BATAILLE NAVALE AUTOUR DE LA CLAUSE : « PAY TO BE PAID », M-F. Steinlé-Feuerbach
Marie-France STEINLE-FEUERBACH
Professeur émérite en Droit privé et Sciences criminelles à l’Université de Haute-Alsace
Commentaire de C. cass., civ. 1ère, 18 décembre 2024, n° 21-23.252, Rejet, F-B+R
Mots-clés : assurance maritime – assurance de responsabilité – action directe – clause attributive de compétence territoriale – clause « pay to be paid » – droit français – droit anglais – droit de l’Union européenne – Règlement Bruxelles I
Destiné à être publié au Rapport annuel de la Cour de cassation, l’arrêt de la première Chambre civile en date du 18 décembre 2024 est remarquable à plusieurs égards. D’abord, son domaine, l’assurance maritime qui n’est étudiée que par quelques spécialistes, ensuite la concurrence des compétences territoriales française et anglaise, la confrontation des droits français, anglais et de l’Union européenne, puis surtout son éviction ferme de la clause « pay to be paid » insérée dans des contrats d’assurance anglais avec pour conséquence de faire obstacle à l’action directe de la victime française d’un dommage contre l’assureur anglais du responsable.
L’arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 18 décembre 2024 (Cass., civ. 1re, 18 déc. 2024, F-B+R, n° 21-23.252 : https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000050868429) déclare incontestablement le droit français vainqueur de la bataille navale qui s’est jouée des deux côtés de la Manche entre, d’une part, la société d’assurance Amlin Insurance (Amlin) de droit anglais dont le siège est au Royaume Uni et d’autre part, le mandataire à la liquidation de la société Shema entreprises maritimes (Shema), la commune de Cannes (désigné dans l’arrêt par « localité 2 » !!!!) représentée par son maire en exercice, ainsi que la Caisse régionale d’assurances mutuelles agricoles (CRAMA) Groupama Méditerranée (Reydellet (C.), « La loi applicable à l’action directe contre l’assureur à l’épreuve de la clause anglaise de pay to be paid » : D. actu 8 janv. 2015 ; Berland (C.), « Bruxelles I rend opposable à la victime française la limitation étrangère de responsabilité du contrat » (obs. sous Cass. civ. 1ère 18 déc. 2024) : Gaz. Pal. 14 janv. 2025 p. 39 ; Delebecque (P.), « Action directe contre les P and I. Revirement bienvenu de jurisprudence : inopposabilité des clauses de juridiction et éviction de la règle pay to be paid » : DMF n° 876 1er fév. 2025, p. 114 ; Tournaire (V.), « DIP de l’assurance : pay to be paid n’est pas français » : RCA févr. 2025 comm. 40).
Précisons que les contrats d’assurance maritime, au même titre que l’assurance aérienne, sont classés dans la catégorie des « grands risques » au sens de la Directive CEE 73/239 du 24 juillet 1973, (art. L. 111-6 du code des assurances). La législation française, à l’instar de la législation de l’Union européenne marque la différence entre les risques de masse et les grands risques qui est issue des arrêts du 4 décembre 1986 de la Cour de Justice Européenne (Commission c/Allemagne, aff. 205/84 : RTDE 1987, 207) ; pour les seconds, le principe est celui du libre choix de la loi applicable au contrat (Steinlé-Feuerbach (M.-F.), « Assurances et transports aériens », in La sécurité et la sûreté des transports aériens, ss. la dir. de Xavier Latour, éd. L’Harmattan, juin 2005, pp.168-183).
Soulignons également que dans cette affaire la bataille était inégale, la France étant soutenue par Madame Sabine Corneloup, Professeur agrégé en Droit privé à l’Université Paris-Panthéon-Assas, spécialiste de Droit international privé et de Droit du commerce international, fort opportunément en détachement depuis mai 2024 comme Conseillère à la Cour de cassation en service extraordinaire, dont le rapport de 32 pages traçait avec précision et rigueur juridique le sillage de l’arrêt (Rapport à télécharger ici : https://www.courdecassation.fr/getattacheddoc/67626e47d9347f6c9aef8160/5fd689f7d8576e4f3720b6c3ec3f5a28)
La chronologie de la bataille mérite d’être retracée.
Factuellement, l’affaire a débuté le 27 juillet 2007 lorsqu’un navire de la société Shema a heurté la passerelle d’accès à l’hélistation du port de la ville de Cannes, l’ouvrage ayant été réceptionné depuis peu. En février 2010, la commune a assigné devant le tribunal de grande instance de Grasse à la fois son propre assureur dommage aux biens qui lui opposait une clause d’exclusion de garantie et la société Shema.
L’affaire, antérieure au Brexit, est ensuite jugée des deux côtés de la Manche, le droit européen y étant applicable.
Du côté anglais, afin de ne pas avoir à garantir le sinistre causé par leur assurée, les assureurs de Shema ont saisi, le 30 août 2010, la Haute Cour de Londres d’une « action en déclaration de non-responsabilité » – ce qui correspond selon nous à un refus de garantie – à l’égard de la ville de Cannes et de l’assureur de celle-ci en se fondant sur la clause « pay to be paid » stipulée dans le contrat d’assurance conclu par l’armateur Shema.
Du côté français, le 30 mars 2011, la ville de Cannes a assigné devant le tribunal de grande instance de Grasse, les assureurs anglais (Intercoastal Shipowner’s P&I B.V, Amlin Insurance Corporate N.V, le GIE Gestion assurances maritimes) afin qu’ils soient tenus de garantir la société Shema de toute condamnation à réparer le préjudice subi par la ville.
Retour en Angleterre le 7 septembre de la même année, la Haute Cour de Londres déclare les assureurs anglais « non responsables » – c’est-à-dire, selon nous, non tenus à garantir leur assuré – en vertu de leur contrat.
Quelques années plus tard en France, le tribunal de grande instance de Grasse, 19 décembre 2017, juge que la décision de la Haute Cour de Londres est inopposable à la ville de Cannes ainsi qu’à son assureur Groupama et déboute les assureurs anglais de l’exception d’incompétence des juridictions françaises qu’ils alléguaient et déclare inopposables les clauses contractuelles issues du principe anglais « pay to be paid ».
Le 24 juin 2021, la cour d’appel d’Aix-en-Provence retient la responsabilité de la société Shema et considère que Groupama doit sa garantie à la commune pour les dommages causés à la passerelle, en confirmant le jugement du tribunal de grande instance de Grasse en ce qu’il a rejeté l’exception d’incompétence soulevée par les assureurs anglais. Elle déclare recevable l’action de la commune et condamne in solidum les sociétés Groupama et Amlin à indemniser la commune de ses pertes d’exploitation d’un montant de 160 000 euros (CA Aix-en-Provence, 24 juin 2011, n° 18/15836 : Juris-Data n° 2021-010841). L’assureur anglais forme alors un pourvoi contre l’arrêt de la cour d’Aix-en-Provence.
La société Shema ayant été placée en liquidation judiciaire, la commune de Cannes ne peut plus compter que sur ses assureurs pour obtenir l’indemnisation de son préjudice d’où l’intérêt pour elle de contourner la clause « pay to be paid » afin de pouvoir exercer une action directe à leur encontre.
L’enjeu de la bataille navale était considérable.
Il s’agissait de l’inopposabilité ou de l’opposabilité de la clause anglaise « pay to be paid » à la victime française d’un dommage et l’enjeu dépassait le présent contentieux relatif à la garantie d’une simple perte d’exploitation.
Cette clause mérite quelques éclaircissements. Elle est présente dans des contrats d’assurance maritime et principalement dans ceux proposés aux armateurs par les P&I Clubs, lesquels sont des mutuelles qui garantissent à leurs membres les responsabilités liées à l’exploitation d’un navire : en vertu de cette clause, les membres doivent régler le montant des dommages causés à la victime avant de pouvoir percevoir l’indemnité prévue par le contrat d’assurance. Cette clause a pour effet de ne pas permettre l’action directe de la victime contre l’assureur du responsable lorsque celui-ci est en liquidation – ce qui est bien le cas en l’espèce. En effet, par deux arrêts en date du 14 juin 1990, la Chambre des Lords a posé pour principe que la victime ne peut exercer son action directe contre un Membre du Club en liquidation dès lors que ce dernier ne peut plus satisfaire à la clause « pay to be paid » (Cf. Fouchier (F.), « L’action directe contre les P&I clubs » : DMF n°600, 1er janv. 2000, p. 3).
En droit français en revanche, la faillite du responsable ne prive pas la victime de son action directe contre l’assureur du responsable (Pour ex. Cass. civ. 2ème 15 mai 2008 (pourvoi n° 06-19.737, F-D) : B. Rolland, « Action directe d’une victime qui n’a pas déclaré sa créance à la faillite du responsable » : JAC n° 85, juin 2008 (A LIRE ICI ) ; « Action directe contre l’assureur à défaut de déclaration de créance par la victime » : Procédures 2008, comm. 213).
Si la validité de la clause entre les co-contractants d’un contrat d’assurance de la catégorie « grands risques » ne saurait être discutée, il n’en est pas de même de son opposabilité aux tiers-victimes.
Le territoire de la bataille revêt une importance certaine.
Il s’agit, non seulement de connaître les règles assurantielles applicables, mais encore et surtout de réfuter l’autorité de chose jugée de la décision rendue par la Haute Cour de Londres en faveur de Amlin, ceci afin de rendre non opposable la fameuse clause « pay to be paid » et de permettre l’action directe de la personne sinistrée contre l’assureur du responsable. Rien d’étonnant donc à ce que la société anglaise fasse grief à l’arrêt d’appel d’avoir rejeté l’exception d’incompétence des juridictions françaises qu’elle avait soulevée en se prévalant de la clause attributive de juridiction insérée dans son contrat d’assurance. Ce sera l’objet du deuxième moyen considéré comme préalable par la Cour de cassation.
Selon la société Amlin, la clause attributive de compétence dont bénéficient les assureurs est dérogatoire aux règles prévues à l’article 11 du règlement (CE) n° 44/2001 du 22 décembre 2000 donnant à la personne lésée le choix de plusieurs options de compétence dont celle du tribunal saisi de l’action de la personne lésée contre l’assuré – ici, la cour d’appel d’Aix-en-Provence.
Sans surprise, ce moyen est estimé non fondé par la Première chambre civile qui se réfère à un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne de 2017, lequel, en réponse à une question préjudicielle émanant de la cour suprême danoise indique que l’objectif de la section 3 du chapitre II du règlement (CE) du Conseil n° 44/2001 du 22 décembre 2000, relative à la compétence en matière d’assurance, est de protéger la partie économiquement et juridiquement la plus faible, il en résulte qu’« une victime disposant d’une action directe contre l’assureur de l’auteur du dommage qu’elle a subi n’est pas liée par une clause attributive de juridiction conclue entre cet assureur et cet auteur » (CJUE, 13 juill. 2017, Assens Havn c/Navigators Management (UK) Limited, aff. C-368/16C-368/16, points 40 et 41 : D. 2017 p. 2054, obs. d’Avout (L.) et Bollée (S.) ; ibid. 2018 p. 966, obs. Clavel (S.) et Jault-Seseke (F.); RTD com. 2017 p. 741, obs. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast (A.) ; «Dommages aux installations de quai. Action directe contre l’assureur. Règlement no 44/2001. Opposabilité d’une clause attributive de juridiction (non) » : DMF 2018 n° 800, 1er mars 2018, p. 279 « Aperçu de la jurisprudence de l’Union européenne, obs. Morin (M.) ; ibid. Hors Série n° 22, 1er juin 2018, § 123, p. 92, obs. Bonassies (P.) et Delebecque (P.)).
L’exception d’incompétence fondée sur la clause attributive de juridiction incluse dans le contrat anglais est donc inopposable à la ville de Cannes et à son assureur dommage.
Plus généralement, une telle clause ne peut être opposée à une victime française d’un dommage causé par un société d’assurance anglaise, Membre d’un P&I Club.
Sa compétence affirmée, et depuis corroborée par le présent arrêt, la cour d’appel d’Aix-en-Provence avait déclaré inopposable à la ville la décision de la Haute Cour de Londres au motif que les assureurs anglais n’avaient pas informé la juridiction anglaise du recours que la ville entendait former contre eux alors qu’ils en avaient connaissance, déclaré recevable l’action de la commune et condamné les assureurs à la réparation du préjudice d’exploitation.
Dans un premier moyen, la société Amlin ne manque pas de contester à la fois l’inopposabilité de la décision anglaise au motif « que les décisions rendues dans un État membre sont reconnues dans les autres États membres, sans qu’il soit nécessaire de recourir à aucune procédure ; que cette reconnaissance est automatique sauf à ce que la décision étrangère ait été rendue en méconnaissance de l’ordre public international » en invoquant les articles 33, 35 et 36 du Règlement Bruxelles I selon lesquels les décisions rendues dans un état membre sont reconnues de plein droit dans un autre Etat membre.
La Cour de cassation, sans adopter les motifs de la cour d’appel, rétorque en se fondant sur le même Règlement. Si selon l’article 33 « les décisions rendues dans un État membre sont reconnues de plein droit dans les autres États membres », selon son article 11, § 2, compris dans la section 3 du chapitre II, « Les dispositions des articles 8, 9 et 10 sont applicables en cas d’action directe intentée par la victime contre l’assureur, lorsque l’action directe est possible ». Or, « aux termes de son article 12, § 1er, l’action de l’assureur ne peut être portée que devant les tribunaux de l’État membre sur le territoire duquel est domicilié le défendeur, qu’il soit preneur d’assurance, assuré ou bénéficiaire. »
Elle en déduit logiquement que la clause attributive de juridiction est inopposable à la commune domiciliée en France ce qui justifie légalement l’arrêt d’appel.
Dans un troisième moyen, la société Amlin conteste la recevabilité de l’action de la commune et sa condamnation in solidum avec Groupama à réparer le préjudice d’exploitation subi. Elle se réfère à la loi anglaise à laquelle est applicable au contrat d’assurance, la clause « pay to be paid » n’étant pas contraire à l’ordre public.
La Cour de cassation répond en se plaçant sur le terrain des conflits de loi. Elle rappelle que la loi applicable est celle de la survenance du dommage, donc la loi française et par conséquent l’article L. 124-3 du code des assurances (« Le tiers lésé dispose d’un droit d’action directe à l’encontre de l’assureur garantissant la responsabilité civile de la personne responsable. »)
Pour la Cour, la clause des P&I Clubs « avait pour effet de rendre l’action directe de la victime impossible, en privant cette action de son objet même », elle approuve la cour d’appel qui « en a exactement déduit que l’opposabilité de cette clause à la victime s’analysait, au sens de l’article 11, § 2, du règlement Bruxelles I, en une règle de la loi du contrat régissant la possibilité de l’action directe, qui était évincée par la loi française applicable à l’obligation principale ».
Ainsi, la loi du contrat ne peut faire obstacle à l’action directe dès lors que la loi de l’obligation principale, ici la loi française, l’autorise. Pour Philippe Delebecque (loc. cit.), « L’apport principal de l’arrêt est ainsi dans cette considération : la question de l’action directe est « étrangère » au régime de l’assurance et ne relève donc pas de la loi applicable au contrat d’assurance, en tant que loi déterminant un tel régime ».
Si la doctrine a mis quelques réserves quant à ce dernier raisonnement qui a pu être considéré comme « questionnable » (V. Tournaire, loc. cit.) dans la mesure où « la formulation opère peut-être une confusion entre clause contractuelle et règle de droit » (C. Reydellet, loc. cit.), elle est unanime à saluer la solution qui en découle.
Désormais la voie est libre pour l’action directe de la victime française contre un assureur anglais, la fin victorieuse de la bataille navale justifie le rejet du moyen !