Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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EXHIBITION SEXUELLE ET LIBERTE D’EXPRESSION : AU RISQUE D’UNE CONDAMNATION, J. Mattiussi

 Julie Mattiussi

Maîtresse de conférences à l’Université de Haute-Alsace
Membre du CERDACC

Cass. crim. 9 janvier 2019, n° 17-81.618, FS-P+B [1]

 

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 Introduction

 Pour une femme, montrer ses seins dans une église est une exhibition sexuelle, quels que soient les motifs de ce geste. Une militante Femen l’a appris à ses dépens, la Cour de cassation ayant approuvé sa condamnation pour exhibition sexuelle dans un arrêt du 9 janvier 2019. En l’espèce, une activiste du mouvement Femen s’est présentée seins nus dans une église pour y simuler l’avortement de Jésus. Elle utilisait alors le mode d’action classique du groupe Femen : choquer le public en exposant sa nudité et en accomplissant un geste transgressif pour faire entendre ses positions féministes. Condamnée pour exhibition sexuelle en première puis en seconde instance, elle a formé un pourvoi en cassation arguant de ce qu’elle n’avait été animée d’aucune intention sexuelle et de ce que la condamnation porterait atteinte à sa liberté d’expression. La Cour de cassation rejette le pourvoi et approuve la cour d’appel d’avoir, d’une part, caractérisé l’élément moral de l’infraction (I) et, d’autre part, affirmé qu’aucune atteinte excessive n’était portée à la liberté d’expression (II).

I. L’élément moral de l’infraction caractérisé

D’après la Cour de cassation, l’élément moral de l’infraction est caractérisé au motif que la militante a « volontairement dénudé sa poitrine dans une église qu’elle savait accessible au regard du public ». La Cour rejette l’argumentaire du pourvoi, consistant à dire que l’infraction ne pouvait pas être constituée en l’absence d’intention de nature sexuelle, pour s’en tenir à une interprétation classique de l’infraction d’exhibition sexuelle : celle-ci n’exige qu’un dol général, soit une volonté d’exposer sa nudité[2]. Les mobiles animant l’auteure de l’exhibition n’ont pas à être pris en considération. La Haute juridiction avait déjà eu l’occasion d’affirmer cette position moins d’un an avant, dans une décision du 10 janvier 2018 concernant l’action seins nus d’une Femen au musée Grévin[3].

La thèse selon laquelle le texte exige une intention sexuelle avait pourtant une résonance certaine, tant chez les juges du fond, qui ont rendu le 10 décembre 2018 un arrêt de résistance à la décision de la Cour de cassation de janvier 2018, qu’au Ministère de la Justice, d’après une réponse ministérielle du 4 septembre 2018[4]. Faisant fi de ces éléments, l’arrêt de la Haute juridiction du 9 janvier 2019 réaffirme nettement sa position classique sur l’élément moral, et rappelle au passage qu’une réponse ministérielle n’est dotée d’aucune valeur normative.

La Cour de cassation affirme également que l’atteinte à la liberté d’expression causée par la condamnation était justifiée en l’espèce.

II. L’atteinte à la liberté d’expression tolérée

Dans la décision du 9 janvier 2019, la Cour de cassation affirme que la décision de la cour d’appel « n’a pas apporté une atteinte excessive à la liberté d’expression de l’intéressée, laquelle doit se concilier avec le droit pour autrui, reconnu par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, de ne pas être troublé dans la pratique de sa religion ». Autrement dit, face à un pourvoi reprochant à la cour d’appel d’avoir limité la liberté d’expression de l’intéressée, les juges du Quai de l’Horloge procèdent à une mise en balance avec une liberté d’égale valeur normative : la liberté de religion.

La Cour de cassation emprunte la technique désormais classique de la Cour européenne des droits de l’Homme. La solution, de ce point de vue, est convaincante : elle ne risque pas d’être remise en cause par la Cour européenne des droits de l’Homme, qui laisse aux États une large marge d’appréciation sur ce point[5]. Ainsi, l’atteinte à la liberté d’expression caractérisée par la condamnation de l’activiste Femen est tolérée au nom de la liberté de religion.

Conclusion

La solution rendue le 9 janvier 2019 apparaît respectueuse des principes classiques de droit pénal et des techniques de contrôle mises en œuvre en cas de conflit de libertés fondamentales. Se pose néanmoins la question de savoir ce qu’il adviendrait de la solution en l’absence de contexte religieux.

D’une part, il serait possible de s’interroger sur le point de savoir si, en dehors du contexte d’une église, la nudité des seins féminins remplit bien l’exigence de nudité sexualisée exigée par le texte au titre de l’élément matériel de l’infraction[6]. Tout dépendrait du point de savoir si les juges considéreraient que les Femen veulent mettre en avant leur poitrine en tant qu’élément sexualisé du corps féminin pour se faire remarquer et ainsi pouvoir faire entendre leurs contestations – ils pourraient dans ce cas considérer que la nudité est bel et bien sexualisée – ou si les juges estimeraient que les Femen détournent la norme sociale selon laquelle les seins féminins doivent être cachés parce qu’ils sont sexuels, donnant ainsi à leur nudité une coloration exclusivement politique.

D’autre part, on pourrait se demander ce que donnerait le contrôle de proportionnalité de la condamnation pour exhibition sexuelle au regard de la liberté d’expression en l’absence du contrepoids que constitue la liberté de religion. La Cour européenne des droits de l’Homme a eu l’occasion, en 2014[7], d’estimer que la condamnation d’un homme revendiquant sa liberté de d’exprimer par une nudité intégrale n’était pas constitutive d’une ingérence injustifiée dans sa liberté d’expression. En serait-il de même pour la Femen à demi-nue ?

L’avenir le dira peut-être, l’arrêt du 10 décembre 2018, relaxant à nouveau la Femen du musée Grévin, ayant été frappé de pourvoi en cassation.

[1] RLDI 2019. 156 ; D. actu 21 janv. 2019, obs. D. Goetz ; Gaz. pal. 2019, n°  5, p. 32.

[2] V. Malabat, Droit pénal spécial, Hypercours Dalloz, 2018, 8e éd., n° 382 et s., p. 202 ; A. Lepage, « Des éventuels rapports entre le délit d’exhibition sexuelle et la liberté d’expression », Comm. com. electr. 2018, n° 4. 28, note sous Cass. crim. 10 janv. 2018.

[3] Cass. crim. 10 janvier 2018, n° 17-80816, Inédit, Juris-Data n° 2018-000057 : Comm. com. electr. 2018, n° 4. 28, note A. Lepage ; D. 2018. 1061, note L. François ; RSC 2017. 418, obs. Y. Mayaud ; dr. pén. 2018, n° 3, comm. 42, obs. P. Conte ; Rev. Pénitentiaire 2018, n° 1, p. 81, note V. Malabat.

[4] Rep. min. à la question n° 9763 de P. Molac relative à la définition de l’exhibition sexuelle, JOAN 4 sept. 2018, p. 7820.

[5] CEDH 15 mai 2002, aff. Bulgaru c. Roumanie, § 52 (pas de violation de la liberté d’expression par la condamnation d’une femme ayant choisi d’intervenir lors d’une fête religieuse dans une cathédrale pour formuler des critiques à l’encontre de la hiérarchie de l’Église orthodoxe) ; v. aussi, dans des affaires moins proches de la présente espèce, CEDH 20 sept. 1994, aff. Otto-Preminger-institut c. Autriche, n° 13470/87, §57 (pas de violation de la liberté d’expression par la saisie d’un film de nature à heurter les sentiments religieux) ; CEDH 25 novembre 1996, aff. Wingrove c. Royaume-Uni, n° 17419/90, § 64 (solution similaire au sujet d’un court-métrage) ; CEDH 13 sept. 2005, aff. I. A c. Turquie, n° 42571/98, § 31 (Pas de violation de la liberté d’expression par la condamnation à une amende de faible montant de l’auteur d’un ouvrage de nature à heurter les sentiments religieux). V. toutefois CEDH 31 janv. 2006, aff. Giniewski c. France, n° 64016/00 (atteinte à la liberté d’expression par la condamnation pour diffamation d’un auteur) et, plus récemment, CEDH 30 janv. 2018, aff. Sekmadienis Ltd. c/ Lituanie, n° 69317/14 (atteinte à la liberté d’expression par l’interdiction d’une publicité commerciale de nature à heurter les sentiments religieux).

[6] T. Dailler, La peau humaine en droit privé, th. dactyl. Limoges, 2015, n° 313, p. 244.

[7] CEDH 28 oct. 2014, n° 49327/11, aff. Gough c. Royaume-Uni.