LA RECONNAISSANCE DE LA RESPONSABILITE DE L’ETAT SUITE A L’AGRESSION MORTELLE D’YVAN COLONNA, H. Arbousset
Hervé ARBOUSSET
Professeur de droit public à l’Université de Haute-Alsace
Membre du CERDACC (UR 3992)
Commentaire sur TA Marseille, 18 février 2025, n°2202926 et 2202927
L’actualité conduit, à intervalles plus ou moins réguliers, les médias à se focaliser sur certaines situations comme les lieux de privation de libertés. Tel a été le cas à la suite de l’agression violente au sein de la maison centrale d’Arles subie par Yvan Colonna le 2 mars 2022 causée par un autre détenu qui s’est soldée par le décès de la victime, le 21 mars 2022. Le décès de ce détenu, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour l’assassinat du préfet Claude Erignac le 6 février 1998 à Ajaccio, a été particulièrement commenté par les médias. Puis, ceux-ci, comme souvent, sont passés à autre chose laissant place au temps de la recherche de la vérité judiciaire et de l’éventuelle reconnaissance de responsabilité au plan pénal mais aussi civil sans oublier la recherche possible de la responsabilité de l’Etat. Ce dramatique événement a remis dans la lumière, si tant est qu’il en soit sorti, le thème de la violence dans les établissements pénitentiaires. Cela fait écho à l’analyse du directeur de l’administration pénitentiaire d’alors, Laurent Ridel, pour qui « le droit doit irriguer l’ensemble de notre fonctionnement en milieu fermé comme en milieu ouvert. Le premier de ces droits… qui garantit la dignité des personnes, c’est bien évidemment le droit à la sécurité et à l’intégrité physique » (Propos d’ouverture des 6èmes journées internationales de la recherche en milieu pénitentiaire, 23-24 novembre 2022, https://www.enap.justice.fr/6es-journees-internationales-de-la-recherche-en-milieu-penitentiaire-sur-la-violence-en-prison, p. 8).
Les requérants, dont l’épouse de la victime agissant en son nom et au nom de leur enfant mineur, ont formé deux recours devant le tribunal administratif de Marseille.
Dans leur première requête, ils demandaient au juge administratif d’enjoindre le garde des Sceaux de produire les vidéosurveillances de la salle de sport où a eu lieu l’agression, les pré-rapport et rapport de l’Inspection générale de la justice commandé à la suite de celle-ci, les observations concernant l’agresseur dont disposait l’administration pénitentiaire et le dossier de détention de celui-ci. Ils demandaient également l’annulation de la décision du ministre refusant leur demande d’indemnisation. En outre, ils invoquaient la responsabilité de l’Etat pour faute et sans faute et réclamaient 200 000 euros au titre du préjudice causé à la victime et 100 000 euros du fait des préjudices personnels subis du fait du décès d’Yvan Colonna.
Dans la seconde requête, un référé-provision, les mêmes requérants demandaient la condamnation de l’Etat à verser 200 000 euros de provision aux ayants droit d’Yvan Colonna et 100 000 euros à chacun d’eux au titre de leurs préjudices personnels.
En juillet 2023, ils ont informé le tribunal administratif qu’ils avaient accepté l’offre d’indemnisation présentée par l’Etat tout en maintenant leur demande d’obtenir une provision de 200 000 euros.
Le tribunal administratif (TA Marseille, 18 février 2025, n°2202926 et 2202927 A LIRE ICI) juge l’Etat responsable de plusieurs manquements fautifs (I.), écartant logiquement l’application du régime législatif de responsabilité sans faute concernant pourtant les faits objet du contentieux (II.).
I.- La reconnaissance de la responsabilité pour faute de l’Etat
Le droit administratif de la responsabilité repose sur la démonstration par la victime d’un fait générateur fautif, d’un préjudice et d’un lien de causalité. Les actions en réparation menées au titre de l’action, voire de l’inaction de l’administration pénitentiaire, ne dérogent pas à cette logique. Passant d’une irresponsabilité en ce domaine à une responsabilité, d’abord, pour faute manifeste et d’une particulière gravité en 1918 (CE, 4 janvier 1918, Mineurs Zulemaro contre Etat, Rec. p. 9), puis pour faute lourde à partir de 1958 (CE, sect., 3 octobre 1958, Rakotoarinovy, Rec., p. 470), sauf rares cas de responsabilité pour faute (CE, 26 mai 1944, n°72363, Demoiselle Serveau, Rec. p 153 : mauvais aménagement ou entretien des locaux par le service pénitentiaire ; CE, 23 avril 1947, n°380920, Sieur Cattaruzza, Rec., p.430 : préjudice causé par le travail réalisé en prison au cours duquel le détenu s’était blessé). La jurisprudence a ensuite consacré, dans les années 2000, le passage à la responsabilité pour faute (CE, 23 mai 2003, n°144663, Madame Chabba : à propos du suicide d’un détenu ; CE, 9 juillet 2007, n°281205, Johny D : dans l’hypothèse du suicide d’un détenu même mineur, CE, 9 juillet 2008, n°306666, ministre de la Justice contre Boussouar : perte de biens appartenant à un détenu).
Cette évolution jurisprudentielle s’inscrit d’évidence dans la généralisation, en droit administratif, de la responsabilité pour faute réduisant comme peau de chagrin les cas de faute lourde. Au demeurant, comme le précise l’article L. 7 du code pénitentiaire, « L’administration pénitentiaire doit assurer à chaque personne détenue une protection effective de son intégrité physique en tous lieux collectifs et individuels » qui, si elle n’est pas assurée ou pas de manière efficace, pourra conduire à la reconnaissance de la responsabilité pour faute de l’Etat. D’ailleurs, comme ont pu l’affirmer les juges administratifs, les prévenus et détenus placés sous l’autorité de celle-ci se trouvent dans une « situation d’entière dépendance… vis-à-vis de l’administration pénitentiaire » (CE, 13 février 2025, n°500243 ; CAA Bordeaux, 31 octobre 2024, n°22BX01842). Dans le jugement commenté, le tribunal administratif de Marseille a affirmé : « L’Etat engage alors sa responsabilité, sans qu’il soit nécessaire que la faute qu’il a commise soit qualifiée de lourde, notamment du fait du manquement de l’administration à son obligation légale de surveillance et de respect de la sécurité des personnes détenues ».
Le tribunal administratif de Marseille retrace le déroulement des faits, mettant en évidence la rapidité d’intervention des services pénitentiaires puis des pompiers. En effet, à la suite de la découverte du corps à 10 heures 25 par le surveillant du bâtiment A, deux infirmières sont arrivées sur les lieux deux minutes plus tard. Tous trois ont immédiatement entrepris un massage cardiaque et une défibrillation. Les pompiers, quant à eux, sont arrivés à 10 heures 35, soit 10 minutes après la découverte du corps. Cette présentation du déroulement des évènements s’inscrit dans ce que le juge administratif exige de l’administration : une réaction prompte et adaptée face à un événement. Dès lors, à ce niveau aucune faute ne pouvait être reprochée à l’Etat.
Restait à apprécier le fonctionnement de la maison centrale d’Arles pour savoir si la violente agression pouvait être imputable à une faute de l’Etat. Précisément, les requérants ont invoqué l’existence de fautes d’origine diverse : le maintien de l’inscription d’Yvan Colonna au répertoire des détenus particulièrement signalés, le refus d’autoriser son transfèrement au centre pénitentiaire de Borgo, l’absence de placement de l’agresseur dans un quartier d’évaluation de la radicalisation, l’occupation anormale par ce dernier d’un emploi au service général, le défaut de surveillance en présentiel et en vidéosurveillance d’Yvan Colonna. Le tribunal administratif a successivement analysé ces arguments.
En premier lieu, le Tribunal administratif a estimé qu’aucune faute n’a été commise en raison du maintien sur le répertoire des détenus particulièrement signalés de M. Colonna. Il a été jugé en effet, que c’est à bon droit que cette inscription se justifiait pleinement au regard de la dangerosité de l’intéressé jusqu’à son arrestation ainsi que de sa décision de se soustraire à la justice durant quatre ans. Il convient de relever que le juge administratif s’appuie ici sur des éléments relatifs au passé d’Yvan Colonna, sans lien direct avec les conditions de sa détention. Or, l’instruction ministérielle, ayant valeur de circulaire, précisant les critères d’inscription au registre des détenus particulièrement signalés du 15 octobre 2012 se référait seulement « au risque d’évasion et à l’intensité de l’atteinte à l’ordre public que celle-ci pourrait engendrer ainsi qu’au comportement particulièrement violent en détention de certains détenus ». Il n’était donc pas, a priori question de s’appuyer sur le passé du détenu. Toutefois, le texte listait les détenus susceptibles d’être inscrits sur le registre, mentionnant des profils de personnes susceptibles d’être dangereuses ou de mobiliser des tiers extérieurs au lieu de détention ou ayant par le passé tenté de s’évader ou s’étant évadée, voire susceptibles de commettre des actes de grande violence « ou ayant commis des atteintes graves à la vie d’autrui, des viols ou des actes de torture et de barbarie … ». Ainsi, l’inscription sur le registre des détenus particulièrement signalés pouvait être justifiée par les comportements passés et les risques que présentait l’individu emprisonné. Le tribunal administratif reprend alors la formule énoncée par le Conseil d’Etat dans un arrêt de 2018 (CE, 29 janvier 2018, n°402506). Ainsi, « l’inscription d’un détenu à ce répertoire a pour objet d’appeler l’attention des personnels pénitentiaires et des autorités amenées à le prendre en charge, en intensifiant à son égard les mesures particulières de surveillance, de précaution et de contrôle prévues pour l’ensemble des détenus par les dispositions législatives et réglementaires en vigueur ». Selon le tribunal administratif, le maintien d’Yvan Colonna sur ce registre par le garde des Sceaux pour des raisons liées à son profil pénal, à la fuite de celui-ci pendant 4 ans, à ses liens avec la mouvance terroriste corse et au risque d’évasion, notamment, n’est pas constitutif d’une faute imputable à l’Etat. On peut toutefois se demander, au regard de l’objet du registre qui consiste selon le Conseil d’Etat à « prescrire aux personnels et autorités pénitentiaires de faire preuve d’une vigilance particulière » (CE, 29 janvier 2018, op.cit.), si justement il n’y a pas eu un défaut de vigilance. Toutefois, l’inscription et le maintien au registre des détenus particulièrement signalés a pour but d’assurer une vigilance à l’égard de l’individu concerné et non pas de le protéger d’autres individus incarcérés.
En second lieu, selon le tribunal administratif la décision de refus de transfèrement vers la Corse d’Yvan Colonna n’est pas fautive. Après avoir rappelé, « eu égard à leur nature et à leurs effets » (CE, ass., 14 décembre 2007, n°290730 Boussouar, n°290420, Planchenault, n°306432 Payet : RFDA 2008, 87, concl. Guyomar et 94, concl. Landais), l’impossibilité de contrôler les décisions d’affectation et de changement d’affectation d’un détenu d’une maison d’arrêt à un établissement pour peine et les décisions de changement d’affectation entre établissements de même nature, il rappelle sa compétence lorsqu’une telle mesure porte atteinte à une liberté ou à un droit fondamental. Il reprend alors la formule adoptée en 2013 par le Conseil d’Etat selon laquelle « doivent être regardées comme mettant en cause des libertés et des droits fondamentaux des détenus les décisions qui portent à ces droits et libertés une atteinte qui excède les contraintes inhérentes à leur détention » (CE, 13 novembre 2013, n°338720). Il juge que tel n’est pas le cas en l’espèce. Certes, le transfèrement aurait permis de faciliter l’exercice du droit d’Yvan Colonna à une vie familiale, sa famille résidant en Corse. Toutefois, une telle mesure aurait soulevé des difficultés, l’établissement de Borgo ne disposant pas d’un quartier « maison centrale », cela aurait « nécessité, en outre, des travaux de sécurisation ». Le juge administratif assure ainsi son office en conciliant la satisfaction de l’intérêt général et la sauvegarde d’une liberté fondamentale. Dès lors, le rejet de la demande de transfèrement n’est pas constitutif d’une faute imputable à l’Etat.
En troisième lieu, la juridiction considère que l’Etat a manqué à ses obligations de surveillance des détenus et de vigilance à l’égard de ceux-ci. En ne plaçant pas l’agresseur en quartier d’évaluation de la radicalisation, malgré son profil extrêmement violent tant envers autrui qu’envers lui-même, l’Etat a commis une carence fautive. Il connaissait la dangerosité du détenu sans pourtant le placer en quartier d’isolement, une mesure dont l’examen devait être discuté le 17 mars 2022, soit « trop tardivement », selon le tribunal administratif.
En quatrième lieu, le tribunal administratif a apprécié si l’agresseur n’aurait pas dû occuper un emploi au service général. C’est cette fonction qui lui a permis d’être en contact avec les autres détenus puisqu’il assurait le nettoyage des salles de sport où a eu lieu l’agression. Selon le tribunal administratif, l’inexistence d’un lien de causalité entre l’absence d’examen de la candidature de l’agresseur qui aurait dû amener à une évaluation préalable de sa radicalisation et l’agression subie interdit toute reconnaissance à ce titre de la responsabilité de l’Etat.
Enfin, le tribunal administratif retient la faute de l’Etat au titre de l’inadaptation du dispositif de vidéosurveillance en direct. Ainsi, « une accumulation de dysfonctionnements fautifs, notamment en matière de surveillance, directe et par vidéo, des détenus devant pourtant faire l’objet d’une attention particulière » est avérée « à l’origine de manière directe et certaine, de l’agression… et des préjudices en ayant résulté ».
Ainsi, le tribunal administratif de Marseille inscrit sa démonstration dans le cadre de la responsabilité pour faute, concluant en effet à l’existence d’une responsabilité de l’Etat auteur de plusieurs fautes en lien direct avec le préjudice subi par Yvan Colonna. Il écarte aussi l’un des moyens soulevés par les demandeurs et par le défenseur à l’instance : l’application d’un régime de responsabilité sans faute.
II.- L’inapplication logique de la responsabilité sans faute dédiée pourtant à ce type de situation
Le garde des Sceaux ainsi que les demandeurs devant le tribunal administratif de Marseille ont également invoqué l’application de la responsabilité sans faute de l’Etat. Celle-ci présente un intérêt pour l’Etat puisque, contrairement à la responsabilité pour faute, elle écarte tout jugement de valeur, la reconnaissance de responsabilité l’emportant même en l’absence de faute. Elle présente aussi un intérêt pour la victime ou ses ayants droit puisqu’elle ne les oblige pas à prouver une faute, ce qui n’est pas toujours chose aisée. Il est d’ailleurs fréquent, comme en l’espèce, que ces derniers invoquent une responsabilité pour faute mais aussi une responsabilité sans faute lorsque naturellement, à leurs yeux, des solutions jurisprudentielles, voire législatives, le permettent.
Justement tel était le cas en l’espèce. En effet, la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 (H. Arbousset, Violences mortelles entre détenus et responsabilité sans faute de l’État : une avancée législative incomplète, Actualité juridique Pénal, Dalloz , 2010, n°06, p. 277. – P. Poncela, La loi pénitentiaire du 24 novembre 2009, RSC janvier/mars 2010, p. 190 et s. – F. Février, Nécessité(s) de la loi pénitentiaire, RFDA 2010, p.15) outre la consécration d’une obligation légale pesant sur l’administration pénitentiaire posée par l’article L. 7 du code pénitentiaire (cf. supra), a instauré un régime de responsabilité de l’État propre au domaine pénitentiaire, pouvant être engagé même en l’absence de faute. En effet, à l’initiative de la commission des lois du Sénat, une responsabilité sans faute de l’Etat du fait de violences mortelles causées par un détenu à un autre détenu a été consacrée (art. L. 8 C. pénit. entré en vigueur le 1er mai 2022). C’est seulement au cours des travaux de la haute assemblée que fut proposée la création d’une responsabilité de plein droit de l’Etat pour les décès intervenus en prison à la suite d’une agression par un détenu, qu’elle soit mortelle ou qu’elle ne le soit pas. Le rapport rédigé par le sénateur Lecerf soulignait alors que cette situation était exceptionnelle ajoutant qu’elle « signale un manquement très grave de l’Etat à ses obligations ». Ainsi, le Sénat prenait acte de l’existence de violences mortelles entre codétenus consacrant en réponse un dispositif de réparation très favorable au(x) demandeur(s). Les travaux de la commission parlementaire révèlent que la création de cette hypothèse de responsabilité sans faute était la conséquence nécessaire de l’affirmation selon laquelle « L’administration pénitentiaire doit assurer à chaque personne détenue une protection effective de son intégrité physique en tous lieux collectifs et individuels ». On comprend alors pourquoi il est fait état, à ce stade des travaux parlementaires, de violences qu’elles aient été mortelles ou non. Le souhait de certains sénateurs d’élargir cette hypothèse de responsabilité sans faute aux atteintes corporelles graves n’a pourtant pas été suivi. Le texte, finalement adopté, a été celui rédigé par l’Assemblée nationale. La solution retenue interroge au regard des chiffres présentés par les parlementaires eux-mêmes soulignant le très faible nombre (même si évidemment il est toujours trop important) de cas de violences mortelles en détention depuis 2004 : 15 (2004 : 2 décès, 2005 : 5 décès, 2006 : 3 décès, 2007 : 2 décès, 2008 : 3 décès). N’aurait-il pas été opportun, voire indispensable, d’étendre cette hypothèse nouvelle de responsabilité sans faute aux cas de violences non mortelles entre codétenus ? En effet l’obligation d’assurer la protection effective de l’intégrité physique des détenus posée par l’article 44 alinéa 1er de la loi pénitentiaire ne devrait pas seulement concerner les situations de violences les plus graves.
Le législateur a donc décidé de mettre l’Etat en charge de l’administration pénitentiaire devant sa responsabilité mais de façon minimaliste, jouant un rôle majeur dans la définition d’une hypothèse permettant d’engager plus facilement sa responsabilité. Quel a été alors le destin de cette disposition législative nouvelle ? A notre connaissance, seules deux juridictions d’appel ont eu à connaître de contentieux par lesquels les requérants cherchaient à obtenir la reconnaissance de la responsabilité sans faute de l’Etat du fait de violences mortelles subies par un détenu et causées par un autre détenu contre quatre à propos de violences non mortelles exigeant la démonstration d’une faute. Toutefois, ce qui est important ce n’est pas le nombre de recours mais le sens des décisions rendues. En l’occurrence, les deux actions pour lesquelles les ayants droit du détenu décédé avaient interjeté appel ont conduit à la reconnaissance de la responsabilité sans faute de l’Etat. Ainsi, alors que les conditions pour bénéficier du régime de responsabilité sans faute de l’Etat sont clairement consacrées par la loi (un décès provoqué par un autre détenu) exigeant ainsi seulement que le juge administratif vérifie leur existence, une divergence de vue est apparue entre les premiers juges et le juge d’appel. Au demeurant, la cour administrative d’appel de Marseille a reconnu la responsabilité sans faute de l’Etat du fait de coups mortels portés par des codétenus (CAA Marseille, 25 novembre 2024, n°23MA01931 : AJDA, 2025, n°7, p. 354, note H. Arbousset). De son côté, la cour administrative d’appel de Paris en 2019 (CAA Paris, 20 décembre 2019, n°18PA02082) a été amenée à statuer à propos d’un incendie causé par un détenu ayant conduit au décès d’un codétenu. Elle a, alors, fait application de la loi de 2009. La mise en œuvre de ce texte soulève une interrogation. Que se passe-t-il lorsque l’incendie résulte des tendances suicidaires d’un détenu ? En effet, en matière de suicide, la jurisprudence retient l’exigence d’une faute prouvée. Mais si la cause de celui-ci est un incendie provoquant le décès d’un codétenu, on se trouve dans l’hypothèse de violences mortelles relevant du régime législatif de responsabilité sans faute. Ici comme ailleurs, la caractérisation des faits paraît donc déterminante dans le régime de responsabilité applicable. Ainsi, lorsque les violences ne conduisent pas au décès d’un codétenu, le juge exige la démonstration d’une faute quelle que soit l’origine des violences (incendie, agression physique…) « du fait du manquement de l’administration à son obligation légale de surveillance et de respect de la sécurité des personnes détenues » (CAA Marseille, 21 mai 2024, n°23MA00091 ; CAA Marseille, 1er juillet 2024, n°23MA00713 ; CAA Versailles, 11 juillet 2023, n°22VE00155 : « manquement à son obligation légale de surveillance et de sécurité propre à assurer l’intégrité physique » de la victime ; CAA Toulouse, 18 octobre 2022, n°20TL02310. Les cours administratives d’appel de Marseille et de Toulouse se réfèrent explicitement à la situation de vulnérabilité des détenus, ce que ne fait pas la cour administrative d’appel de Versailles). Lorsque les violences aboutissent au décès d’un codétenu, quelle que soit la cause des violences, le régime de responsabilité sans faute devrait l’emporter. Toutefois, la réalité contentieuse est différente au regard des principes jurisprudentiels comme le révèle le jugement rendu par le tribunal administratif de Marseille à la suite du recours des ayants droit d’Yvan Colonna. En effet, ce n’est pas le régime législatif de responsabilité sans faute qui a été retenu puisque le juge a découvert plusieurs manquements fautifs imputables à l’Etat. En conséquence, les prétentions de l’Etat et des ayants droit d’Yvan Colonna n’ont finalement pas été retenues par les juges de première instance reconnaissant la responsabilité pour faute de l’Etat et ainsi appliquant une solution classique en droit de la responsabilité administrative selon laquelle « la responsabilité pour faute prime la responsabilité sans faute » (CE, 28 juillet 2000, n°189033, concl. C. Bergeal), celle-ci ayant ainsi un caractère subsidiaire.
Le tribunal administratif a alors condamné l’Etat à verser 60 000 euros au titre des souffrances physiques et 15 000 euros du fait de l’angoisse d’une mort inévitable et du sentiment d’abandon endurés par Yvan Colonna à son héritière représentante légale de son fils mineur.
Espérons que la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat pour plusieurs manquements fautifs participera à la responsabilisation de celui-ci. On peut malheureusement en douter au regard de la nature même de l’Etat rendant illusoire tout impact réel des dommages-intérêts, qu’ils soient élevés ou modestes, sur son patrimoine.