EOLIENNES ET SATURATION VISUELLE : LE CADRE JURIDIQUE ET LA MISE EN ŒUVRE D’UNE NOTION EN COURS DE DELIMITATION, B. Steinmetz

Benoît STEINMETZ

Maître de conférences HDR en Droit privé à l’Université de Haute-Alsace

Membre du CERDACC (UR 3992)

 

Le contentieux relatif à l’implantation de parcs éoliens s’appuie sur des moyens juridiques qui ont varié au cours des vingt dernières années. Ils sont fondés sur la protection des paysages (CAA Marseille, 15 janvier 2010, n° 07MA00898 ; CAA Nantes, 24 décembre 2010, n° 09NT01503) ou de la biodiversité avec l’atteinte aux espèces et aux habitats protégés (CE, 22 juin 2023, n° 465839, « Le risque suffisamment caractérisé et la dérogation espèces protégées », B. Steinmetz : RDE 326, p. 393, nov. 2023 ou « La préservation des espèces animales et des habitats versus l’implantation d’éoliennes » : JAC n°229, sept. 2023). Dans cette optique, l’étude d’impact concentre les attentions avec la recherche des inexactitudes, omissions ou insuffisances substantielles qui ont pour effet de nuire à l’information complète de la population ou qui sont de nature à exercer une influence sur la décision de l’autorité administrative, notamment en matière d’impact sur la faune et la flore

Le trouble individuel causé au voisinage (sur cette notion : arrêt Brodelle du CE, 20 juin 2015, n°386121) constitue également un moyen traditionnellement invoqué à l’appui d’une action en justice (à titre d’exemple :  CE, 30 décembre 2010, n° 331357 ou CAA Douai, 16 avril 2015, n°13DA01952). Le préjudice subi en termes de nuisance visuelle était cependant fréquemment rejeté au motif qu’il n’excédait pas la normalité, hors circonstances particulières. La saturation visuelle, mise en œuvre par le Conseil d’Etat dans sa décision du 1er mars 2023 (CE, 1er mars 2023, n°45971) qui se référait à un inconvénient susceptible d’affecter la commodité du voisinage au sens de l’article L. 511-1 du Code de l’environnement, peut constituer en ce sens un moyen favorable à la contestation de l’implantation d’un parc éolien.

Depuis le 1er mars 2023, plusieurs décisions sont venues préciser la notion de saturation visuelle et les critères de sa mise en œuvre sur le fondement de l’article L. 511-1 du Code de l’environnement.

 

I.- Le fondement juridique de l’article L. 511-1 du Code de l’environnement et la notion de saturation visuelle

La notion de saturation visuelle dans le contentieux des éoliennes est relativement récente. Si on peut la dater d’un point de vue législatif au 10 mars 2023, elle est en réalité utilisée sur le fondement de l’article L. 511-1 du Code de l’environnement par des cours administratives d’appel depuis quelques années et par le Conseil d’Etat dans une décision du 1er mars 2023.

 

A.- L’article L. 511-1 du Code de l’environnement et les dangers ou inconvénients causés à la commodité du voisinage

L’autorité administrative impose une autorisation dans le cas des éoliennes qui excèdent les puissances ou dimensions prévues par la nomenclature des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE). L’article L. 511-1 C. env. subordonne alors tout projet de parc éolien au critère d’absence de dangers ou d’inconvénients excessifs à la commodité du voisinage.

Le Code de l’environnement inclut « la protection de la nature, de l’environnement et des paysages » parmi les intérêts protégés. Cette protection des paysages en tant qu’intérêt public général, y compris par des Conventions internationales, n’exclut pas la prise en compte d’un désagrément pour le voisinage directement lié à l’impact visuel d’un projet éolien.

Comme le rappelle une jurisprudence administrative constante, la circonstance que la protection des paysages figure à l’article L. 511-1 ne saurait faire obstacle à ce que l’impact visuel d’un projet soit pris en compte pour apprécier les inconvénients supportés par les riverains (par exemple : CAA NANTES, 12 juillet 2024, n°22NT01245 ; CAA de LYON, 7ème chambre, 13 février 2025, n°21LY02659). Autrement dit, un parc éolien peut atteindre la commodité du voisinage non seulement par le bruit ou les ombres portées, mais aussi par son effet visuel, indépendamment de la protection générale du paysage.

La loi n° 2023-175 du 10 mars 2023 relative à l’accélération de la production d’énergies renouvelables devait borner la possible contestation de l’implantation d’éoliennes. C’était sans compter un amendement parlementaire introduisant la notion de saturation visuelle, sans qu’elle ne soit pour autant expressément définie. Critiquée comme ouvrant la porte à un nouveau contentieux (voir les travaux parlementaires sur « le nid à contentieux des anti-éoliens »), c’est presqu’à contre cœur, « du bout des lèvres » pour reprendre une expression employée par la doctrine (Chron. « Droit de l’urbanisme et cadre de vie », G. Kalflèche et Ph. Zavoli : RJE 2024, p. 195), que cette notion fut votée après de vives discussions à l’Assemblé nationale.

La saturation visuelle est traitée comme un inconvénient de voisinage potentiellement excessif et sera appréciée au cas par cas par le juge administratif sur la base des éléments de fait présentés. Cet intérêt particulier est pris en compte quand la densité des éoliennes dans le paysage devient telle qu’elles s’imposent dans tous les angles de vision d’un point donné. D’un point de vue technique, cette notion a été approchée par divers indices paysagers (indice d’occupation des horizons, indice de respiration, etc.). D’un point de vue juridique, ces derniers ne lient pas le juge administratif, qui s’y réfère de manière variable en se fondant plus largement sur l’article L. 511-1 du Code de l’environnement.

 

B.- La prise en compte par la jurisprudence de la saturation visuelle comme moyen de contestation

D’abord développée par les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel, qui ont considéré que la visibilité d’éoliennes depuis une habitation pouvait constituer des inconvénients au voisinage (par exemple : CAA Douai, 26 oct. 2021, n° 20DA00521), la notion de saturation visuelle a été consacrée par le Conseil d’État le 1er mars 2023 (CE, 1er mars 2023, société EDPR France Holding, n°459716). Dans cet arrêt, il a été jugé que « le phénomène de saturation visuelle qu’est susceptible de générer un projet de parc éolien peut être pris en compte pour apprécier ses inconvénients pour la commodité du voisinage au sens de l’article L. 511-1 du Code de l’environnement ».

Cette décision reconnaît la faculté pour le juge du fond d’examiner la saturation visuelle comme l’un des critères d’appréciation de l’atteinte à la commodité du voisinage (au même titre que le bruit ou l’émission d’une source lumineuse). Il appartient aux magistrats d’effectuer au cas par cas une appréciation souveraine de l’existence d’un effet de saturation visuelle, constitutive d’une gêne visuelle excessive pour les riverains. Le juge administratif n’est pas tenu par un seuil quantitatif prédéfini : il lui appartient d’examiner concrètement les circonstances du projet (nombre d’éoliennes, distance, configuration du site…) et de reconnaître un effet de saturation quand la visibilité des éoliennes est foncièrement excessive.

Le Conseil d’Etat valide ainsi l’approche de la Cour administrative d’appel de Douai, qui avait motivé sa décision par le cumul des angles occupés par les éoliennes, sans pour autant que la décision soit liée à des normes techniques prédéfinies. De manière classique, cette liberté souveraine d’appréciation trouvera simplement sa limite en cas de dénaturation (« les juges du fond apprécient souverainement, sous réserve de dénaturation, l’existence d’un phénomène de saturation visuelle d’un projet »).

Le Conseil d’État réaffirme également que la prise en compte de la saturation visuelle n’est pas contradictoire, mais au contraire qu’elle s’additionne, avec la protection des paysages dont le principe est admis classiquement et de longue date par les juges du fond administratifs (par exemple : CAA Marseille, 15 janvier 2010, n° 07MA00898, CAA Nantes, 24 décembre 2010, n° 09NT01503), sous réserve de certaines limites au principe de protection (par exemple : CAA Marseille, 6 octobre 2011, n°09MA03285 ; CAA Marseille, 25 novembre 2010, n° 09MA00756 ; CAA Marseille, 21 octobre 2010, n° 08MA03443).

La saturation visuelle fait désormais partie intégrante du contentieux relatif aux parcs éoliens dans le cadre plus général des inconvénients pour la commodité du voisinage. Pour autant, cette notion reste à définir, que ce soit dans son cadre de mise en œuvre ou dans les éléments de fait et de preuve admissibles.

 

II.- L’appréciation du niveau de saturation visuelle nécessaire à la remise en cause d’une éolienne

Après avoir admis le principe de la saturation visuelle, la jurisprudence est venue affiner cette notion en retenant l’encerclement visuel comme étant un critère essentiel. Ce dernier est apprécié en prenant en compte les éoliennes existantes, mais également celles à venir quand elles ne sont pas simplement putatives.

 

A.- Le critère essentiel de l’encerclement visuel

Un arrêt du Conseil d’État du 10 novembre 2023 (n°459079) précise la méthode d’appréciation du phénomène de saturation visuelle. En l’espèce, la Cour administrative d’appel avait certes relevé que 72 éoliennes avaient déjà été construites ou autorisées dans un rayon de 10 kilomètres autour de la commune d’implantation du projet de parc éolien (16 dans un rayon 3 kilomètres) et que ce projet avait pour effet de porter le cumul des angles occupés par des éoliennes à un total de 167,5 degrés, mais qu’il ne résultait pas de l’instruction que les éoliennes seraient toutes visibles simultanément depuis un même point. Les juges de la Cour administrative d’appel avaient alors écarté l’existence d’un effet de saturation visuelle et le fait que le projet contesté présente des inconvénients excessifs pour la commodité du voisinage puis, en conséquence, avaient annulé le refus préfectoral d’autorisation.

Le Conseil d’Etat considère que la Cour a entaché son arrêt d’une erreur de droit, au motif que la circonstance que les éoliennes ne seraient pas toutes simultanément visibles depuis un même point n’est pas, par elle-même, de nature à permettre d’écarter automatiquement l’existence d’une saturation visuelle. En effet, cette dernière peut résulter de l’effet d’encerclement lié à la réduction de l’angle de respiration qu’invoquaient les riverains. L’effet visuel cumulé des éoliennes, intégrant les différents horizons visibles depuis sa propriété ou son domicile, va renforcer l’impression d’encerclement du fait de l’absence ou de la forte diminution d’horizon marqué par l’absence d’éoliennes. Si l’absence de continuité visuelle atténue l’effet de saturation, la réduction d’horizon vierge, par la multiplication d’éoliennes, témoigne au contraire d’un encerclement croissant.

La juridiction administrative précise que la saturation visuelle causée par un projet de parc éolien doit s’apprécier au regard de l’ensemble des éoliennes installées ou autorisées et de la configuration particulière des lieux (reliefs, éléments occultants et écrans visuels naturels), afin de mesurer l’incidence du projet sur les angles d’occupation et l’espace de respiration. L’angle d’occupation est entendu comme la somme des amplitudes angulaires occupées par les éoliennes, tandis que l’espace de respiration désigne le plus grand angle continu sans éolienne visible. Par conséquent, si le projet occupe une partie importante de l’horizon entourant une propriété, cela signe un effet de saturation renforcé (Gloux-Saliou, « Parcs éoliens et saturation visuelle, comment apprécier l’atteinte à un « espace de respiration » ? » : AJDA 2022, p. 1611 ; Méthode pour l’analyse de la saturation visuelle éolien en Hauts-de-France, DREAL Hauts-de-France – Service Eau et Nature, https://www.hauts-de-france.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/2021-10-19_methodo_saturation_eolien.pdf).

 

B.- La prise en compte des parcs éoliens existants et en projet

L’encerclement visuel ne se matérialise pas uniquement par la prise en compte des éoliennes existantes, mais en tenant compte d’autres projets de parcs en cours d’instruction.

Dans l’arrêt du Conseil d’Etat du 13 décembre 2024 (n°465368), était sollicitée une autorisation environnementale pour l’exploitation d’un parc éolien de six aérogénérateurs. Le refus du préfet du Pas-de-Calais sur le fondement de la saturation visuelle, confirmé par la Cour administrative d’appel de Douai le 3 mai 2022, se basait sur cinq projets en cours d’instruction, alors même que trois avaient déjà été refusés par ailleurs.

Le Conseil d’État rappelle à nouveau qu’il « appartient à l’autorité administrative, pour apprécier les inconvénients pour la commodité du voisinage liés à l’effet de saturation visuelle causé par un projet de parc éolien, de tenir compte de l’effet d’encerclement résultant du projet en évaluant, au regard de l’ensemble des parcs installés ou autorisés et de la configuration particulière des lieux, notamment en termes de reliefs et d’écrans visuels, l’incidence du projet sur les angles d’occupation et de respiration, ce dernier s’entendant du plus grand angle continu sans éolienne depuis les points de vue pertinents ».

Surtout, il est souligné que si la décision préfectorale « peut, le cas échéant, également tenir compte, pour porter cette appréciation, d’autres projets de parcs éoliens, faisant l’objet d’une instruction concomitante, qu’elle s’apprête à autoriser, elle ne saurait prendre en compte des projets qu’elle a refusés, quand bien même les décisions de refus ne seraient pas devenues définitives ». Par conséquent, la Cour administrative d’appel de Douai a commis une erreur de droit en validant le refus du préfet, qui avait pris en compte trois projets déjà écartés à la date de sa décision.

Il est souhaitable de prendre en compte les projets de parcs éoliens en cours d’instruction concomitante, quand ils sont susceptibles d’être autorisés. Le Conseil d’Etat relève aussi que les projets ayant déjà fait l’objet d’un refus, même non définitif, ne sont pas retenus dans cette évaluation. En ce sens, l’impact d’un projet doit se baser sur des éléments concrets quant à l’existence d’une saturation visuelle. On ne peut donc qu’approuver la position du Conseil d’Etat qui précise que doit être pris en compte un projet en cours d’instruction concomitante lorsque celui-ci est sur le point d’être autorisé, car son effet visuel devient imminent ou du moins très probable. En revanche, que l’autorité préfectorale ne puisse pas intégrer dans son évaluation les parcs éoliens qui ont fait l’objet d’une décision de refus, quand elle est non définitive, pose de nouvelles difficultés. Cette position interroge en effet sur la question d’éoliennes non prises en compte, alors que le refus n’est pas définitif, dans l’appréciation de la saturation visuelle pour un projet de parc déposé par ailleurs. Dans l’hypothèse où ces éoliennes seraient validées postérieurement, par exemple suite à un contentieux juridictionnel, elles s’ajouteraient au projet de parc autorisé entre temps. Le cumul des projets validés, par autorisation ou par une décision juridictionnelle, pourrait entraîner une saturation visuelle, sans qu’un recours sur ce fondement ne soit encore possible.