LA RESPONSABILITE DE L’EMPLOYEUR POUR LE PREJUDICE D’ANXIETE RESULTANT DE L’EXPOSITION A L’AMIANTE, B. Steinmetz
Benoit STEINMETZ
Maître de conférences à l’Université de Haute-Alsace
Membre du CERDACC (UR 3992)
Commentaire de C. cass., Soc., 29 avril 2025, n°23-20.501
(https://www.courdecassation.fr/decision/6811bc2012a37cea68763dde)
Le préjudice d’anxiété résultant de l’exposition à l’amiante se distingue des dommages corporels et fait suite à l’angoisse née de la connaissance, par le salarié, du risque de développer une pathologie grave. Par une série d’arrêts du 11 mai 2010 (Cass. soc. 11 mai 2010, n°09-42.241, Bull. civ. V, n°106), la chambre sociale consacrait ce préjudice pour les salariés éligibles à l’ACAATA (art. 41, loi 23 déc. 1998) en se fondant sur l’obligation de sécurité de l’employeur et le principe que la réparation ne suppose pas la maladie, mais l’angoisse. Lorsque le salarié démontre avoir travaillé dans un établissement mentionné à l’article 41 de la loi n°98-1194 du 23 décembre 1998, le régime d’indemnisation dispense les salariés concernés de justifier de leur exposition à l’amiante et de la faute de l’employeur.
Le 5 avril 2019 (Cass. ass. plén., 5 avril 2019, n°18-17442), l’Assemblée plénière recevait la demande d’un salarié exposé à un risque élevé de pathologie grave, alors même qu’il n’avait pas travaillé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998, du moment qu’il était démontré une exposition significative à l’amiante et que l’inexécution de l’obligation de sécurité de l’employeur n’était pas écartée par la preuve de la pertinence des mesures de prévention et de sécurité prises et leur adéquation au risque connu ou devant être connu.
Le 13 octobre 2021 (Cass. soc., 13 octobre 2021, n°20-16.617, 20-16.585, 20-16.584, 20-16.593, 20-16.583) la Cour de cassation énonçait expressément dans cinq arrêts que toute exposition au risque créé par une substance nocive ou toxique, et pas seulement l’amiante, pouvait donner lieu à la reconnaissance d’un préjudice d’anxiété.
Dans un arrêt du 29 avril 2025, la chambre sociale de la Cour de cassation était appelée à trancher la question suivante : en cas de transfert de contrats de travail, quel employeur doit supporter la réparation du préjudice d’anxiété lorsque la prise de conscience du risque est postérieure au transfert, mais que l’exposition à l’amiante est antérieure ?
Nous verrons tout d’abord que la date de l’apparition du préjudice d’anxiété constitue le critère de détermination de l’employeur responsable (I). Nous verrons ensuite que ce critère présente des limites dans sa mise en œuvre et qu’il ne faut pas en tirer de fausses conclusions (II).
I.- La date de l’apparition du préjudice d’anxiété, critère de détermination de l’employeur responsable
Le litige opposait deux sociétés successivement employeurs : la société Fives, employeur jusqu’au 31 août 1988, et la société Fonderie et aciérie, employeur à compter du 1er septembre 1988. La cour d’appel avait retenu la mise en cause des deux employeurs sur le fondement de l’article L. 1224-2 du Code du travail en retenant une responsabilité de chacun au prorata des années pendant lesquelles le salarié était employé (à hauteur de 90% pour la société Fives). Pour fonder sa décision, la Cour d’appel soulignait que l’article L. 1224-2 du code du travail, anciennement L. 122-12-1, n’emportait pas substitution, mais adjonction de débiteurs en vue d’offrir une garantie supplémentaire aux salariés transférés et qu’il en résultait que, pour les dettes antérieures au transfert, le salarié pouvait agir indifféremment contre le nouvel employeur ou contre l’ancien, les deux employeurs étant tenus in solidum des conséquences des manquements du cédant aux obligations résultant du contrat de travail.
La Cour de cassation écarte la mise en œuvre des articles L. 1224-1 et L. 1224-2 du Code du travail qui disposent que le nouvel employeur est tenu, à l’égard des salariés dont les contrats de travail subsistent, aux obligations qui incombaient à l’ancien employeur à la date d’une modification dans la situation juridique de l’employeur, notamment par succession, vente, fusion, transformation du fonds, mise en société de l’entreprise.
Comme le souligne la Cour de cassation, le mécanisme de reprise des contrats est inopérant en l’espèce : « lorsque le transfert du contrat de travail en application de l’article L. 1224-2 du code du travail est antérieur à cette date [d’apparition du préjudice], ce préjudice ne constitue pas une créance due à la date de la modification de la situation juridique de l’employeur ».
Si le nouvel employeur qui poursuit le contrat de travail est tenu envers le salarié aux obligations et au paiement des créances antérieures au transfert, cette condition n’était effectivement pas respectée en l’espèce, puisque la créance (fondée sur un préjudice d’anxiété) du salarié était postérieure au transfert. En effet, la connaissance par le salarié du risque encouru, qui entraine une angoisse et donc le préjudice d’anxiété, est née postérieurement au transfert du contrat de travail. En conséquence, la position défendue par la cour d’appel d’une responsabilité in solidum pour les dettes « antérieures » au transfert est écartée et seule la responsabilité de l’employeur actuel est retenue.
II.- Les limites à la mise en œuvre de ce critère comme détermination de l’employeur responsable
La responsabilité de l’employeur au moment de la naissance du préjudice d’anxiété découle du fait que, de jurisprudence constante, ce n’est pas l’exposition à l’amiante qui fonde l’action, mais la souffrance psychologique subie par une personne, du fait de l’incertitude de développer une maladie grave en raison de son exposition à un risque. La conséquence est que l’employeur contemporain à cette souffrance doit indemniser le préjudice du salarié dont il a repris le contrat de travail.
La Cour de cassation souligne néanmoins que peut se retourner contre l’ancien employeur, le salarié qui bénéficiait alors de l’allocation de cessation anticipée d’activité et qui peut faire remonter la date de la connaissance des risques liés à l’exposition à l’amiante.
De la décision du 29 avril 2025, il est important de ne pas tirer de fausses conclusions.
En matière de réparation du préjudice d’anxiété, l’admission de la responsabilité de l’employeur actuel conduit-elle à exclure la responsabilité de l’employeur antérieur qui est à l’origine du contact du salarié avec de l’amiante ?
La réponse est négative, l’action du salarié étant alors dirigée contre ce dernier sur le fondement de l’inexécution de son obligation de sécurité. La Cour de cassation le confirme en ces termes : « le salarié qui justifie d’une exposition à l’amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur, en application des règles de droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur, pour manquement de ce dernier à cette obligation ». Cette même possibilité existe avec un régime probatoire favorable pour le salarié bénéficiant de l’ACAATA et une action non fondée sur l’obligation de sécurité.
On peut également s’interroger sur la responsabilité d’un employeur face à un préjudice résultant d’une exposition à l’amiante qui ne lui est pas imputable. L’admission en l’espèce de sa responsabilité est-elle transposable à une situation où il n’y a pas reprise du contrat de travail ?
La réponse est évidemment négative du fait de l’absence de causalité entre le préjudice et une obligation qui aurait été inexécutée par l’employeur actuel. Le régime favorable au salarié de l’ACAATA ne peut pas non plus être opposé au nouvel employeur.
Enfin, la non-condamnation pécuniaire de l’ancien employeur remet-elle en question la réparation accordée au salarié ?
Le cas d’espèce n’opposait pas un salarié à son employeur, mais concernait une demande d’appel en garantie formée par un employeur (Fonderie et aciérie) contre un ancien employeur (la société Fives). Le litige porte donc sur une question de contribution à la dette et non d’obligation à la dette. Autrement dit, la question du partage des responsabilités entre les employeurs ne modifie pas les droits et actions du créancier de la dette, en l’occurrence le salarié agissant en réparation du préjudice subi.