de l’incendie d’un véhicule stationné dans un sous-sol à usage privatif d’une résidence (Civ. 2e, 18 mars 2004, n° 02-15.190 : RCA juin 2004 p. 18, obs. Groutel (H.), ou pour un véhicule stationné depuis plusieurs heures sur un parking, la cause exacte du sinistre n’ayant pas pu être déterminée avec certitude (Civ. 2e, 8 janv. 2009, n° 08-10.074 : LPA 18 juin 2009, p. 11, note Ondo (A. L.). Il en a encore été de même pour celui provoqué par une explosion gazeuse inflammable qui s’était déclaré dans le garage d’un pavillon où était garée une tondeuse à gazon auto-portée dont le réservoir fuyait (Civ. 2e, 22 mai 2014, n° 13-10.561 : RGDA sept. 2014, note Landel (J.) ; Gaz. Pal. 10 août 2014, note Ehrenfeld (M.)). La deuxième chambre a encore affirmé que, dès lors que l’incendie s’était propagé à des véhicules stationnant dans un parking en sous-sol puis s’était propagé dans l’immeuble, ceux-ci étaient impliqués pour avoir participé à la réalisation du dommage (Civ. 2e, 3 mars 2016, n° 14-24.965, 15-11.118, 15-15.127).

C’est donc dans le prolongement de cette longue lignée que s’inscrit l’arrêt du 3 avril 2025 tout en y ajoutant une certaine élasticité chronologique et causale puisque l’embrasement de la flaque d’essence laissée par le conducteur imprudent est intervenu après l’allumage de la chaudière sans lequel l’incendie ne se serait pas déclenché, élasticité qui n’est pas à l’abri de critiques. Dans son commentaire, qui ne manque pas de sel, Marie Tilche interroge, « La moto, la flaque et la chaudière… Ce n’est pas une fable de La Fontaine mais un arrêt très important rendu récemment par le 2e chambre de la Cour de cassation qui, ne désarmant pas, étend encore la loi Badinter. Au-delà du raisonnable ? », pour en déduire qu’« En allant de ce train, l’on va finir par juger que le débordement lors du dépotage d’une citerne, provoquant l’inondation des locaux du destinataire ou du voisin, relève de la loi de 1985 ».

De manière plus classique, Nicolas Rias démonte le raisonnement tenu dans cette affaire par la Cour de cassation : « Dans les faits ayant donné lieu à l’arrêt commenté, c’est un élément étranger à la motocyclette qui en constitue le paramètre déterminant, à savoir une chaudière à gaz, laquelle, s’activant par l’effet du thermostat, a provoqué la combustion du carburant répandu sur le sol et, au final, l’embrasement de l’habitation. » Allant encore plus loin, il estime que l’incendie ne peut être qualifié d’accident de la circulation : « puisque la cause première de l’incendie est en l’espèce l’activation de la chaudière à gaz, laquelle est sans lien avec la circulation d’un véhicule terrestre à moteur. Cette cause première ne devrait-elle pas raisonnablement conduire à exclure la qualification d’accident de la circulation ? » pour conclure que « Finalement, si l’application de la loi du 5 juillet 1985 décidée par la Cour de cassation peut paraitre étonnante, c’est sans doute moins en raison de l’approche extensive de l’implication du véhicule sur laquelle elle repose, qu’en raison de l’approche, non moins extensive, de la notion d’accident de la circulation qu’elle révèle. »

Nous ne pouvons qu’approuver cette approche en précisant qu’elle n’est pas celle de tous les commentateurs, ce qui permet de présager d’intéressantes discussions. Au-delà, se pose dans la présente affaire la question de savoir si cette interprétation extensive de la notion d’implication confinant à l’absurde pour simplement faire barrage à l’alinéa 2 de l’article 1242 du code civil en valait vraiment la chandelle.

 

II.- L’immobilisme du législateur

Aux termes de l’article 1384 (1242) alinéa 2 du Code civil « celui qui détient, à un titre quelconque tout ou partie de l’immeuble ou des biens immobiliers dans lesquels un incendie a pris naissance ne sera responsable, vis-à-vis des tiers, des dommages causés par cet incendie que s’il est prouvé qu’il doit être attribué à sa faute ou à la faute des personnes dont il doit répondre ». Dans l’hypothèse d’une propagation d’incendie la responsabilité de celui qui détient tout ou partie de l’immeuble ou du meuble dans lequel l’incendie a pris naissance n’est donc engagée à l’égard des tiers qu’en cas de faute prouvée. Il s’agit incontestablement d’une exception au droit commun de la responsabilité du fait des choses défavorable à la victime qui devra prouver une faute du détenteur de la chose dans laquelle l’incendie a pris naissance.

Reprenons le cas de la moto du gendarme, il apparaît à l’évidence que l’incendie a pris naissance dans la flaque d’essence et s’est propagé via la motocyclette mais n’a pas « pris naissance » dans le véhicule, donc point de loi de 85.

En réalité, la question juridique qui se posait en ce qui concerne l’article 1242 alinéa 2 était celle du gardien de la flaque d’essence, lequel était selon toute vraisemblance le gendarme. Pour engager sa responsabilité il fallait démontrer une faute ce qui ne posait guère de difficulté. Michel Ehrenfeld, tout en approuvant la solution de l’arrêt, admet que « Certes, la faute de M. G. exigée par ce texte était apparemment rapportée, la manipulation d’essence et son épandage sur le sol à proximité d’une chaudière en étant l’illustration ». Donc, il n’existait aucune difficulté à engager la responsabilité extra-contractuelle du gendarme si celui-ci est considéré comme gardien de la flaque qui se trouve être le foyer de l’incendie. L’argument selon lequel la clause d’exclusion des dommages causés par les véhicules terrestres à moteur contenue dans le contrat multirisque habitation est la raison pour laquelle « le débat s’est orienté sur le responsabilité de M. G., pris cette fois en tant que gardien de la moto, et de la nécessité d’examiner alors si son véhicule était  impliqué dans un accident de la circulation » suppose que le foyer de l’incendie était la moto, il ne tient pas si on considère qu’il s’agit de la flaque d’essence.

Il nous semble, à l’instar du conseiller référendaire Vincent Riuné, que cet arrêt reflète la volonté de la Cour de cassation de limiter autant que faire se peut le champ d’application de l’article 1242 alinéa 2. Outre une jurisprudence inventive mais « sinusoïdale » pour contourner cette disposition ( Jourdain (P.), obs. ss. Civ. 2e, 16 janv. et 13 févr. 1991 : RTD civ. 1991 p. 343 ; Steinlé-Feuerbach (M.-F), « L’article 1384 alinéa 2 du code civil : une disposition conforme au principe d’égalité ? » : JAC n°105/Juin 2010 ), elle a effectué plusieurs tentatives de révision à l’occasion de ses Rapports annuels. Il en été régulièrement ainsi à partir de 1991 jusqu’à ce qu’elle se lasse en 2003, pour ensuite demander son abrogation en 2005. Le législateur n’a guère été sensible aux appels à réformer venant de la Cour de cassation (Steinlé-Feuerbach (M.-F), « Communication d’incendie : le droit spécial s’impose toujours » : JAC n°185/Mars 2019  ; Szames (S.), « L’abrogation de l’article 1384, alinéa 2 du Code civil : une nécessité aujourd’hui impérieuse » : LPA 27 mars 2002, p. 6).

De nouveaux développements de cette jurisprudence pourraient bien engendrer une charge financière très lourde pour le secteur de l’assurance responsabilité civile automobile ainsi que l’envisage Pierrick Maimone à partir de décisions rendues par des juges du fond bordelais ayant retenu l’application de la loi de 1985 pour des feux de forêt survenus en Gironde en 2022 (Maimone (P.), « Loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 et catastrophes climatiques : des liaisons dangereuses » : RCA nov. 2024, étude 9, spéc. note 5).

Qu’il nous soit permis, en ce numéro anniversaire du JAC, de signaler que c’est en 1993, année de notre détachement au département Carrières Juridiques de Colmar, qu’est paru notre article « De l’opportunité de la suppression de l’alinéa 2 de l’article 1384 du Code civil » (Feuerbach-Steinlé (M.-F.) : JCP N 1993, I, 38). Nous faisons le vœu que cette disposition, introduite par la loi du 7 novembre 1922 sous la pression du lobby des assureurs en réaction à l’arrêt dit « des résines » (Civ. 16 nov. 1920 : DP, 1920, 1, 169, note Savatier) et qui n’a actuellement plus de sens en raison de la généralisation des garanties en dommages aux biens en assurance de responsabilité, soit abrogée avant la fin de notre éméritat.