LE HARCELEMENT, L’IMPERATIF DE REPARATION, UN MAL REPARABLE, C. Lienhard
Claude LIENHARD
Avocat spécialisé en droit du dommage corporel,
Professeur émérite de l’Université Haute-Alsace,
Directeur honoraire du CERDACC (UR 3992)
Préambule
Les 5 et 6 juin 2025 se sont tenues à Strasbourg, au Parlement européen, les trente-huitièmes assises de l’aide aux victimes par, coorganisées par France Victimes et SOS France Victimes 67.
Ces assises, rendez-vous annuel du mouvement français d’aide aux victimes, y compris dans sa dimension européenne, étaient consacrées au thème des « Multiples facettes du harcèlement, enjeux et solutions. »
Le harcèlement, comme l’annonçait le programme, souvent considéré comme une forme de souffrance invisible, s’inscrit profondément dans de nombreux aspects de la vie quotidienne. Cependant, il possède également le potentiel de devenir un sujet d’intervention collective et de processus de reconstruction.
Les débats se sont articulés autour de grandes thématiques, incluant le harcèlement scolaire, familial, dans l’espace public et professionnel, ainsi que le cyberharcèlement.
En qualité de président fondateur de l’Inavem, devenu France Victimes, et de président d’Europe Victimologie, Claude LIENHARD a eu le privilège d’intervenir en clôture pour aborder le thème de la réparation.
C’est cette intervention placée sous le signe de l’oralité qui est proposée ci-dessous aux lecteurs du JAC.
Le harcèlement, l’impératif de réparation, un mal réparable.
Le harcèlement est un mal.
Le harcèlement est souvent une infraction.
Le harcèlement est toujours un comportement fautif.
Il y a donc un impératif de réparation.
Il est évident que celui ou celle qui harcèle engage sa responsabilité.
La responsabilité est individuelle, personnelle d’abord, ou institutionnelle parfois, elle peut aussi être collective, elle est toujours sociétale.
Et les responsabilités se cumulent et ne s’excluent pas.
Les victimes de harcèlement ont droit à réparation.
Il s’agit bien entendu de la victime directe, objet du harcèlement qu’elle subit, mais il s’agit également des victimes indirectes, notamment l’entourage, qui ont droit à la réparation.
Les souffrances causées par le harcèlement innervent à bas bruit, empoissonnent tout, il en va ainsi de l’entourage de la victime, de cercles en cercles, et la découverte du harcèlement peut, elle, avoir un véritable effet de blast qui emporte tout.
La réparation doit être intégrale.
Le droit à l’indemnisation relève du droit commun de la responsabilité mais implique bien entendu une approche spécifique, in concreto, comme toujours, avec un objectif d’effectivité.
Les garants de la réparation, qui sont aussi ceux de la bientraitance, sont : la loi, la justice, les juridictions civiles notamment prudhommales, administratives et disciplinaires sur le volet moral, le Mouvement français d’aide aux victimes, dans sa vigilance et sa présence, ainsi que son devoir d’ingérence, les avocats des victimes, les experts dans le champ médico-légal, et le Défenseur des droits. Et aussi la CEDH, dont nous sommes dans l’ombre portée : on ne peut pas ne pas penser aux récentes décisions sur la victimisation secondaire et un droit effectif à une enquête réelle et sérieuse.
La réparation est un parcours toujours éprouvant et exigeant. Elle implique, ici comme ailleurs, une charge probatoire qui, comme toujours, pèse d’abord sur la victime, même si pas exclusivement.
Et nous savons tout le poids de cette charge.
Il s’agit également de s’enquérir de la matière à réparer, car il y a largement matière à réparation après harcèlement.
Ce qui nous en est dit, nous le trouvons dans le récit des victimes, ce récit qui doit être écouté avec bienveillance, recueilli avec tact et douce rigueur.
Nous trouvons également matière dans les diagnostics. Les diagnostics à fin indemnitaire, ce sont les diagnostics médico-légaux, le diagnostic psychosocial, et in fine le diagnostic juridique pour ce qui est des préjudices dans leurs classifications et évaluations finales.
Je pense que, dans le diagnostic psycho-social permettant d’apprécier dans toutes ses facettes les effets, impacts et troubles à court, moyen et long terme, les associations du réseaux France Victimes ont un rôle essentiel à jouer et à afficher.
Nous sommes certes dans l’aide aux victimes, mais nous sommes aussi dans l’aide au diagnostic réparatoire qui en est le prolongement naturel.
Affirmons et affichons ce savoir-faire.
Toutes ces approches doivent se conjuguer.
Ces multiples diagnostics croisés révèlent souvent :
-la solitude de la personne harcelée ;
-l’insécurité chronique qui découle du harcèlement ;
-la perte de confiance ;
-l’angoisse, l’anxiété ;
-la toxicité à laquelle les victimes ont été exposées.
La diligence à détecter les comportements harceleurs est un élément essentiel comme les actes et mesures de protection effectives pour atténuer les conséquences.
Inversement, par effet de miroir, l’absence de diligence et de protection efficace est la cause de préjudices moraux et de dommages psychiques aggravés et parfois irréversibles.
De quels outils disposons-nous pour nos diagnostics ?
Parmi les outils de diagnostics de préjudices, on trouve bien sûr la nomenclature Dinthilac, qui est l’outil référentiel à valeur indicative en matière d’indemnisation devenu indispensable, une norme vigie, mais qui mérite non pas d’être figée ou cristallisée dans un décret comme certains le voudraient, mais plutôt d’être maintenue dans sa dynamique évolutive, notamment pour prendre en compte, par l’ajout de critères spécifiques pour l’indemnisation des préjudices nouveaux liés à des problèmes sociétaux.
Nous y sommes avec le harcèlement.
Pour faire simple, en termes de méthode, il y aurait donc un socle de préjudices moraux existant toujours dès que le harcèlement est constitué.
Et sur ce socle viendraient se greffer des préjudices personnels recensés par la nomenclature qui existent le plus souvent et qui doivent être investigués.
On est ici essentiellement dans les dommages psychiques, temporaires ou définitifs, qui génèrent les préjudices de la victime directe.
Quand quelqu’un est humilié, harcelé, racketté depuis des mois, pas question de forfaitiser une indemnisation, il faut la décomposer finement.
C’est de l’orfèvrerie.
Les conséquences, c’est l’atteinte aux droits et à la dignité des victimes, l’altération de la santé physique et mentale, l’avenir professionnel ou personnel obéré, des parcours de vie empêchés ou brisés.
Des pertes de chances avérées multiples.
Parfois un accident du travail ou une maladie professionnelle, ici, là une dépression.
Il faut d’abord identifier, décrire.
Après on classe.
La jurisprudence distingue plusieurs postes :
Préjudice moral principal (souffrance, atteinte à la dignité)
Préjudice sexuel (en cas de harcèlement sexuel)
Préjudice d’agrément (retrait social)
Préjudice professionnel ou scolaire (déscolarisation, perte d’emploi)
Préjudice d’établissement (impossibilité de construire une vie affective).
Et, bien sûr, les préjudices des proches.
Il faut totalement révolutionner la question de l’évaluation des conséquences physiques et psychologiques.
Il faut intégrer clairement la notion de psycho-trauma sur des situations qui s’inscrivent dans la durée et au long terme.
Il faut totalement modifier et adapter le logiciel d’évaluation du dommage psychique.
Il faut que ce travail de redéfinition s’inscrive dans une plus juste définition de la notion de victime d’atteinte psychique.
Sont des victimes d’atteintes psychiques, les victimes dont le dommage est exclusivement ou essentiellement lié à une effraction traumatique.
Et il faut tracer une ligne de partage entre les victimes d’effractions traumatiques et celles qui ont été victimes d’un choc émotionnel, d’une vexation, d’une contrainte, qui vont pouvoir avoir légitimement réparation d’un préjudice moral qui peut être très conséquent et celles qui souffrent réellement d’un dommage corporel causé par une atteinte à l’intégrité du psychisme.
Et qui mérite un diagnostic fin.
Les deux pouvant se cumuler.
Comme le dit très justement le professeur Quézel-Ambrunaz, pour les victimes d’atteinte psychique, en finir avec la demi-mesure.
Pour juger mieux et juste, il faut des instruments adaptés.
On est dans les principes généraux de la responsabilité civile.
La réparation doit être intégrale, et ne doit pas être symbolique.
Je rappelle d’ailleurs qu’une juste réparation, une réparation intégrale, est un facteur fort de prévention et comme aux temps fondamentaux du droit civil et de la révolution industrielle et du droit du travail.
Dans le processus de réparation, il y a deux portes d’entrée, la porte indemnitaire de la nomenclature (DFP) que je viens d’évoquer et la porte pénale des sanctions conditionnée pour les qualifications par les taux ITT et IPP.
Là aussi, ces concepts datent, ils viennent d’un monde ancien, il faut s’interroger sur la pertinence des dispositifs actuels et notamment sur les critères d’ITT et d’IPP pour voir de quelle manière ceux-ci doivent être adaptés.
Il faut faire évoluer les certificats médico-légaux, notamment des UMJ (Unité médico-judiciaire), les grilles d’évaluation des dangers et des risques repensées
La notion d’ITT (Interruption totale de travail), n’est plus adaptée aux situations spécifiques des harcèlements dans leur diversité.
On voit bien que l’analyse de tous ceux qui qui sont sur le terrain et de ceux qui abordent cette matière de façon doctrinale avec des regards actualisés et renouvelés convergent dans le même sens.
Il y a là un manque qui pénalise les victimes.
Il faut travailler cette question et c’est un enjeu important.
Comme ici, comme ailleurs, la question est sans doute de juger mieux, et pour juger mieux, il faut juger autrement.
On devra aussi analyser :
-Le cas particulier du suicide et l’action successorale ;
-La question d’un harcèlement global, notamment un harcèlement familial en droit pénal ;
-L’aggravation par la réintégration de harceleurs, notamment en matière scolaire.
De même, on ne peut pas évacuer la question des pôles spécialisés ou des magistrats spécialisés.
Il faudra également envisager une question, une clarification sans doute, des conditions d’accès à l’indemnisation par la CIVI dont la fonction est aussi de ne pas laisser les victimes harcelées face à l’auteur dans le recouvrement indemnitaire.
On peut également s’interroger sur l’assurance du risque, dès lors qu’il devient un risque de masse et sur sa prise en charge, in fine par les dispositifs indemnitaires de solidarité.
Alors pour conclure, et tracer des pistes.
Je pense qu’il est essentiel de recoller les pratiques.
De recoller les avancées jurisprudentielles, et il y en a.
De voir de quelle manière les outils existants doivent être adaptés, améliorés, révolutionnés et il est peut-être possible et nécessaire d’en créer d’autres.
On a le droit d’être audacieux, inventif voire disruptif.
Il y a bien entendu toujours la dimension de formation des professionnels, la formation initiale et formation continue, puis peut-être aussi un guide de bonnes pratiques et recommandations.
Dès lors que la réparation sera plus finement, plus mieux calibrée, elle sera plus juste.
La réparation dans sa dimension indemnitaire c’est la science de l’identification et de la décomposition, des différents dommages, la science de leur traduction en préjudices et de leur articulation dynamique afin d’arriver à la réparation intégrale.
C’est toujours une alchimie dans un parcours.
Si le mal n’est pas éradiqué, ni évité, il doit être réparé et nous en sommes tous comptables de cette réparation et du parcours de bientraitance.