Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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PRISE EN CHARGE DE L’AUTISME : REFUS D’ANNULATION D’UN ARRÊTÉ CONTROVERSÉ SUR L’EXPERTISE DES PSYCHOLOGUES, P. Véron

Paul Véron

Maître de conférences à l’université de Nantes,

Laboratoire Droit et Changement Social (UMR 6297)

CE, 13 juin 2022, n° 452333.

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La loi du 22 décembre 2018 (L. n° 2018-1203 du 22 décembre 2018 de financement de la sécurité sociale pour 2019, art. 62) a créé un dispositif de financement par l’assurance maladie, des interventions de différents professionnels libéraux au bénéfice d’enfants de moins de douze ans présentant des troubles du neurodéveloppement (TND), en particulier des troubles du spectre de l’autisme (TSA). Dénommé « Parcours de bilan et intervention précoce », ce dispositif a pour but de favoriser l’établissement d’un diagnostic dès le plus jeune âge en cas de suspicion de TND et un accompagnement adapté en conséquence (CSP, art. L. 2135-1 ; art. R. 2135-1 et s.). Il est toutefois conçu comme transitoire. L’enfant ne peut ainsi en bénéficier que pour une durée limitée d’un an (CSP, art. R. 2135-3 al. 4.), dans l’attente de la reconnaissance de son handicap par la MDPH (Maison départementale pour les personnes handicapées) et de l’octroi de différentes aides humaines et/ou financières (notamment l’Allocation d’éducation enfant handicapé (AEEH) et ses différents compléments. CSS, art. L. 541-1). Des plateformes d’orientation et de coordination (PCO) sont créées avec pour mission d’organiser la prise en charge de l’enfant, sur prescription médicale, par différents professionnels libéraux, notamment des ergothérapeutes, psychomotriciens ou psychologues.

Ce sont plus précisément les conditions d’intervention des psychologues qui ont suscité mécontentement et inquiétudes au sein de la profession et du monde de la psychiatrie (V., https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/arrete-sur-lexpertise-des-psychologues-il-y-a-une-volonte-de-lassujettir-au-champ-medical ; égal., Question écrite n° 22677 de Mme Laurence Cohen (Val-de-Marne – CRCE), JO Sénat du 06/05/2021 – p. 2915). Les textes réglementaires ont en effet réservé le financement des consultations et séances par l’assurance maladie aux seuls psychologues s’engageant à recourir à certaines méthodes déterminées, recommandées par la Haute autorité de santé. L’arrêté du 10 mars 2021 (Arr.10 mars 2021 relatif à la définition de l’expertise spécifique des psychologues mentionnée à l’article R. 2135-2 du Code de la santé publique : JO 4 avr. 2021, texte n° 21. Nous remercions Michel Chauvière d’avoir attiré notre attention sur ce texte) précise en ce sens que « Les interventions et programmes des psychologues respectent les recommandations de bonnes pratiques professionnelles établies par la haute autorité de santé (HAS) propres à chaque trouble du neuro-développement, et s’appuient sur des programmes conformes à l’état actualisé des connaissances. En référence au stade de développement de l’enfant, ces interventions structurées visent à mobiliser les compétences cognitives, comportementales et émotionnelles de l’enfant. Les approches recommandées tendent à soutenir le développement de l’enfant dans plusieurs domaines, en priorité ceux des interactions sociales, des émotions, des comportements adaptatifs, de la communication et du langage. Elles s’appuient sur des thérapies cognitivo-comportementales, de la remédiation neuropsychologique et cognitive et de la psychoéducation ». Les psychologues libéraux intervenant dans le cadre du dispositif « parcours de bilan et intervention précoce » et ayant passé une convention avec les PCO doivent dès lors être formés à ces méthodes thérapeutiques et les mettre en œuvre. Le texte comporte une annexe fixant une « liste non exhaustive de programmes se référant à ces approches », amenée à être « réactualisée périodiquement en fonction de l’évolution des connaissances scientifiques, des recommandations et des outils ». Ces programmes sont nombreux. L’annexe précise qu’ils « relèvent de différents niveaux d’approches ou de conception : Modèles thérapeutiques, programmes psycho-éducatifs, remédiation cognitive, outils de communication améliorés augmentatifs ». Ils sont tantôt à destination des enfants (ex. ABA, groupes d’habiletés sociales, DENVER, PRT, PACT, TED, TEACCH, TCC), tantôt à destination de leurs familles (ex. Barklay, coping, Triple P). Les références aux thérapies cognitivo-comportementales, à la remédiation neuropsychologique et cognitive et à la psychoéducation ont en particulier suscité la contestation de professionnels y voyant une limitation de leur liberté thérapeutique et une mise à l’écart implicite d’autres pratiques, notamment d’inspiration psychanalytique.

Plusieurs psychologues libéraux et associations ou syndicats de praticiens ont ainsi contesté la légalité des dispositions de l’arrêté du 10 mars 2021 devant le juge administratif, par le biais d’un recours pour excès de pouvoir. Aux termes d’une décision du 13 juin 2022, le Conseil d’Etat a rejeté ces requêtes (CE, 13 juin 2022, n° 452333). En substance, les requérants soulevaient une atteinte à leur liberté thérapeutique et à la liberté de choix du patient. Le Conseil d’Etat relève toutefois que les dispositions de l’arrêté litigieux, fixant des « conditions d’expertise spécifiques à respecter », ne concernent que la prise en charge financière, par l’assurance maladie, des interventions de psychologues, dans le cadre particulier du parcours de bilan et intervention précoce, sans s’étendre au-delà. Selon lui, ces dispositions « ne portent pas atteinte, en dehors de ce cadre, à la liberté des psychologues de mettre en œuvre d’autres types d’expertise et aux patients d’y recourir. Les requérants ne sont pas davantage fondés à soutenir qu’elles porteraient illégalement atteinte à l’égalité entre les patients, ceux bénéficiant de prestations prises en charge dans le cadre d’une plateforme de coordination et d’orientation se trouvant en tout état de cause dans une situation différente de ceux qui n’en bénéficient pas ».

L’argument du Conseil d’Etat mérite sans doute d’être nuancé. Il est vrai que l’arrêté ne limite pas directement, en droit, la liberté des psychologues d’user de méthodes thérapeutiques de leur choix, pas plus qu’il n’empêche les parents d’enfants concernés par un TND de s’adresser au praticien de leur choix. L’arrêté ne fait « que » conditionner le financement des soins, non les soins eux-mêmes, qui plus est dans le cadre d’un dispositif spécifique dont l’enfant ne peut bénéficier que pour une durée d’un an, exceptionnellement renouvelable. Malgré tout, on ne peut ignorer que cette condition a une incidence de fait sur la liberté des familles des enfants concernés et in fine sur l’accès aux soins. Le mode de financement des soins est à l’évidence un facteur déterminant du recours ou non-recours à ces derniers. C’est précisément pour éviter que les familles ne soient dissuadées, pour des raisons économiques, d’entamer une démarche de diagnostic et une prise en charge de leur enfant que le dispositif « bilan et intervention précoce » a été instauré. Le droit au libre choix du praticien par le patient, affirmé à l’article L. 1110-8 du code de la santé publique, s’en trouve de facto impacté, de même que le libre choix par les familles des méthodes de prise en charge pour leur enfant. Le libre choix du professionnel, il est vrai, n’est pas un droit absolu et connaît déjà certaines limites comparables. Le remboursement des soins médicaux est ainsi fonction du conventionnement des professionnels avec l’assurance maladie. La prise en charge des actes et consultations de médecins spécialistes est parfois conditionnée à la consultation préalable du médecin traitant. La prise en charge financière des médicaments prescrits est également très variable. Le remboursement du médicament repose en effet sur l’indicateur du « service médical rendu », lui-même fonction du niveau de preuve de l’efficacité de la molécule, de ses effets indésirables et des alternatives thérapeutiques existantes (CSS, art. R. 162-37-3). Ce système ne limite pas directement la liberté des prescripteurs, mais en pratique son effet d’influence sur les prescriptions est indéniable. L’originalité de l’arrêté du 10 mars 2021 est d’exiger explicitement le recours à certaines méthodes de prise en charge déterminées et d’afficher ainsi une forme de parti-pris. Il n’est pas habituel qu’un texte légal ou réglementaire impose directement le respect des recommandations des bonnes pratiques élaborées par la HAS, ce qui a pour effet de « durcir » en quelque sorte ces normes de droit souple en leur conférant une valeur obligatoire (sur la valeur juridique des recommandations de l’HAS, not. : J.-P. Markus, Nature juridique des recommandations de bonnes pratiques médicales, AJDA 2006, p. 308 ; O. Obrecht, « Les recommandations de bonne pratique », in P.-L. Bras, G. de Pouvourville et D. Tabuteau (dir.), Traité d’économie et de gestion de la santé, Les Presses de Sciences-Po, 2009, p. 291 ; F. Savonitto, Les recommandations de bonne pratique de la Haute autorité de santé, RFDA mai-juin 2012, p. 471 ; D. Krzisch, Force normative et efficacité des recommandations de bonne pratique en matière médicale, RDSS 2014, n° 6, p. 1087 ; P. Véron, L’évolution du contrôle des recommandations de bonnes pratiques, Médecine & Droit, 2015, p. 53). Ce durcissement des recommandations ne s’impose, pour l’heure et fort heureusement, que dans le cadre du dispositif « bilan et intervention précoce ». Il en résulte, par exemple, que l’octroi de prestations sociales liées au handicap ne saurait être conditionné par le recours des familles aux seules méthodes recommandées. La Cour de cassation l’a rappelé (Cass. 2e civ., 8 nov. 2018, n° 17-19.556 : JurisData n° 2018-019631 ; AJDA 2019, p. 702, n° 12, note F. Thibergien ; Rev. dr. et santé 2019, p. 104, obs. F. Vialla), ayant sanctionné un juge du fond qui s’était fondé sur une recommandation relative au traitement de l’autisme pour refuser à une mère l’octroi du complément de 5ème catégorie de l’AEEH pour son enfant, en raison du choix par celle-ci de recourir à une professionnelle appliquant la méthode des « 3i » (méthode développementale intensive fondée principalement sur le jeu et impliquant dans un premier temps de ne pas scolariser le très jeune enfant), non recommandée par la HAS. Les MDPH ne peuvent ainsi opposer les recommandations aux familles d’enfants handicapés. Dans ce contexte, le positionnement des pouvoirs publics en faveur d’une imposition, par voie réglementaire, de méthodes inspirées des neurosciences, n’est pas anodin. Le droit rompt ici avec une forme de distance et de (relative) neutralité s’agissant de juger de la pertinence des méthodes de traitement de l’autisme infantile (V., P. Véron, G. Aïdan, M. Chauvière, R. Eleta de Filipis, L’autisme saisi par le droit, JCP G 2021, n° 25, p. 1207). La décision du 13 juin 2022 s’inscrit en outre dans un contexte contentieux plus large. Ce n’est pas la première fois que le Conseil d’Etat est saisi d’un litige relatif aux méthodes de prise en charge de l’autisme. La recommandation de bonnes pratiques publiée par l’HAS en mars 2012 (HAS-ANESM, Autisme et autres troubles envahissants du développement : interventions éducatives et thérapeutiques coordonnées chez l’enfant et l’adolescent, recomm. mars 2012) a elle-même été attaquée par le biais d’un recours en annulation par plusieurs associations de psychiatres et psychanalystes estimant notamment que les référentiels prenaient insuffisamment en compte les méthodes d’inspiration psychanalytique, en les qualifiant de « non recommandées ». Le Conseil d’Etat n’a toutefois pas remis en cause, sur le fond, la pertinence de la recommandation, ni jugé déséquilibrée la composition du collège d’expert à l’origine de son élaboration (CE, 23 déc. 2014, n° 362053 : JurisData n° 2014-033094 ; Dr. adm. 2015, comm 32, J.-S. Boda ; Médecine et droit 2015, n° 132, p. 53, comm. P. Véron). L’obsolescence de cette même recommandation, au regard de l’évolution des données de la science, a également été soulevée par l’association Autisme espoir vers l’école, à propos de la méthode des 3i, là encore non recommandée. La requérante se fondait plus précisément sur deux études récentes suggérant que cette méthode pourrait permettre de réduire l’intensité du syndrome autistique et d’améliorer les capacités d’interaction de l’enfant avec l’environnement. Sans conclure au « caractère manifestement erroné [du texte] au regard des données actuellement acquises de la science », le Conseil d’Etat invite la HAS à élaborer « un référentiel méthodologique permettant d’assurer une évaluation indépendante des méthodes telles que celle des “3i” pour préparer les travaux nécessaires au réexamen de la recommandation […] à bref délai » (CE, 23 déc. 2020, n° 428284 : JurisData n° 2020-020920 ; JCP A 2021, 2066, note H. Pauliat ; Dr. adm. 2021, alerte 40, obs. A. Courrèges ; AJDA 2021, p. 11, obs. M.-C. de Montecler). Le recours au packing, méthode d’enveloppement dans des draps humides utilisée par certains psychiatres pour des patients atteints de troubles autistiques sévères (souvent avec automutilation) a fait l’objet d’attaques plus frontales. Une recommandation de l’ONU a fermement condamné cette pratique (CDE, Observations finales concernant le cinquième rapport périodique de la France, janv. 2016, spéc. n° 41), jugée maltraitante, tandis qu’une proposition de loi à l’initiative d’un député français a tenté de la faire interdire (D. Fasquelle, AN, Prop. de loi n° 3727, 10 mai 2016 visant à interdire la pratique du packing, ou enveloppement corporel humide, sur toute personne atteinte du spectre autistique, ainsi que son enseignement (rejet)). De manière plus insidieuse, une circulaire budgétaire publiée en 2016 a conditionné le financement des établissements médico-sociaux accueillant des enfants en situation de handicap au non-recours au packing (Circ. NOR : AFSA1610566C, n° DGCS/SD5C/DSS/CNSA/2016/126, 22 avr. 2016, relative aux orientations de l’exercice 2016 pour la campagne budgétaire des établissements et services médico-sociaux accueillant des personnes handicapées et des personnes âgées).

Bien que son champ d’application et sa portée pratique demeurent circonscrits, l’arrêté du 10 mars 2021 est une manifestation d’évolutions plus profondes affectant le champ de l’autisme et plus largement le système de santé contemporain. D’une part, le texte s’inscrit dans une histoire sociale houleuse de l’autisme (L. Demailly, Le champ houleux de l’autisme en France au début du XXIème siècle : SociologieS [En ligne], 2019), qui se caractérise notamment par une prise de distance avec la psychanalyse – et parfois une condamnation virulente de celle-ci -, au profit de la montée d’un paradigme neuroscientifique (Sur ce phénomène, not. : A. Ehrenberg, La mécanique des passions. Cerveau, comportement, société, Odile Jacob, 2018). Le droit n’est pas imperméable à ces évolutions (not., L. Pignatel, O. Oullier, Les neurosciences dans le droit, Cités, 2014/4, n° 60, p. 83 ; S. Desmoulin-Canselier, La France à « l’ère du neurodroit » ? La neuro-imagerie dans le contentieux civil français, Droit et société, 2019/1, n° 101, p. 115 ; G. Aïdan, La vie psychique, objet du droit, éd. CNRS, 2022). D’autre part, l’arrêté litigieux s’inscrit dans un mouvement de standardisation et de protocolisation du soin et des prises en charge, un soin fondé sur une médecine des preuves (Evidence based medicine). Nombreux psychologues redoutent et désapprouvent cette « médicalisation » et standardisation de leur pratique clinique, a fortiori dans un domaine – celui des TSA – où les patients présentent des profils très variés et où les preuves scientifiques de ce qui constitue une prise en charge thérapeutique appropriée demeurent encore fragiles.