Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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DÉRAILLEMENT DE BRÉTIGNY-SUR-ORGE : CONDAMNATION DE LA SNCF ET INDEMNISATION EN DEMI-TEINTE DES VICTIMES, M-F. Steinlé-Feuerbach

Marie-France Steinlé-Feuerbach

Professeur émérite en Droit privé et Sciences criminelles à l’Université de Haute-Alsace

Directeur honoraire du CERDACC

Observations sous :

Tribunal judiciaire d’Évry, 6ème chambre correctionnelle, 26 octobre 2022

La chambre correctionnelle du tribunal judiciaire d’Évry a rendu son jugement dans l’affaire de la catastrophe ferroviaire de Brétigny-sur-Orge survenue le 12 juillet 2013. Tout en prononçant la relaxe de SA SNCF Réseau ainsi que celle d’un agent de la SNCF, elle condamne la SA SNCF à une peine de 300 000 euros d’amende. S’agissant des intérêts civils, le tribunal tient compte de la dimension collective de l’accident en reconnaissant l’existence de préjudices particuliers dont elle réserve toutefois l’indemnisation aux victimes qui n’ont pas signé un protocole d’accord transactionnel portant sur l’indemnisation définitive des conséquences corporelles de l’accident.

Mots-clés : accident collectif – articles 2044 et 2052 du code civil – articles 121-2, 121-3, 121-4 à 121-7, 221-6, 222-19, R.625-2 et R.622-1 et R. 131-41 du code pénal – article 122 du code de procédure civile – convention nationale d’indemnisation – déraillement – homicides et blessures involontaires – intérêts civils – préjudice d’angoisse de mort imminente– préjudice d’angoisse et d’attente – préjudice permanent exceptionnel – transaction.

Le 12 juillet 2013 à 17h11, les quatre voitures de queue d’un train de voyageurs SNCF type Intercités circulant à une vitesse de 137 km/h en direction de Limoges déraillaient à l’approche de la gare de Brétigny-sur-Orge. L’accident était spectaculaire : une partie du convoi se renversait sur les voies alors qu’une autre partie fauchait le quai n°3 sur plusieurs dizaines de mètres (pour une description précise de l’accident Cf. le rapport du BEA-TT, p. 15 :

https://www.bea-tt.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport_BEATT_2013_009-2.pdf)

Le bilan est lourd : cet accident a coûté la vie à sept passagers du train et à quatre personnes présentes sur le quai n° 3, et a occasionnés des blessures à de nombreuses personnes (le tribunal dénombrera 428 personnes blessées dont 9 très gravement). Ce déraillement s’inscrit sans aucun doute dans la catégorie particulière des accidents collectifs (M.F. Steinlé-Feuerbach, « Le droit des catastrophes et la règle des trois unités de temps, de lieu et d’action » : LPA 28 juillet 1995, n° 90, p. 9 ; C. Lienhard, « Pour un droit des catastrophes » : D. 1995, p. 9 ; (C. Lacroix, La réparation des dommages en cas de catastrophes, préf. M.F. Steinlé-Feuerbach, avant-propos, D. Houtcieff,  LGDJ 2008, tome 490).

À l’issue de l’instruction, deux personnes morales et une personne physique étaient mises en examen des chefs d’homicides et blessures involontaires et renvoyées devant le tribunal judiciaire d’Évry. Il s’agit de la SA SNCF Réseau, venant aux droits de RFF (Réseau Ferré de France), de la SA Société Nationale SNCF, venant aux droits de SNCF ainsi que de M. L. W., dirigeant de proximité du secteur de Brétigny-sur-Orge.

L’articulation entre les missions des deux personnes morales mérite d’être précisée. Cette analyse avait déjà été effectuée par le tribunal correctionnel de Thonon-Les-Bains suite à l’accident d’Allinges (C. Lienhard et M.-F. Steinlé-Feuerbach, « Accident collectif, collision entre un train et un car scolaire : un jugement remarquable (Trib. corr. Thonon-les-Bains, 26 juin 2013) » : JAC n° 136, juil. 2013 ; B. Deparis, « Le point de vue du magistrat : retour sur le jugement du tribunal correctionnel de Thonon-les-Bains du 26 juin 2013 » : Gaz. Pal. 22 mars 2014).

RFF a été créé par la loi n° 97-135 du 13 février 1997, en application de la directive européenne 91/440/CEE du 29 juillet 1991 relative au développement de chemins de fer communautaires qui a imposé la séparation comptable de l’infrastructure ferroviaire de celle de l’exploitation des services de transport. La propriété des biens constitutifs de l’infrastructure a été transférée de la SNCF à RFF qui a repris une part importante de la dette de la SNCF. Les missions respectives des deux EPIC ont été définies par la loi du 13 février 1997, le décret du 5 mai 1997 et la convention du 26 octobre 1998 modifiée. RFF assure la maîtrise d’ouvrage des opérations d’investissement réalisées sur le réseau ferré et la gestion des infrastructures. La SNCF, de son côté, est gestionnaire d’infrastructures délégué pour le compte de RFF ; dans le cadre de cette mission, elle est notamment chargée du fonctionnement et de l’entretien des installations techniques et de sécurité du réseau ferré national, propriété de RFF.

Au regard de la répartition des missions entre les deux personnes morales, le tribunal de Thonon-les-Bains avait estimé qu’il n’y a pas une obligation générale de sécurité à la charge de ces deux entités distinctes, mais bel et bien des obligations spécifiques de sécurité imposées par la loi et le règlement :

  • pour RFF, une obligation de sécurité du réseau en sa qualité de propriétaire et gestionnaire du réseau ferré national en charge de l’aménagement des caractéristiques du réseau, de la définition des objectifs et principes de gestion relatifs au fonctionnement et à l’entretien des installations techniques et de sécurité ainsi que des objectifs de sécurité des différentes catégories d’installations,
  • pour la SNCF, une obligation de sécurité opérationnelle des installations de sécurité du réseau, en ce compris leur surveillance, leur entretien et leur maintenance ainsi que les mesures nécessaires à la sécurité des installations.

La responsabilité pénale des deux personnes morales avait été retenue pour l’accident, d’Allinges mais dans la présente affaire, c’est essentiellement la surveillance, l’entretien et la maintenance du réseau qui étaient en cause et seule la SNCF est condamnée.

Il apparaît que «la cause immédiate du déraillement est le positionnement de l’éclisse intérieure du joint raccordant le cœur de traversée de la TJD 6/7/8/9 à son aiguille 7, dans l’ornière située entre la pointe de ce cœur et le rail coudé correspondant » (Rapport BEA-TT p. 35) (TJD signifie Traversée Jonction Double ; le cœur est la partie centrale d’une traversée comportant deux pointes, la traversée étant un appareil de voie permettant à une voie ferrée d’en traverser une autre  :  https://www.editions-eyrolles.com/Dico-BTP/definition.html?id=9051).

Nous ne reviendrons pas sur le désassemblage des éclisses, le tribunal relevant à cet égard « de toutes ces enquêtes et expertises, il ressortait que le facteur technique de l’accident donnait lieu à des analyses très détaillées et complexes portant sur trois aspects majeurs : la chronologie selon laquelle les quatre vis s’étaient rompues ou détachées des éclisses ; le rôle qu’avait pu avoir l’avarie de l’about C du cœur dans le désassemblage des éclisses ; l’incidence de la géométrie de la voie sous la TJD 6/9 ».

Au final, le tribunal affirme « En conclusion,il est clairement établi par les différentes expertises judiciaires et les débats que le retournement de l’éclisse à l’origine du déraillement a été rendu possible à la suite d’un long processus de désassemblage, qui s’est étendu sur plusieurs mois, désassemblage amorcé par l’évolution de la fissure détectée en 2008 sur l’about C du cœur n°11301 jusqu’à la rupture de ce morceau de l’âme de l’about survenue au moins depuis avril 2013.
Ce ne peut être qu’à la suite de graves défaillances au niveau de la surveillance que ce long processus de désassemblage n’a pas pu être enrayé à temps et, a, ainsi, causé le déraillement du train n°3657
 ».

La cause technique identifiée, il incombe au tribunal d’examiner les défaillances qui, au fil du temps, ont conduit au retournement de l’éclisse afin de se prononcer sur la responsabilité pénale des trois prévenus (I). Le tribunal adopte ensuite une démarche indemnitaire qui mérite d’être approfondie (II)

I.Une condamnation et deux relaxes

Alors qu’il lui appartient d’examiner quinze agissements considérés comme fautifs, le tribunal souligne qu’ « il ne peut être passé sous silence le contexte général de vieillissement des infrastructures ferroviaires françaises dans lequel ils sont susceptibles de s’inscrire ».

Il convient de saluer la minutie de l’analyse du tribunal confronté tant à un domaine particulièrement technique qu’à la complexité de la structure de la SNCF au moment des faits et de l’évolution de celle-ci.

Quinze fautes sont visées par la prévention, quatorze reprochées à la SNCF, dont quatre communes avec SNCF Réseau, et une reprochée à un agent de la SNCF. À l’issue de l’analyse des négligences alléguées, le tribunal correctionnel se prononce sur l’imputabilité à la SNCF des fautes (B).

A. Les fautes visées dans la prévention et leur lien de causalité avec le déraillement

Une quarantaine de pages de la décision est consacrée à l’examen des fautes des deux personnes morales poursuivies. Les magistrats éliminent les fautes sans lien de causalité certain avec l’accident « et plus précisément avec l’état du cœur n°11301 dont l’évolution de l’avarie a été la raison du désassemblage des éclisses. », avant de se prononcer sur l’imputabilité des fautes retenues.

1°) L’analyse des fautes reprochées aux personnes morales

La liste des fautes visées par la prévention est longue et le tribunal prend soin de les répartir en plusieurs catégories pour ne retenir que les fautes causales. La causalité est le fil conducteur qui mène à la relaxe de SNCF Réseau mais ouvre la voie à la condamnation de la SNCF.

a)L’absence de faute causale de la SA SNCF Réseau

Quatre défaillances sont communes aux deux personnes morales. La SA SNCF Réseau et la SA Société nationale SNCF se voient reprocher leur inaction ainsi que les choix techniques ou économiques qu’ils ont pu faire et qui ont conduit à l’absence de renouvellement anticipé de la TJD 6/9 du secteur de Brétigny, à l’insuffisance des effectifs, de leur encadrement et de leur compétence, à la suppression des interceptions de jour, à l’absence de limitation permanente de vitesse sur le TJD 6/9 du secteur de Brétigny-sur-Orge.

L’appréciation des fautes conjointes ne prend place qu’à la fin de la partie de la décision relative à l’examen des liens de causalité entre les défaillances et le déraillement. Elle est pourtant essentielle dès lors que ce sont les seules fautes reprochées à la SA SNCF Réseau.

Deux des quatre agissements retenus par la prévention ont trait à la TJD 6/9 : une limitation de vitesse ainsi qu’un renouvellement anticipé de cette traversée. Selon le tribunal, une limitation de vitesse aurait été sans incidence sur la détection du cœur avarié, le lien causal est donc écarté. S’agissant du renouvellement anticipé de la TJD, il est évident que le changement de traversée aurait entraîné celui du cœur ; cependant, le tribunal considère que c’est davantage le non-respect de la périodicité du suivi que l’absence d’anticipation du changement de l’appareil lui-même qui est en cause : « En conséquence, l’absence de renouvellement anticipé de la TJD 6/9 ne peut être considérée comme une abstention fautive en lien causal certain avec le déraillement. »

Les deux autres agissements communs aux personnes morales relèvent d’une politique générale. Il s’agit de la disparition, en journée, des périodes sans circulation pour effectuer des opérations de maintenance ainsi que de l’inadéquation des ressources humaines. Là encore, le lien de causalité avec le suivi du cœur n’apparait pas comme certain.

En focalisant son raisonnement sur le suivi du cœur n°11301, le tribunal correctionnel écarte les comportement même fautifs qui n’ont pas eu une influence directe sur ce suivi et par là-même ne sont pas en lien causal avec le déraillement. Cette absence de causalité exonère totalement SNCF réseau alors que d’autres fautes sont encore reprochées à la SNCF seule.

b)L’analyse des fautes reprochées uniquement à la SA Société nationale SNCF

Au-delà des quatre fautes déjà invoquées ci-dessus, dix autres défaillances sont encore reprochées à la SNCF, elles sont relatives à l’organisation et au contrôle des opérations de maintenance (référentiels de maintenance inadaptés, contrôle documentaire peu pertinents) à la réalisation des opérations de maintenance (défauts de géométrie non traités de manière adaptée, exécution incorrecte des contrôles de familles A et B, contrôle documentaire privilégié au contrôle sur le vif, surveillance des voies sans annonceur) et au suivi des cœurs avariés (attention insuffisante aux anomalies affectant la boulonnerie, absence de démontage des abouts, non-respect des échéances des suivis, utilisation incorrecte du logiciel DEFCOEUR, traçabilité non suffisante des contrôles des cœurs).

Le tribunal se penche en priorité sur les diverses défaillances dans le suivi de l’avarie du cœur n°11301 détectée en 2008 et considère qu’« il existe un lien certain entre l’absence de démontage des éclisses, démontage qui aurait dû être effectué avant le 18 juin 2013, et le déraillement : si cette visite avait eu lieu, grâce au démontage obligatoire des éclisses, elle aurait permis de constater l’état d’avarie très avancé de l’about C et de faire procéder au changement du cœur. Cette carence est le résultat d’une succession de négligences relatives à la dérive du rythme de visite annuelle depuis le 18 juin 2010 et à l’absence de démontage des éclisses. »

En ce qui concerne l’utilisation incorrecte du logiciel de maintenance DEFCOEUR par le technicien d’appui en poste à Brétigny à partir de l’été 2012, le tribunal estime que cette utilisation ne relevait pas d’un technicien d’appui. Le lien de causalité est par conséquent écarté.

Si une attention insuffisante a été portée aux anomalies de la boulonnerie, cette défaillance n’est pas davantage retenue par le tribunal : « s’il est certain que l’éclisse intérieure a pu se retourner en raison de l’absence de trois des quatre boulons qui étaient censés la tenir, le grief général tel que reproché pour toute la boulonnerie n’apparaît pas suffisamment caractérisé. »

S’agissant des contrôles, ceux dits de famille A doivent s’effectuer tous les ans, ceux dits de Famille B tous ls trois ans. Pour les premiers, le tribunal estime qu’il n’existe pas d’éléments déterminants permettant d’établir un lien de causalité certain entre le déraillement et une mauvaise exécution de ceux-ci. Mais, s’agissant des seconds, il ne ressort pas du dossier qu’en novembre 2011 l’évolution de la fissure présente depuis trois ans ait été vérifiée.

Les problèmes liés à la géométrie des voies du secteur de Brétigny-sur-Orge ne sont pas considérés comme étant en relation avec le déraillement.

Pour ce qui est des contrôles sur le vif, le tribunal estime que « si le nombre de contrôles sur le vif, pendant les opérations de maintenance, pouvait sembler perfectible, l’incidence de ce manquement sur le déraillement apparaît trop lointaine pour qu’il soit retenu. »

En revanche, « La négligence du suivi du cœur de la TJD 6/9 et l’absence de découverte de cette défaillance lors des contrôles postérieurs par l’Unité de production présentent un lien causal certain avec le dommage.

Il est donc établi que le contrôle documentaire était non pertinent s’agissant du suivi du cœur n°11301, et que ce dysfonctionnement est en lien certain avec le déraillement. »

En ce qui concerne les tournées sans annonceur, il s’avère que ce grief ne saurait être retenu puisqu’à l’exception de M. W., par ailleurs poursuivi pour faute caractérisée, tous les agents de voie de Brétigny-sur-Orge entendus ont déclaré effectuer leur tournée avec un annonceur.

Il est encore reproché à la SNCF d’avoir diffusé des référentiels de maintenance volumineux, surabondants, parfois inadaptés, voire contradictoires mais « même à le supposer fautif, cet agissement ne peut être opérationnel sur le plan causal. »

En définitive, sont retenues comme fautives les négligences relatives au suivi du cœur du la TJD 6/9.

2°) La relaxe de l’agent de la SNCF

Afin que les agents de contrôle des voies puissent rester concentrés sur leurs tâches, ils doivent se faire être accompagner d’un annonceur, c’est-à-dire d’un autre agent dont le rôle unique est de veiller à leur sécurité. Or, le 4 juillet 2013, huit jours avant la catastrophe, M. W. , dirigeant de proximité du secteur de Brétigny-sur-Orge, avait procédé à une tournée sans annonceur. La prévention retient à l’encontre de cet agent « une faute caractérisée qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’il ne pouvait ignorer, notamment en effectuant la tournée du 4 juillet 2013 sans annonceur, dans des conditions non conformes aux préconisations et avec un niveau de diligence et d’attention manifestement insuffisant ».

M. W. , auteur indirect, ne peut être condamné pour faute simple, par ailleurs aucune violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement n’étant constatée, seule une faute caractérisée est susceptible de mener à une condamnation (art. 121-3 al. 4 CP). Cet agent, âgé de vingt-cinq ans au moment des faits, bien qu’auteur indirect, n’est pas sans rappeler le « lampiste » du professeur Philippe Conte, (Ph. Conte, « Le lampiste et la mort » : Dr. pénal, janv. 2001, chr., p. 10). Le tribunal écarte très rapidement l’hypothèse d’une faute en tenant compte du degré de précision des annotations effectuées par l’agent ce jour-là. À supposer même que l’absence du boulon ait échappé à la vigilance de l’agent, il ne s’agirait que d’une faute simple.

L’établissement de la responsabilité pénale de la SNCF suppose encore que les fautes en lien causal avec l’accident lui soient effectivement imputables.

B. L’imputabilité des fautes à la SNCF

Après avoir rappelé que conformément à l’article 121-2 du code pénal, les personnes morales sont pénalement responsables des infractions commises « pour le compte, par leurs organes ou représentants », le tribunal se livre à un véritable cours de droit en retraçant l’évolution jurisprudentielle sur l’obligation des juges du fond de désigner un tel organe ou représentant.

Après une période d’hésitation la chambre criminelle de la Cour de cassation a clairement affirmé dans un arrêt du 11 octobre 2011 la nécessité de la désignation d’un organe ou représentant ayant agi pour le compte de la personne morale, de simples agents ne pouvant être qualifiés de représentants (Crim. 11 oct. 2011, n° 10-87.212 : D. 2012. 1381, note J.-C. Saint-Pau ; M. Véron, Dr pénal 12 déc. 2011, comm. n° 149, p. 26 ; RSC 2012. 375, obs. Y. Mayaud). Cette position a été réaffirmé par un arrêt du 2 octobre 2012 (Crim. 2 oct. 2012, n° 11-84.415 : D. actu 9 nov. 2012, obs. L. Priou-Alibert). Le tribunal ne manque pas de citer ces deux arrêts posant le principe de la responsabilité indirecte des personnes morales. Il précise également que la chambre criminelle admet que le salarié d’une société titulaire d’une délégation de pouvoirs en matière de sécurité engage la responsabilité de cette société en cas d’une atteinte involontaire à l’intégrité physique trouvant sa cause dans un manquement aux règles de sécurité qu’il était tenu de faire respecter (Crim. 25 mars 2014, n° 13-80.376 : D. actu 25 mars 2014, obs. F. Winckelmuller ; A. Donnier, « Les salariés délégués demeurent des représentants » : JCP G 2014, 671). Se référant à cet arrêt, le tribunal se lance à la recherche de tels salariés délégués en écartant au préalable les agents de voie qui n’ont pas procédé au suivi du cœur n°11301 puisqu’ils ne sont pas titulaires d’une délégation de pouvoirs.

Cette recherche des salariés délégués susceptibles d’engager la responsabilité de la SNCF conduit le tribunal à s’engager dans le labyrinthe du statut et de l’organisation de l’EPIC SNCF au moment des faits et de leur évolution postérieure puis à décliner la chaîne hiérarchique en matière de sécurité jusqu’aux personnes en charge du contrôle défaillant de la sécurité des cœurs. Après un véritable jeu de piste le tribunal arrive à la conclusion qu’étaient délégataires des pouvoirs en matière de sécurité, trois directeurs successifs de l’unité de production Voie Essonne Val d’Orge, salariés de la SNCF ayant occupé ce poste depuis juin 2010 jusqu’au jour de l’accident. Dès lors ces différents directeurs qui, en ayant commis une négligence dans le suivi des cœurs ayant contribué au déraillement, sont désignés comme les représentants permettant d’engager la responsabilité pénale de la SNCF en respectant la lettre du premier alinéa de l’article 121-2 du code pénal.

S’il convient de souligner la rigueur et la ténacité du tribunal dans la quête des représentants de la personne morale il est permis de regretter l’obstination de la chambre criminelle à exiger la désignation d’un représentant quelle que soit la taille de la société. En l’espèce, c’est bien l’organigramme de la personne morale qui a permis d’identifier ses représentants sans que leurs comportements n’aient été appréciés in concreto. Cette désignation, ici purement formelle et non dépourvue d’artifice, est-elle vraiment conforme à l’esprit de l’article 121-2 ? (Y. Mayaud, « L’articulation des responsabilités pénales entre personne morale et personnes physiques – Une logique d’artifices… » : AJ Pénal déc. 2018 p. 546).

C’est d’ailleurs bien la SNCF elle-même, et non ses salariés délégués, que le tribunal vise directement en soulignant que la conjonction de négligences fatales ayant conduit au déraillement « s’inscrit dans un contexte de banalisation de l’urgence, de récurrence des aléas et de désorganisation chronique auquel les agents ont été contraints de s’adapter au prix d’incuries dont une, réitérée au fil des ans, a déterminé l’accident. »

Le casier judiciaire de la SA Société nationale SNCF porte mention de vingt-cinq condamnations, dont treize pour homicide involontaire, cinq d’entre elles étant antérieures aux faits du dossier. L’état de récidive légale est donc caractérisé pour le chef d’homicide involontaire et la SNCF ne peut bénéficier d’une condamnation avec sursis.

La SNCF est condamnée à une peine d’amende d’un montant de 300 000 euros, elle a renoncé à faire appel.

Le tribunal ayant qualifié l’accident d’«événement aux innombrables conséquences dramatiques, définitives voire indicibles », sa démarche indemnitaire mérite toute notre attention

II. La démarche indemnitaire

Le tribunal d’Évry commence par énoncer les principes gouvernant la réparation du préjudice dans un exposé magistral convoquant jurisprudence et doctrine et qui pourrait être enseigné tel quel en faculté de droit. Le tribunal aborde ensuite le cas particulier des accidents collectifs à travers l’étude de la Convention nationale d’indemnisation (A) avant de se prononcer sur l’indemnisation de préjudices particuliers (B).

A. La Convention nationale d’indemnisation

Une Convention nationale d’indemnisation a été signée le 26 septembre 2013. Une telle convention s’inscrit dans un mouvement de déjudiciarisation civile des accidents collectifs notamment en matière de transport collectif ou d’infrastructures (La judiciarisation des grandes catastrophes – Approche comparée du recours à la justice pour la gestion des grandes catastrophes (de types accidents aériens ou ferroviaires)», ss. la dir. de C. Lacroix et M.F. Steinlé-Feuerbach, Dalloz, collection Thèmes et commentaires, mai 2015, p. 14 et s.). En cas de catastrophe, il existe la volonté de déconnecter ab initio la recherche des responsabilités et l’indemnisation. Cette déconnexion a déjà pu être réalisée avec succès dans le cadre d’un comité de suivi sous l’égide du Ministère de la Justice avec comme objectif la conclusion d’une convention d’indemnisation garantissant la transparence du dispositif et l’égalité de traitement des victimes. Les premières expériences furent menées à la suite de l’accident aérien du mont Sainte-Odile et de l’effondrement de la tribune de Furiani. Le succès d’un tel comité dépend cependant, c’est déterminant, de la solvabilité et du bon vouloir des responsables désignés ab initio et de leurs assureurs qui acceptent de s’engager « pour le compte de qui il appartiendra ».

Nous avions relevé dans notre étude sur La judiciarisation des grandes catastrophes (préc. p. 19) que suite à l’accident ferroviaire de Brétigny-sur-Orge du 12 juillet 2013, c’est le Premier Ministre qui a pris l’initiative de désigner un coordonnateur national du dispositif d’aide aux victimes de cet accident. Une première réunion d’information a été organisée par celui-ci 28 septembre 2013. Le Ministère de la Justice n’est cependant pas écarté du dispositif puisque la convention d’indemnisation a été signée le 26 septembre 2013 non seulement en présence du coordonnateur national mais également en présence d’un représentant du Ministère de la Justice. Par ailleurs, le procureur de la République de la juridiction essonnienne apparaît en premier dans la liste des signataires de la Convention. Les autres signataires sont la SNCF, l’assureur AXA, la FENVAC, le Conseil National des Barreaux, les caisses d’assurance maladie, la Fédération française de sociétés d’assurances (FFSA) et le Groupement des entreprises mutuelles d’assurance (GEMA).

La SNCF précise dans ses écritures que ce processus a permis l’indemnisation de 80 % des victimes blessées, les victimes ayant refusé les offres définitives d’indemnisation ont pu percevoir une indemnisation partielle à hauteur de 80 % de l’offre proposée.

Le tribunal relève que plusieurs parties civiles ont invoqué pour elles-mêmes ou pour leurs proches disparus des préjudices particuliers rejetés par la SNCF. Ces préjudices sont appréciés par le tribunal.

B. L’indemnisation de préjudices particuliers

Si le tribunal admet la reconnaissance de préjudices spécifiques, il pose des limites à leur réparation.

1°) La reconnaissance de préjudices spécifiques

Il s’agit du préjudice d’angoisse de mort imminente, du préjudice d’attente et d’inquiétude ainsi que du préjudice permanent exceptionnel. Les deux premiers venant d’être reconnus par deux arrêts distincts de la chambre mixte de la Cour de cassation (Ch. Mixte, 25 mars 2022, n° 20-15.264 et 20-17.072, A. Cayol, « Consécration de l’autonomie des préjudices d’attente et d’angoisse de mort imminente » : D. actu. 5 avril 2022 ; A. Guégan, « La nature indicative de la nomenclature Dintilhac consacrée par la chambre mixte de la Cour de cassation. » : Gaz. Pal. 10 mai 2022, p. 16 ; C. Lienhard, « Spécificité et autonomie des préjudices d’attente, d’inquiétude et de mort imminente, et recevabilité de l’action civile » : Gaz. Pal. 7 juin 2022, p. 58 ; C. Lacroix : AJ Pénal 2022 p. 262). Ces arrêts qui concernent les victimes d’attentats renforcent également les droits à indemnisation des victimes d’accidents collectifs. Le tribunal reconnait pour certaines victimes l’existence de ces deux préjudices tout en émettant tant des réserves quant au préjudice permanent exceptionnel.

a) Le préjudice d’angoisse de mort imminente

Ce préjudice a déjà été reconnu à plusieurs reprises et plus particulièrement pour les victimes de l’accident d’Allinges. C’est donc à tort que la SNCF prétend qu’il s’agit d’une création jurisprudentielle postérieure à la date de l’accident de Brétigny et de la signature de la convention du 26 septembre 2013. On peine effectivement à croire que lors de la signature de cette convention les conseils de la SNCF n’avaient pas connaissance du jugement du 26 juin 2013 rendu par le tribunal de Thonon-les-Bains. Celui-ci avait considéré qu’il s’agit d’un préjudice autonome exceptionnel, inhérent à une souffrance supplémentaire distincte et résultant pour les victimes décédées de la conscience d’une mort imminente et de l’angoisse existentielle y afférent, et pour les victimes rescapées ou blessées, de la même angoisse d’une crainte pour son existence.

C’est à raisonnement comparable que se livre le tribunal d’Évry lorsqu’il affirme que « l’existence du préjudice d’angoisse de mort imminente ne dépend pas de l’issue, mortelle ou non, de l’accident, mais des circonstances précises dans lesquelles la victime a pu penser, pendant quelques instants, que la mort allait l’emporter. »

Pour les passagers du train, le convoi s’étant désolidarisé entre le quatrième et le cinquième wagon tandis que le sixième fauchait les le quai n° 3, il ressort des témoignages concordants des passagers que la conscience de l’accident et l’imminence de la mort a été perçue le plus violemment dans les quatre dernières voitures (explosion des vitres, fracas des tôles, valse des bagages, passagers décollant de leur siège pour percuter le plafond…). La réparation du préjudice d’angoisse de mort imminente est d’abord accordée à tous les passagers des quatre derniers wagons qui l’ont sollicité qu’ils soient blessés ou non. Ils se voient allouer une somme forfaitaire de 40 000 euros.

En ce qui concerne les trois premiers wagons, le tribunal déduit des descriptions, notamment données à l’audience, qu’il ressort que ces passagers ont effectivement subi un préjudice d’angoisse de mort imminente et qu’il convient d’allouer également à ceux qui en ont fait la demande la somme forfaitaire de 40 000 euros.

Les magistrats constatent encore que « même une fois ces wagons immobilisés, la terreur n’a pas disparu en raison des difficultés d’extraction entravée par les bagages, l’inclinaison du wagon, les éclats de verre omniprésents, comme de l’effroi d’un sur-accident, d’une explosion ou d’un incendie susceptible d’éclater dans cet espace confiné, broyé, véritable piège de fer. »

Ce préjudice est encore reconnu pour les personnes présentes sur les quais et à bord des autres trains en gare, toutes surprises et atterrées par la course folle des derniers wagons. Une somme forfaitaire de 40 000 euros est accordée aux personnes survivantes.

En ce qui concerne les victimes décédées, la transmission successorale du droit à réparation est indéniable, le tribunal cite à ce propos un arrêt de la chambre criminelle (Crim., 10 nov. 2009, n° 09-82.028, Bull. crim. 2009, n° 185). Pourtant, ce n’est pas la somme de 40 000 euros accordée aux victimes survivantes qui entre dans le patrimoine successoral des victimes décédées. La SNCF soutient que « conformément à la jurisprudence en matière d’accidents collectifs, la réparation de l’angoisse de mort imminente pour les victimes décédées ne saurait dépasser 10 000 euros, étant précisé qu’elle doit être appréciée en fonction du vécu individuel des victimes et de la durée entre l’accident et le décès ».

Les magistrats d’Évry, renonçant à toute appréciation in concreto, décident que le préjudice d’angoisse de mort imminente transmissible aux ayants droit des personnes décédées sera fixé au montant de 10 000 euros.

b) Le préjudice d’attente et d’inquiétude des proches

Des proches de victimes directes de l’accident sollicitent la réparation de leur préjudice d’attente et d’inquiétude. Nous ne pouvons qu’être surpris par cette affirmation selon laquelle ce préjudice serait une création jurisprudentielle postérieure à la date de l’accident de Brétigny-sur-Orge et à la Convention dès lors qu’un tel préjudice avait été identifié il y a plus de deux décennies !!! Nous avions en effet déjà constaté en 2000 (M.F. Steinlé-Feuerbach, « Victimes de violences et d’accidents collectifs. Situations exceptionnelles, préjudices exceptionnels : réflexions et interrogations » : Médecine & Droit, éd. Elsevier novembre-décembre 2000, n° 45, p. 1) qu’il apparaît clairement à la lecture de certaines décisions que le temps écoulé entre la survenance d’une catastrophe et l’annonce des décès est un des éléments pris en compte par les juges pour l’évaluation du préjudice moral des proches des personnes disparues lors de la catastrophe. Il en a été ainsi pour l’accident du Mont Sainte-Odile, la CIVI de Colmar ayant tenu compte de l’angoisse de l’attente dans l’annonce des décès pour majorer l’évaluation du préjudice moral des proches d’une victime et souligné « les circonstances particulières de l’accident annoncé par les médias dès la disparition de l’avion des écrans radars, et régulièrement commenté jusqu’à la découverte de l’épave, l’arrivée des secours, l’identification des rescapés et des morts » (TGI Colmar (CIVI), 2 juill. 1992 : D. 1993, 208, note C. Lienhard). De même, le tribunal de grande instance de Toulouse, en accueillant l’action civile des victimes par ricochet de l’incendie qui a embrasé les Thermes de Barbotan le 27 juin 1991, avait énoncé que « la partie civile a supporté, outre le chagrin lié à la perte d’un être cher, l’angoisse découlant des circonstances mêmes du sinistre ainsi que les incertitudes de l’attente. » (Trib. corr. Toulouse, 19 fév. 1997). Par ailleurs, le tribunal correctionnel de Rennes suite à l’incendie de la clinique psychiatrique de Bruz, la nuit du 24 au 25 juin 1993, chiffrera « compte tenu des circonstances dramatiques des décès » le montant du préjudice moral entre 50000 et 150 000 francs pour le conjoint, les parents, les enfants et les frères et sœurs des victimes. On retiendra plus particulièrement le cas des parents d’un jeune homme décédé le jour de son vingt-troisième anniversaire et dont le corps a été « découvert dans les décombres très tardivement, en sorte que ses parents, mal informés par les services de la Préfecture et de la Gendarmerie qui l’avaient déclaré évacué, l’ont cherché aux alentours toute une journée pour apprendre ensuite sa mort » (Trib. corr. Rennes, 30 sept. 1996).

Plus récemment, outre l’accident d’Allinges déjà cité (D. 2014. 47, obs. P. Brun et O. Gout), on peut donner pour exemples l’effondrement de la passerelle du Queen Mary II (Trib. corr. Saint-Nazaire, 11 fév. 2008, M.F. Steinlé-Feuerbach « Queen Mary II : les spécificités du traitement judiciaire des catastrophes » : JAC n° 88, nov. 2008 ; confirmé par Rennes, 2 juill. 2009, C. Lienhard, « Queen Mary II, droit indemnitaire des catastrophes : de belles avancées » : JAC n° 97, oct. 2009).

Le tribunal d’Évry tient compte notamment du fait que les images étaient diffusées en continu sur toutes les chaînes de télévision donnant à voir une « scène de guerre » dont les conséquences ne pouvaient qu’être fatales à un certain nombre de personnes. Il ajoute que le périmètre de l’accident a été durablement interdit aux proches qui venaient aux nouvelles. Si certaines des victimes ont pu rapidement prévenir leur famille grâce à un téléphone portable resté intact, cela n’a pas été le cas pour d’autres. On ne peut s’empêcher de se remémorer l’incendie de la clinique de Bruz en lisant ces lignes du jugement de Brétigny : « malgré leurs recherches innombrables auprès des hôpitaux, de la préfecture, de la cellule d’assistance, les proches des personnes décédées ont appris la nouvelle de leur disparition dans des conditions particulièrement éprouvantes, après une longue attente ». Que des proches apprennent le décès par un appel téléphonique de journalistes est totalement inadmissible !! On ne peut qu’espérer que le travail réalisé par la délégation interministérielle de l’aide aux victimes intitulé « Comment améliorer l’annonce des décès ? » (Rapport  Ministère de la Justice, juillet 2019 :
http://www.justice.gouv.fr/delegation-interministerielle-daide-aux-victimes-12894/remise-du-rapport-comment-ameliorer-lannonce-des-deces-32719.html )

 et la circulaire promise par le Garde des sceaux en décembre 2022 permettront qu’une telle situation ne se reproduise plus.

Le tribunal accorde un montant forfaitaire de 10 000 euros aux proches des victimes qui ont sollicité la réparation de ce préjudice à condition toutefois qu’elles aient un degré de proximité affective certain et durable avec la victime de l’accident, la certitude de sa présence sur les lieux de l’accident et, cumulativement, une attente suffisante pour générer une anxiété.

c) Le préjudice permanent exceptionnel

Plusieurs victimes, tant directes qu’indirectes, sollicitent la réparation d’un préjudice permanent exceptionnel. Un tel préjudice est prévu par la nomenclature Dintilhac au titre des préjudices extra-patrimoniaux de la victime directe. Selon le rapport du groupe de travail dirigé par Jean-Pierre Dintilhac en 2005 « il existe des préjudices extra-patrimoniaux permanents qui prennent une résonance toute particulière soit en raison de la nature des victimes, soit en raison des circonstances ou de la nature de l’accident à l’origine du dommage» en précisant qu’ « il s’agit des préjudices spécifiques liés à des événements exceptionnels comme des attentats, des catastrophes collectives naturelles ou industrielles de type “A.Z.F.”. » Le déraillement de Brétigny peut parfaitement justifier la reconnaissance d’un tel préjudice en ce qui concerne des victimes directes ce que le tribunal ne conteste pas tout en objectant qu’il ne saurait être simplement déduit de l’appartenance à un groupe et qu’il ne saurait donc exister un « préjudice permanent exceptionnel Brétigny ». En conséquence, les demandes seront examinées au cas par cas et la réparation sera accordée en fonction de la justification de circonstances particulières « la dimension collective de l’accident n’étant pas suffisante pour caractériser un préjudice personnel. »

La nomenclature Dintilhac ne fait en revanche aucune référence à un préjudice permanent exceptionnel des victimes indirectes et le tribunal refuse de retenir l’autonomie d’un tel préjudice lequel ne lui paraît pas suffisamment caractérisé

L’apport le plus marquant de la juridiction n’est cependant pas sa méthode d’appréciation des préjudices spécifiques mais celui de son refus ferme d’accorder ces préjudices aux parties ayant accepté les termes d’un accord transactionnel sur l’indemnisation définitive des conséquences corporelles.

2°) Le rejet des demandes des victimes ayant conclu un accord transactionnel définitif

Des victimes directes signataires du protocole d’accord transactionnel avec AXA, l’assureur de la SNCF, ont sollicité la réparation d’autres préjudices. En application de l’article 122 du code de procédure civile, lequel fait de l’autorité de la chose jugée une fin de non-recevoir, la SNCF demande le rejet de ces demandes postérieures au protocole d’accord, revêtu de l’autorité de la chose jugée.

Le tribunal rappelle la définition de la transaction donnée par l’article 2044 du code civil, « La transaction est un contrat par lequel les parties, par des concessions réciproques, terminent une contestation née, ou préviennent une contestation à naître » ainsi que l’article 2052 aux termes duquel « La transaction fait obstacle à l’introduction ou à la poursuite entre les parties d’une action en justice ayant le même objet. » Il se fonde encore sur deux arrêts de récents de la Cour de cassation, un arrêt de la chambre criminelle (Crim. 13 juin 2017, n° 16-83.545, S. Abravanel-Jolly, « Effets juridiques de la transaction en assurance automobile » : BJDA n° 54, comm. 16 ; M, Ehrenfeld, « De la transaction et de l’autorité de chose jugée » : Gaz. Pal. 17 oct. 2017, n° 35, p. 68 ; C. Bernfeld, « Quand la sécurité juridique menace la réparation intégrale » : Gaz. Pal. 7 nov. 2017, n° 38, p. 52) ainsi qu’un arrêt de la deuxième chambre civile (Civ. 2, 4 mars 2021, n° 19-16.859) refusant tous deux à la victime d’un accident l’indemnisation de préjudices non compris dans la transaction qu’elle avait conclue.

La solution jurisprudentielle peut paraître sévère, particulièrement lorsque l’offre transactionnelle n’inclut pas tous les préjudices en lien avec l’accident. Le tribunal avance que la Convention nationale d’indemnisation fait bien référence à la nomenclature Dintilhac et elle en déduit que les différents préjudices dont la réparation lui est demandée « ont nécessairement été évalués, comme tous les autres postes. »

Cet argument ne nous semble pas entièrement convaincant, on peut en effet objecter, ainsi que l’avait fait Michel Ehrenfeld en commentant l’arrêt du 13 juin 2017, « qu’une transaction ne détaille pas forcément aussi bien qu’une décision de justice, avec ses conclusions en demande et en défense, la manière dont ont été discutés les divers chefs de préjudice, et un contrôle plus approfondi devrait être effectué, à notre avis, sur leur contenu, en cas de contestation » (Gaz. Pal.17 oct. 2017, préc.)

Le tribunal se retranche derrière les termes du protocole transactionnel qui porte sur l’indemnisation définitive des conséquences corporelles de l’accident de Brétigny-sur-Orge et énonce que chacune des parties renonce irrévocablement à toutes demandes, instances et actions contre l’autre à titre des faits et préjudices visés par cet accord, tout en conservant la faculté de se porter partie civile dans le cadre de la procédure pénale en cours.

En application du principe de l’autorité de chose jugée ces victimes sont déboutées de leurs diverses demandes même lorsque le préjudice invoqué ne figure pas dans la transaction.

En revanche, les victimes qui avaient refusé les offres d’indemnisation de l’assureur mais accepté d’en recevoir 80% à titre provisionnel, se voient bien allouer les montants judiciairement décidés pour les préjudices spécifiques si elles remplissent les conditions posées par la juridiction.

Il est indispensable de tirer les leçons de cette décision : il convient désormais que les avocats des victimes veillent à ce que celles-ci ne signent pas de protocoles transactionnels portants sur l’indemnisation définitive des conséquences corporelles de l’accident. Cette recommandation vaut pour tous les acteurs associatifs impliqués dans l’aide et la défense des victimes.