DEVOIR DE VIGILANCE : CONFIRMATION DE LA CONDAMNATION DE LA POSTE POUR INSUFFISANCE DE SON PLAN DE VIGILANCE, V. Baudouin
Commentaire de CA Paris, Pôle 5 chambre 12, 17 juin 2025, n° 24/05193
Valentin BAUDOUIN
Docteur en droit, enseignant-chercheur contractuel à l’Université de Haute-Alsace
Membre du CERDACC (UR 3992)
Dans un arrêt rendu le 17 juin 2025, la Cour d’appel de Paris confirme la décision qui condamne la société La Poste pour l’insuffisance du plan de vigilance requis par la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 et faisant suite à l’emploi de travailleurs dissimulés au sein de ses sous-traitants (TJ Paris, 5 décembre 2023, n° 21/15827, Sud PTT c/ La Poste). L’arrêt confirme les précisions apportées en première instance sur le contenu des obligations de vigilance et en particulier l’existence : 1/ d’une cartographie des risques suffisamment précise, 2/ de procédures d’évaluation des sous-traitants en fonction des risques identifiés et 3/ d’un recueil de traitement des signalements. Par cet arrêt, le juge confirme qu’une entreprise ne peut se contenter d’une présentation large et générique de son plan de vigilance.
En 2017, la France faisait œuvre pionnière en adoptant une loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 sur le devoir de vigilance. Elle introduisait alors dans le code du commerce l’obligation pour les grandes entreprises donneuses d’ordre d’établir et de mettre en œuvre un plan de vigilance relatif à l’activité de la société et de l’ensemble des filiales ou sociétés qu’elle contrôle. Le plan devant comprendre les mesures propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement. Inscrit à l’article L225-102-4 du code de commerce (devenu art. L225-102-1 à compter du 1er janvier 2025), la discussion sur le contenu précis de ce plan a tardé à s’installer devant le juge et bloquait au stade de la mise en état et de la recevabilité des assignations introduites par des associations contre des entreprises.
Par un arrêt remarqué du Tribunal judiciaire de Paris du 5 décembre 2023, n°21/15827 Sud PTT c/ La Poste qui se prononce enfin au fond (C. Michon, « Devoir de vigilance : mise à l’honneur des parties prenantes dans la première décision de condamnation d’une entreprise » : Dalloz actualité, 19 décembre 2023 ; C. Michon, « Devoir de vigilance : retours sur la première décision sur le fond, l’ « affaire La Poste » : Revue internationale de la compliance et de l’éthique des affaires, n°01, 14 février 2024, comm. 38 ; M. Tirel, « Durabilité et devoir de vigilance – Publication d’informations en matière de durabilité et devoir de vigilance » : Droit des sociétés, n°1, Janvier 2024, comm. 13 ; « RSE – Première condamnation d’une entreprise pour des manquements au devoir de vigilance – Veille » : Droit des sociétés n°1, Janvier 2024, alerte 4 ; A. Dunoyer de Segonzac, K. Chaïb, « Sociétés – Première condamnation sur le fondement du devoir de vigilance : quels enseignements en tirer,» : JCP G, n°03, 22 janvier 2024, 104 ; S. Scemia, « Devoir de vigilance – Les apports de la première décision au fond relative à la loi sur le devoir de vigilance » : Cahiers de droit de l’entreprise n°1, Janvier-Février 2024, éditorial 1 ; T. Lahalle, « Santé et sécurité au travail – Devoir de vigilance : première décision » : JCP S, n°04, 30 janvier 2024 , 1034 ; J.-B. Barbièri, « Devoir de vigilance : la fin du début ? » : JCP G, n°03, 22 janvier 2024, act. 85 ; B. Delmas, « Prendre (enfin) le devoir de vigilance au sérieux » : Bull. Joly travail, Janvier 2024, 17), le juge a eu l’occasion d’indiquer le contenu et le degré de précision attendus dans les mesures du plan de vigilance. L’arrêt de la cour d’appel de Paris le 17 juin 2025, n° 24/05193 confirme ce jugement.
Pour rappel, le litige naît de la découverte par le syndicat de travailleurs Sud PTT de l’existence de travailleurs dissimulés au sein des filiales du groupe La Poste, en l’occurrence Chronopost et DPD. Considérant que la société ne répond pas à ses obligations légales dans le plan de vigilance présenté en annexe du document d’enregistrement universel pour l’année 2021, le syndicat assigne La Poste après deux mises en demeure de respecter les obligations de vigilance sur le fondement de l’article L. 225-102-4 du code du commerce.
Dans sa requête, le syndicat soutient que La Poste manque à son devoir de vigilance imposé par la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 en ne procédant pas précisément à l’identification des risques. Allèguant le caractère insuffisamment complet du plan de vigilance malgré les remaniements opérés par la société après mises en demeure, le syndicat Sud PTT sollicite qu’il soit enjoint au défendeur, sous astreinte, de compléter le plan de vigilance en intégrant une cartographie des risques et une liste de sous-traitants et fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie. Dans son jugement du 5 décembre 2023, le Tribunal judicaire de Paris accueille favorablement la requête et enjoint la société La Poste de compléter son plan de vigilance par une cartographie des risques propre à leur identification et leur évaluation (analyse, hiérarchisation des risques) ; d’établir des procédures d’évaluation des sous-traitants en fonction des risques identifiés par la cartographie des risques ; de compléter son plan de vigilance par un mécanisme d’alerte et de recueil des signalement après avoir procédé à une concertation avec les syndicats ; et de publier un réel dispositif de suivi des mesures de vigilance. Le tribunal déboute cependant les demandeurs de leur demande visant à obtenir la liste des sous-traitants et fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie ; obtenir la mise en œuvre effective des mesures de vigilance à travers la résolution immédiate des contrats conclu avec les sous-traitants ayant recours au travail dissimulé ; et celle d’assortir d’une astreinte l’injonction de compléter le plan de vigilance.
En appel, La Poste réfute le caractère incomplet de son plan de vigilance et soutient de manière très audacieuse « qu’une présentation large et générique permet de s’emparer de toutes les déclinaisons et manifestation du risque ». Schématiquement, la société appelante soutient qu’à l’impossible nul n’est tenu en raison de la variation des risques considérée comme trop importante selon les facteurs de risques, les pays, les activités, les fournisseurs et les sous-traitants. L’argument tient difficilement au regard des faits à l’origine de l’assignation, à savoir le recours au travail dissimulé au sein de filiales et sous-traitant situées en France.
Comme en première instance, la cour d’appel de Paris était amenée à répondre à la question suivante : dans quelle mesure le contenu du plan de vigilance publié par une société peut-il être considéré comme suffisamment précis pour satisfaire à l’obligation d’établissement et de mise en œuvre effective d’un plan de vigilance ? Autrement exposé par la juridiction d’appel, comment fixer le « niveau de détail et de formalisation attendu du plan de vigilance » lorsque le législateur est défaillant.
Une discussion non étendue à l’ensemble des mesures de vigilance.
Lorsqu’une société est assujettie au devoir de vigilance en application de l’article L. 225-102-4 du code de commerce (art L. 225-102-1 depuis le 1er janvier 2025), ce même texte prévoit l’élaboration d’un plan de vigilance – élaboré en association avec les parties prenantes – qui comprend les mesures suivantes : 1° Une cartographie des risques destinée à leur identification, leur analyse et leur hiérarchisation ; 2° Des procédures d’évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, au regard de la cartographie des risques ; 3° Des actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves ; 4° Un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements relatifs à l’existence ou à la réalisation des risques, établi en concertation avec les organisations syndicales représentatives dans ladite société ; 5° Un dispositif de suivi des mesures mises en œuvre et d’évaluation de leur efficacité. Dans cette affaire, la cour d’appel de Paris se limite à apprécier la seule conformité des mesures 1°,2°, 4° et 5°, excluant dès lors les actions d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves. Il faudra donc patienter pour obtenir davantage de précisions sur ces obligations positives d’action au sens de mesures suffisantes pour prévenir les risques (sur cette notion CEDH, 9 avril 2024, Grande chambre, n° 53600/20, Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et a. c/ Suisse : K. Adopo, N. Bollecker, L. Colin, « La CEDH et l’inaction climatique de la Suisse : quand les droits de l’homme rencontrent l’urgence environnementale », JAC 2025 n° 245, https://www.jac.cerdacc.uha.fr/la-cedh-et-linaction-climatique-de-la-suisse-quand-les-droits-de-lhomme-rencontrent-lurgence-environnementale-k-adopo-n-bollecker-l-colin/).
La confirmation du pouvoir d’appréciation du plan de vigilance par le juge.
Jusqu’aux arrêts du 18 juin 2024 rendus par la Cour d’appel de Pairs, la voie du procès au fond était restée très fermée (Dalloz actualité, 1er juillet 2024, obs. A.-M. Illcheva) et la discussion bloquait sur la recevabilité de l’assignation sur le fondement de l’article L. 225-102-4 du code de commerce. Le juge rejetait ainsi la requête lorsque la mise en demeure préalable imposée par la loi et l’assignation ne visaient pas un même plan de vigilance annuel (TJ Paris, 1er juin 2023, n° 22/07100, FIDH et a. (affaire Osorno) c/ Vigie Groupe SAS, anciennement Suez : Dalloz actualité, 23 juin 2023, obs. J.-B. Barbièri et A. Touzain ; D. 2024. 990, obs. G. Leray et V. Monteillet ; D. 2024. 990, obs. G. Leray et V. Monteillet) ; ou bien que les demandes présentes dans la mise en demeure doivent être identiques à celles contenues dans l’assignation (TJ Paris, ordonnance du juge de la mise en état, 6 juillet 2023, n° 22/03403, Notre Affaire à tous et a. c/ TotalEnergies SE, Dalloz actualité, 13 juill. 2023, obs. J.-B. Barbiéri et A. Touzain ; D. 2024. 990, obs. G. Leray et V. Monteillet ; Rev. sociétés 2023. 793, obs. A. Danis-Fatôme et N. Hoffschir ; JCP 2023. 1314, note B. Parance et J. Rochfeld).
Ainsi, la question du niveau de précision attendu dans un plan de vigilance n’avait pu être résolue jusqu’à présent. À l’inverse, le juge se montrait réticent à combler le silence de la loi, reprochant en filigrane au législateur de ne pas avoir adopté un décret, certes facultatif, mais qui aurait pu préciser le contenu des mesures de vigilance. En effet, le Tribunal judiciaire de Paris avait précédemment souligné l’insuffisance des dispositions en matière de devoir de vigilance ; le législateur ne revoyant à aucun principe directeur, norme internationale, référentiel ou modus operandi d’élaboration, de mise en œuvre et d’évaluation des mesures de vigilance (TJ Paris, 28 février 2023, n° 22/53942 et 22/53943, Association Les amis de la Terre France c. Total Energies SE).
L’exigence de précision de la cartographie des risques.
En l’absence de précision dans le texte même de la loi sur la vigilance, le juge de première instance comme d’appel semblent adopter une approche finaliste et analytique du plan de vigilance, tout terme vague semble pouvoir être censuré en ce qu’il ne permet pas de tendre vers les objectifs assignés par le législateur. Ainsi, le niveau de précision des mesures doit pouvoir transparaître dans les termes employés au sein du plan de vigilance afin d’en présumer une certaine effectivité : à mesure précise, mesure effective. À l’inverse, des mesures globales, succinctes, sans hiérarchisation des risques ou précision sur le degré de gravité ne pourront bénéficier d’une présomption relative à l’existence d’effets concrets sur les risques présents au sein des activités menées par l’entreprise. L’arrêt confirmatif reprend le raisonnement des juges du fond et rappelle le double objectif des mesures qui doivent être présentes dans un plan de vigilance. D’abord, elles doivent permettre l’identification des risques liées aux activités de l’entreprise et de ses filiales et sous-traitant. Ensuite, elles doivent prévenir les atteintes graves aux droits humains et libertés fondamentales. Ainsi, les juges d’appel font leur le raisonnement des juges du tribunal consistant à retenir conformément à l’ordre des dispositions de l’article L. 225-102-4 du code de commerce la cartographie des risques comme pièce maîtresse du plan de vigilance sans lequel l’édifice de vigilance ne peut tenir.
La cour d’appel de Paris souligne qu’une cartographie à « trop haut degré de généralité » encourt désormais la censure.
L’ombre de la directive européenne sur le devoir de vigilance du 13 juin 2024 sur l’interprétation de la loi française.
La cour d’appel de Paris précise que les demandes d’injonctions doivent être uniquement interprétées à l’aune de la loi française de 2017 sur le devoir de vigilance et non pas selon la directive européenne (EU) 2024/1760 du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance, non transposée et aujourd’hui compromise – certains Etats dont la France ayant clairement exprimé leur souhait d’un abandon de la directive vigilance. Toutefois, conformément au devoir de coopération loyale (art. 4, TUE), l’incertitude sur l’entrée en vigueur de la directive ne doit pas conduire à entraver l’application future de cette dernière. Pour cette raison, la Cour d’appel de Paris veille prudemment à présenter la cohérence de ces deux textes dans l’interprétation qu’elle retient.