L’INDEMNISATION D’UNE SERVITUDE DANS LE CADRE DE LA RECONVERSION DE FRICHES INDUSTRIELLES

Benoît STEINMETZ

Maître de conférences HDR en Droit privé à l’Université de Haute-Alsace

Membre du CERDACC (UR 3992)

 

Commentaire de C. cass., civ. 1ère, 14 décembre 2022 (pourvoi n° 21-23.129)

 

Nombreuses et variées sont les servitudes d’utilité publique que l’on retrouve dans une finalité de sauvegarde du patrimoine naturel ou historique, de protection de l’environnement ou de préservation des risques, mais aussi pour des motifs de défense nationale ou d’utilisation de certaines ressources ou équipements (réseau de télécommunication, exploitation d’hydrocarbure ou de carrières…). Bien que résultant de dispositions extérieures au droit de l’urbanisme, elles sont opposables aux demandes d’autorisation d’urbanisme dès lors qu’elles figurent sur le Géoportail de l’Urbanisme, et ce, même si elles ne figurent pas dans les annexes des documents d’urbanisme consultables en mairie.

Ces servitudes créent une contrainte pour le propriétaire d’un terrain qui prétend alors à une indemnisation. Bien que n’étant pas de principe, elle peut être accordée dans des cas précis, visés notamment aux articles L. 105-1 et L. 515-11 du Code de l’environnement. Cette question de la possible indemnisation se pose de plus en plus fréquemment dans le cadre de la reconversion de friches industrielles. Une décision de la troisième chambre civile de la Cour de cassation du 14 décembre 2022 (pourvoi n° 21-23.129, https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000046760829?init=true&page=1&query=21-23.129&searchField=ALL&tab_selection=all) vient apporter des précisions utiles sur le fait générateur de l’indemnisation.

 

I- L’indemnisation des servitudes d’utilité publique

Les servitudes créent une contrainte sur l’utilisation du sol qui a mécaniquement des répercussions sur un projet d’urbanisme, mais aussi sur la valeur patrimoniale du bien. L’article L. 105-1 du Code de l’urbanisme prévoit que n’ouvrent droit à aucune indemnité, les servitudes en matière de voirie, d’hygiène et d’esthétique, d’utilisation du sol, de hauteur des constructions, de proportion des surfaces bâties et non bâties dans chaque propriété, d’interdiction de construire dans certaines zones et en bordure de certaines voies, de répartition des immeubles entre diverses zones.

Dans un second alinéa, il est toutefois précisé qu’une indemnité est due, s’il résulte de ces servitudes une atteinte à des droits acquis ou une modification à l’état antérieur des lieux, constitutive d’un dommage direct, matériel et certain.

Cet alinéa peut être complété par les dispositifs d’indemnisation qu’on retrouve au gré des législations prévoyant une servitude d’utilité publique, par exemple l’article L. 515-11 alinéa 1 du Code de l’environnement précise que « lorsque l’institution des servitudes prévues à l’article L. 515-8 entraîne un préjudice direct, matériel et certain, elle ouvre droit à une indemnité au profit des propriétaires, des titulaires de droits réels ou de leurs ayants droit ».

La mise en œuvre de cette disposition se limitait à l’origine aux seules installations s’implantant sur un site nouveau avec des risques importants pour la santé des riverains, pour la sécurité des populations voisines ou pour l’environnement du fait des dangers d’explosion ou d’émanation de produits nocifs, soit essentiellement les installations classées pour la protection de l’environnement soumises à autorisation avec servitudes, mais aussi des terrains pollués par l’exploitation d’une installation, des sites de stockage de déchets ou d’anciennes carrières ( L. 515-12 du Code de l’environnement).

La loi Bachelot n° 2003-669 du 30 juillet 2003 relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages a élargi le champ des servitudes qui peuvent résulter de l’apparition de risques supplémentaires crées par une installation nouvelle sur un site existant ou par la modification d’une installation existante nécessitant la délivrance d’une nouvelle autorisation (L. 515-8-I du Code de l’environnement).

La preuve du préjudice direct, matériel et certain doit être apportée par celui qui demande réparation du préjudice subi. Ce dernier peut consister en une diminution de la valeur vénale de l’immeuble causée par les risques aux personnes ou aux biens résultant de l’exploitation d’une installation classée. La Cour de cassation souligne que ce fait constitue un élément suffisant pour entraîner la mise en œuvre de l’article L. 515-11 du Code de l’environnement, abstraction faite de l’existence de restrictions ou d’interdictions à la construction ou à l’adjonction d’un ouvrage (en ce sens : Civ. 3ème, 3 décembre 2008, pourvoi n°07-17.879).

Dans le cadre de la reconversion de friches industrielles, l’indemnisation possible des fonds servants suscite des questions quant à sa mise en œuvre et quant aux conditions requises. Une distinction est alors opérée entre les contraintes d’exploitation et le surcoût financier pour reconvertir une friche industrielle en terrain constructible destiné à des habitations.

 

II- La non-prise en charge du surcoût financier dans le cadre de la reconversion de friche industrielle

L’appréciation du préjudice pose difficulté quand la diminution de la valeur vénale d’un terrain ne résulte pas de l’existence d’un risque, mais d’un surcoût financier pour son réemploi, notamment dans le cadre d’une reconversion d’une friche industrielle aux fins d’édifier des logements. Cette problématique est d’autant plus d’actualité, que la reconversion de friches pourrait constituer la principale extension de l’habitat, du moins dans les communes urbaines, du fait de la loi Climat et résilience (loi ZAN) du 22 août 2021 qui limite drastiquement l’artificialisation des sols.

Par la décision commentée du 14 décembre 2022, la troisième chambre civile de la Cour de cassation opère une distinction entre le trouble de jouissance lié aux contraintes d’exploitation (l’obligation de garantir un droit d’accès pour l’inspection des piézomètres, l’interdiction d’utiliser l’eau de la nappe phréatique, l’obligation d’isoler les terrains contaminés de futures conduites d’eau potable) et le coût financier induit par un projet de construction d’habitat dans le cadre de la reconversion du terrain (sur le sujet : Fabienne Labelle, ICPE : rappels sur l’indemnisation pour institution de servitudes d’utilité publique, Dalloz 2 mai 2024).

Dans le premier cas, la Cour de cassation admet classiquement que la perte de jouissance est constitutive d’un préjudice, à condition de rapporter la preuve de son caractère direct, certain et matériel. Cette perte est retenue, abstraction faite de l’utilisation future du terrain qui est envisagée, des projets de construction d’habitat ou de cession du terrain à un promoteur. Les contraintes d’exploitation remplacent le risque en tant que fait générateur d’une réparation.

Dans le second cas, qui renvoie à un surcoût lié à la reconversion de la friche industrielle en terrain de construction de logements, la Cour de cassation précise que n’est pas rapportée la preuve d’une perte de valeur du terrain faisant l’objet d’une servitude d’utilité publique quand, à la date de référence, le site ne peut recevoir qu’une activité industrielle. L’impossibilité d’affecter le terrain à un usage d’habitation peut résulter notamment de l’existences d’obligations préalables, non encore exécutées.

En l’espèce, dans la décision du 14 décembre 2022, les activités de type industriel, commercial ou tertiaire étaient autorisées et non soumises à des réserves de constructibilité, la disposition des lieux se prêtant même de manière idoine à ce type d’activité et, plus généralement, à toute activité avec manutention de marchandises. A l’inverse, l’édification de constructions d’habitations, y compris sur des terrains attenants aux bâtiments industriels, était impossible en l’état, car subordonnée au préalable à la démolition des installations et à la dépollution du site industriel.

Cette précision de la Cour de cassation à destination du propriétaire du terrain se comprend et se justifie au regard des obligations qui pèsent sur les différents intervenants en terme de dépollution du terrain.

Obligation de police administrative à la charge du dernier exploitant d’une installation classée, la charge de la dépollution ne fait pas l’objet d’un transfert en cas de vente du terrain, la clause précisant par ailleurs l’acceptation de prendre le terrain en l’état ne constituant pas pour le nouveau propriétaire une obligation de remise en l’état à la place de l’exploitant. Cette obligation n’est pas effacée si l’arrêt de l’activité industrielle cesse du fait d’une contrainte extérieure, non renouvellement du bail ou expropriation par exemple.

Cette disposition s’ajoute à celles qui traitent des déchets, que ce soit dans le cadre ou non d’une ICPE.

L’article L. 541-2 du Code de l’environnement dispose que toute personne qui produit ou détient des déchets dans des conditions de nature à produire des effets nocifs sur le sol, la flore et la faune, à dégrader les sites ou les paysages, à polluer l’air ou les eaux, à engendrer des bruits et des odeurs et, d’une façon générale, à porter atteinte à la santé de l’homme et à l’environnement, est tenue d’en assurer ou d’en faire assurer l’élimination. En l’absence de tout autre responsable, le propriétaire d’un terrain où des déchets ont été entreposés en est, à ce seul titre, le détenteur. Il pourra néanmoins se dégager de la charge financière liée à la dépollution liée à l’abandon des produits chimiques s’il démontre être « étranger au fait de leur abandon et ne l’avoir pas permis ou facilité par négligence ou complaisance ».