JAC n° 127/septembre 2012

L’AFFIRMATION DE LA « NOMENCLATURE DINTILHAC » EN MATIERE D’ACCIDENT DU TRAVAIL

Benoît GENIAUT

 

La « nomenclature Dintilhac » gagne du terrain en matière d’accident du travail, inspirant de plus en plus les arrêts de la Cour de cassation quant à l’identification des postes de préjudices qui sont couverts par les prestations de sécurité sociale ou dont la victime peut réclamer l’indemnisation en cas de faute inexcusable de l’employeur.

Le code de la sécurité sociale organise une réparation des victimes d’accidents du travail dérogatoire au droit commun de la responsabilité. Reprenant le compromis historique réalisé par la loi du 9 avril 1898, le livre IV de ce code assure une réparation automatique et forfaitaire pour la victime, à la charge des organismes de sécurité sociale. En contrepartie, les employeurs financent cette protection par des cotisations spécifiques tout en bénéficiant d’une immunité civile – leur responsabilité civile ne pouvant être recherchée par leurs salariés. Avant consolidation, l’assuré social a droit à une prise en charge intégrale de ses dépenses de santé. Outre ces prestations en nature, il perçoit également une compensation de sa perte de revenus sous forme d’indemnités journalières. Après consolidation, une indemnité en capital ou une rente lui est servi en cas d’incapacité permanente de travail. Ce n’est qu’en cas de faute intentionnelle de l’employeur que le droit commun retrouve à s’appliquer. Si l’accident du travail est dû à la faute inexcusable de l’employeur, la victime peut toutefois prétendre à une majoration de cette indemnité ou rente (art. L. 452-2 C. sécu. soc.) ainsi qu’à une prise en charge de préjudices non couverts, à savoir : « la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales par elle endurées, de ses préjudices esthétiques et d’agrément ainsi que celle du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle» (art. L. 452-3 C. sécu. soc.).

Ces dispositions font figure de droit spécial et s’appliquent de manière autonome. Reste que, depuis peu, elles doivent composer avec deux autres références. Par une combinaison de références (I), la « nomenclature Dintilhac » s’affirme en matière d’accident du travail, ainsi que l’atteste l’émergence d’une autonomie du préjudice sexuel (II) et la distinction en jurisprudence des déficits fonctionnels temporaires et permanents (III).

 

I. Combinaison des références

Rendue sur question prioritaire de constitutionnalité, la décision QPC n°2010-8 du 18 juin 2010 du Conseil constitutionnel n’a pas remis en cause la validité du système spécifique de réparation des accidents du travail (RCA 2010. 8, note H. Groutel; JCP 2010. 1015, no 10, obs. Bloch; Dr. ouvrier 2010. 612, obs. F. Guiomard; D. 2011. Chron. 459, note Porchy-Simon ; add. P. Sargos, La saga triséculaire de la faute inexcusable, D. 2011. chr. 768). Le Conseil a toutefois assorti sa décision d’une réserve d’interprétation à l’égard des dispositions prévoyant une indemnisation complémentaire des victimes et de leur ayant droit en cas de faute inexcusable de l’employeur. Dans le considérant 18 de sa décision, il retient que les dispositions de ce texte « ne sauraient toutefois, sans porter une atteinte disproportionnée au droit des victimes d’actes fautifs, faire obstacle à ce que ces mêmes personnes, devant les mêmes juridictions, puissent demander à l’employeur réparation de l’ensemble des dommages non couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale ».

Lorsqu’elle s’appuie sur l’article L. 452-3 C. sécu. soc., la Cour de cassation indique alors qu’elle applique ce texte « tel qu’interprété à lumière de la décision » du Conseil constitutionnel. Cette référence, analogue à celle retenue à l’égard des directives européennes, se justifie par l’autorité particulière des décisions du Conseil constitutionnel qui, rappelons-le, « s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles » (art. 62 de la Constitution). Elle souligne par ailleurs que le Conseil constitutionnel, ici, ne pose pas une nouvelle règle de droit positif, mais se contente d’orienter l’interprétation d’un texte. Malgré sa lettre, l’art. L. 452-3 C. sécu. soc. doit dorénavant être interprété comme ne dressant pas une liste limitative des préjudices complémentaires dont le salarié peut demander réparation. On comprend dès lors que la réparation des préjudices non visés expressément par le texte de l’article en question et non couverts par ailleurs par les prestations de sécurité sociale suit le même régime que l’indemnisation des préjudices directement visés. La Cour de cassation a ainsi précisé que le versement direct par les caisses de sécurité sociale prévu par le dernier alinéa de l’art. L. 452-3 s’appliquait aussi aux préjudices non énumérés par ce texte (Civ. 2ème, 8 avril 2012, n° 11-14311 et 11-12299).

Une telle autorité ne s’attache assurément pas à la « nomenclature Dintilhac ». Ce qui ne constitue qu’une proposition émanant d’un groupe de travail ne vaut pas « règle de droit applicable au litige » au sens de l’art. 12 C. proc. civ. Force est de constater toutefois que cette nomenclature inspire la Cour de cassation dans son appréciation des préjudices. En matière d’accidents du travail, la Cour de cassation lui emprunte ainsi son vocabulaire, évoquant le « déficit fonctionnel temporaire » et le « déficit fonctionnel permanent » alors que le code de la sécurité sociale ne parle que d’ « incapacité de travail ». Plus encore, c’est la grammaire de cette nomenclature qui paraît gagner du terrain. Tout en s’appuyant sur la décision du Conseil constitutionnel et le code de la sécurité sociale, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation reprend à son compte l’idée d’une autonomie du préjudice sexuel au regard du préjudice d’agrément et des déficits fonctionnels.

 

II. L’autonomie du préjudice sexuel

Suivant la suggestion du rapport Dintilhac, la Cour de cassation a consacré en droit commun de la responsabilité l’autonomie du préjudice sexuel, par rapport notamment au préjudice d’agrément (voir C. Lienhard, Dommage corporel, une avancée enfin décisive : le rapport Dintilhac, JAC n° 59). Reprenant les termes même du rapport (Voir M. Robineau, Le statut normatif de la nomenclature Dintilhac, JCP G 2010, 612. 1147), la deuxième Chambre civile affirme que le préjudice d’agrément vise exclusivement « l’impossibilité pour la victime de pratiquer régulièrement une activité spécifique sportive ou de loisirs » (Civ. 2ème 28 mai 2009, Bull. civ. II, n° 131). Distinct du précédent, « le préjudice sexuel comprend tous les préjudices touchant à la sphère sexuelle à savoir : le préjudice morphologique lié à l’atteinte aux organes sexuels primaires et secondaires résultant du dommage subi, le préjudice lié à l’acte sexuel lui-même qui repose sur la perte du plaisir lié à l’accomplissement de l’acte sexuel, qu’il s’agisse de la perte de l’envie ou de la libido, de la perte de la capacité physique de réaliser l’acte, ou de la perte de la capacité à accéder au plaisir, le préjudice lié à une impossibilité ou une difficulté à procréer » (Civ. 2ème 17 juin 2010, Bull. civ. II, n° 115).

En matière d’accident du travail, la Cour de cassation retenait pourtant une conception large du préjudice d’agrément, incluant le préjudice sexuel : « au sens de l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale, le préjudice d’agrément est celui qui résulte des troubles ressentis dans les conditions d’existence, notamment le préjudice sexuel » (Civ. 2ème 8 avril 2010, n° 09-14047, RJS 2010, no 559; JCP S 2010, no 1662, note T. Tauran; RTD civ. 2010. 559, note P. Jourdain; D. 2010. 1089, note P. Sargos; Dr. ouvrier 2010. 612, obs. F. Guiomard). Cette conception large permettait en réalité à la Cour de cassation d’assurer une prise en charge du préjudice sexuel en cas de faute inexcusable, puisque seul le préjudice d’agrément est en tant que tel visé par l’article L. 452-3 C. sécu. soc.. Retenir l’autonomie du préjudice sexuel aurait contraint la Cour de cassation à l’exclure de la liste de ces préjudices dont le salarié peut réclamer réparation en sus de la majoration de sa rente ou indemnité d’incapacité.

Depuis la décision QPC du 18 juin 2010 rendue par le Conseil constitutionnel et l’ouverture de la liste des préjudices dressée par l’article L. 452-3 C. sécu. soc., ce rattachement n’est plus nécessaire pour assurer la prise en charge du préjudice sexuel. Par deux arrêts des 4 avril et 28 juin 2012, la Cour de cassation aligne alors son interprétation sur celle du droit commun en consacrant l’autonomie du préjudice sexuel. La Cour énonce ainsi que « le préjudice sexuel, qui comprend tous les préjudices touchant à la sphère sexuelle, doit désormais être apprécié distinctement du préjudice d’agrément mentionné au texte susvisé » (Civ. 2ème 4 avril 2012, PBRI, Dr. soc. 2012, 839, note S. Hocquet-Berg ; D. 2012, 1098, note P. Porchy-Simon ; Civ. 28 juin 2012, Dalloz actualité, 10 juillet 2012, obs. G. Rabu). En usant de la formule « doit désormais être apprécié », la Cour de cassation ne semble même pas masquer le caractère normatif de sa jurisprudence. La décision du Conseil constitutionnel ne dit en effet pas un mot sur cette question du préjudice sexuel et n’imposait en rien ce revirement. Reste que ce choix de politique juridique est à même de faire progresser la réparation des victimes d’accident du travail.

L’arrêt du 28 juin 2012 précise en outre que le préjudice sexuel ne saurait être confondu avec le déficit fonctionnel. Ce préjudice doit être considéré comme en partie couvert par la rente ou le capital déjà perçu par la victime d’accident du travail, selon que l’on évoque plus précisément le déficit fonctionnel temporaire et le déficit fonctionnel permanent.

 

III. La distinction des déficits fonctionnels temporaires et permanents

Le rapport Dintilhac suggère d’abandonner la référence à l’incapacité de travail, tant il n’est pas clair que ce préjudice n’a qu’une dimension professionnelle économique ou qu’il recouvre aussi des éléments d’ordre personnel, ce qui peut être source d’insécurité et d’injustice pour les victimes. A la place d’une référence à l’incapacité de travail, qu’elle soit temporaire ou permanente, le rapport propose de nouvelles distinctions. Sur un plan patrimonial, il conviendrait d’évoquer « la perte de gains professionnels actuels », qui concerne uniquement « les répercussions du dommage sur la sphère professionnelle de la victime jusqu’à consolidation », ainsi que « la perte de gains futurs » et « l’incidence professionnelle ». Sur un plan extrapatrimonial, il faudrait parler de « déficit fonctionnel temporaire », dont le poste de préjudice « cherche à indemniser l’invalidité subie par la victime dans sa sphère personnelle pendant la maladie traumatique », et de « déficit fonctionnel permanent » après consolidation.

Reprenant ces distinctions, la Cour de cassation retient dans son arrêt du 28 mai 2009, que « pour l’indemnisation du préjudice corporel, la réparation des postes de préjudice dénommés déficit fonctionnel temporaire et déficit fonctionnel permanent inclut, le premier, pour la période antérieure à la date de consolidation, l’incapacité fonctionnelle totale ou partielle ainsi que le temps d’hospitalisation et les pertes de qualité de vie et des joies usuelles de la vie courante durant la maladie traumatique, le second, pour la période postérieure à cette date, les atteintes aux fonctions physiologiques, la perte de la qualité de vie et les troubles ressentis par la victime dans ses conditions d’existence personnelles, familiales et sociales » (Civ. 2ème 28 mai 2009, Bull. civ. II, n° 131).

En matière d’accident du travail, le système d’indemnisation prévu par le Code de la sécurité sociale repose sur l’incapacité de travail, temporaire ou définitive. L’incapacité temporaire est couverte par le versement des indemnités journalières, et l’incapacité permanente par le service d’une indemnité en capital ou d’une rente (pour les incapacités dont le taux est d’au moins 10%). Une conception large du préjudice d’agrément, entendu comme celui qui résulte des troubles ressentis dans les conditions d’existence (Civ. 2ème 8 avril 2010, précité) permettait, en cas de faute inexcusable, d’assurer au salarié une indemnité complémentaire par référence à l’article L. 452-3 C. sécu. soc.. Suite à l’ouverture de cette liste par le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation a entendu préciser sa position en s’appuyant encore, à mots couverts, sur la « nomenclature Dintilhac ».

Dans un des arrêts rendus le 4 avril 2012, la deuxième chambre civile affirme ainsi que les indemnités journalières ne couvrent pas le déficit fonctionnel temporaire dont l’indemnisation peut être réclamée en cas de faute inexcusable sur le fondement de l’art. L. 452-3 C. sécu. soc. tel qu’interprété à la lumière de la décision du Conseil constitutionnel (Civ. 2ème 4 avril 2012, n° 11-14311 et 11-14594). Cette solution paraît tout à fait justifiée, si l’on considère que les indemnités journalières, calculées sur la base du salaire perçu par le travailleur avant son arrêt de travail, ont pour objet de compenser la perte des revenus consécutive à l’arrêt de travail. Lié à la sphère personnelle du préjudice subit, le déficit fonctionnel temporaire doit constituer un poste autonome d’indemnisation.

En revanche, la Cour de cassation affirme que le déficit fonctionnel permanent se trouve couvert par les prestations du livre IV du code de la sécurité sociale. Pour la Cour, « la rente versée à la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle dont le taux d’incapacité est supérieur à 10 % indemnise, d’une part, les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité et, d’autre part, le déficit fonctionnel permanent » (Civ. 2ème 4 avril 2012, n° 11-14311 et 11-14594 et n° 11-15393). La rente, contrairement aux indemnités journalières, a donc selon la Cour un double objet, tant professionnel que personnel. La même solution devrait être retenue à propos de l’indemnité en capital pour les incapacités de moins de 10%. Or, en cas de faute inexcusable, ces prestation sont majorées mais demeurent plafonnées. La réparation intégrale du préjudice n’est pas assurée, ce que le Conseil constitutionnel n’a pas entendu censurer. Dans sa décision QPC du 18 juin 2010, la haute juridiction retient en effet que ce plafonnement « n’institue pas une restriction disproportionnée aux des victimes d’accident du travail ou de maladie professionnelle » (considérant n° 17). Et la Cour de cassation d’en déduire qu’un préjudice professionnel ne peut faire l’objet d’une indemnisation complémentaire distincte de la rente par référence à l’art. L. 452-3 C. sécu. soc., « le mécanisme d’indemnisation dérogeant au droit commun de la responsabilité et ne garantissant pas la réparation de l’intégralité des préjudices résultant de l’accident » (Civ. 2ème 13 octobre 2011, n° 10-15649). La même solution s’impose donc pour le déficit fonctionnel permanent.

Reste qu’on peut se demander si la rente ou le capital concerne bien la sphère personnelle du préjudice en sus de la sphère professionnelle et patrimoniale. L’objet de cette prestation n’est pas en tant que tel défini par le Code de la sécurité sociale. Quant aux modalités de calcul, si le capital se trouve fixé forfaitairement, la rente se détermine par référence au salaire. Relevons alors que le Conseil constitutionnel lui-même, dans sa décision du 18 juin 2010, parle, à propos de la majoration du capital ou de la rente, d’une « indemnité destinée à compenser la perte de salaire résultant de l’incapacité » (considérant n° 17). Dans ces conditions, la Cour de cassation n’aurait-elle pas pu retenir que le capital ou la rente majoré ne couvre que des préjudices d’ordre patrimonial ? Le déficit fonctionnel permanent aurait alors pu être détaché de ces prestations pour faire l’objet d’une indemnisation autonome sur le fondement de l’article L. 452-3 C. sécu. soc. « tel qu’interprété à la lumière de la décision du Conseil constitutionnel ».