RESPONSABILITÉ PÉNALE D’UNE SOCIÉTÉ MÈRE POUR UNE MISE EN DANGER D’AUTRUI, M. Lobé Lobas

Madeleine LOBE LOBAS

Maître de conférences à l’Université de Haute-Alsace – HDR
Membre du CERDACC

 

Crim,  7 septembre 2021, 19-87.367

Une société mère peut être poursuivie pénalement pour délit de mise en danger d’autrui commis à l’encontre des salariés d’une filiale dès lors qu’au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre la société mère, et sa sous-filiale, et de l’état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, l’immixtion permanente de la maison mère dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduit à la perte totale d’autonomie d’action de cette dernière. Les juges doivent cependant rechercher les dispositions supranationales applicables aux contrats de travail de droit syrien et déterminer si elles contiennent des obligations particulières de prudence et de sécurité dont la méconnaissance peut permettre de retenir le délit de mise en danger d’autrui.

Mots clés : Mise en danger d’autrui – Société mère – Filiale – Domination économique – Loi et règlement – Obligation particulière de prudence ou de sécurité

Pour se repérer

La société Lafarge SA (la société Lafarge), de droit français, a fait construire une cimenterie près de Jalabiya (Syrie) qui a été mise en service en 2010. Cette cimenterie est détenue et était exploitée par une de ses sous-filiales, dénommée Lafarge Cement Syria (la société LCS), de droit syrien, détenue à plus de 98 % par la société mère. Entre 2012 et 2015, le territoire sur lequel se trouve la cimenterie a fait l’objet de combats et d’occupations par différents groupes armés, dont l’organisation dite Etat islamique (EI). Pendant cette période, les salariés syriens de la société LCS ont poursuivi leur travail alors que les cadres de nationalité étrangère ont été évacués en Egypte dès 2012, d’où ils continuaient d’organiser l’activité de la cimenterie. Les salariés syriens restaient, en revanche, exposés à différents risques, notamment d’extorsion et d’enlèvement par différents groupes armés, dont l’EI. Pendant cette période, la société LCS a versé des sommes d’argent, par l’intermédiaire de diverses personnes, à différentes factions armées contrôlant la région et qui étaient en mesure de compromettre l’activité de la cimenterie. Celle-ci a été évacuée en urgence au cours du mois de septembre 2014, peu avant que l’EI ne s’en empare. A la suite des poursuites exercées contre la société Lafarge, la chambre d’instruction annula la mise en examen pour complicité de crimes contre l’humanité, mais retint le chef de mise en danger d’autrui.

Pour aller à l’essentiel

S’agissant de la complicité de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, la chambre criminelle casse la décision la chambre de l’instruction au motif que, le versement en connaissance de cause d’une somme de plusieurs millions de dollars à une organisation dont l’objet n’est que criminel suffit à caractériser la complicité par aide et assistance. La société Lafarge qui a financé via des filiales, les activités de l’EI à hauteur de plusieurs millions de dollars avait une connaissance précise des agissements de cette organisation, susceptibles d’être constitutifs de crimes contre l’humanités
(sur ce point, voir E. Dreyer, Responsabilité pénale d’une société mère et complicité de crime contre l’humanité, GP n° 41, 23/11/2021, n° 429c0, p. 51).

Quant à la mise en examen pour délit de mise en danger de la vie d’autrui que nous allons analyser, la chambre criminelle censure cependant la décision attaquée aux motifs que la chambre criminelle qui avait rattaché les faits à la société mère aurait dû dans un premier temps déterminer les dispositions applicables à la relation de travail entre la société Lafarge et les salariés de la filiale et, dans un second temps, vérifier si ces dispositions étaient susceptibles de renfermer une obligation particulière de sécurité ou de prudence, au sens de l’article 223-1 du code pénal.

Pour aller plus loin

La responsabilité pénale des personnes morales est admise (art. 121-1 CP), mais pas celle des groupes de société qui n’ont pas la personnalité juridique. Chaque société du groupe a une entité juridique propre et une responsabilité limitée. La société-mère ne répond pas en principe des actes illicites commis par la filiale (E. Daoud, A. André, La responsabilité pénale des entreprises transnationales françaises : fiction ou réalité juridique ? AJ pénal 2102, p. 15). En conséquence, lorsque l’infraction est commise à l’étranger par une filiale, la société mère peut échapper à toute responsabilité dès lors que filiale est soumise à un droit autonome et que les lois de l’Etat du siège ne s’appliquent pas en dehors du territoire national. Pour contourner cet écueil, il faut trouver le moyen de rattacher la commission de l’infraction à la société mère. Mais il faut également établir la preuve des éléments constitutifs l’infraction reprochée, en l’espère de la mise en danger d’autrui.

I – Le rattachement du délit de mise en danger d’autrui à la société mère

En raison du principe de la responsabilité personnelle, la société Lafarge ne peut voir sa responsabilité pénale engagée du fait d’agissements commis par sa filiale, à moins de démontrer qu’elle a elle-même commis une faute qui lui soit imputable. A défaut de preuve directe en l’espèce, la chambre de l’instruction s’est appuyée sur faisceau d’indices graves ou concordants permettant de penser que les salariés de l’usine syrienne, employés sous le couvert de contrats de droit syrien, se trouvaient sous l’autorité effective de la société Lafarge.

La chambre criminelle relève que la société LCS est une filiale contrôlée indirectement à hauteur de 98,7% par la société Lafarge et les déclarations du directeur opérationnel de la société LCS, laissent penser que les décisions en matière de sécurité des salariés étaient prises au niveau de la direction de la maison mère. Elle constate également au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre la société Lafarge, maison mère, et la société LCS, sa sous-filiale, et de l’état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, une immixtion permanente de la maison mère dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d’autonomie d’action de cette dernière.

 La chambre criminelle approuve le raisonnement de la chambre d’instruction qui s’inspire des solutions retenues en droit social (Cass. Soc., 6 juillet 2016, pourvoi n° 15-15.493 ; Cass. Soc., 25 novembre 2020, pourvoi n° 18-13769).  En droit de concurrence, la Cour de justice de l’Union européenne avait même posé une présomption simple de responsabilité de la société-mère en raison des infractions d’une filiale dans laquelle elle détient 100% des parts dès lors que la filiale ne détermine pas son comportement de façon autonome et applique les instructions qui lui sont imparties par la société-mère (CJUE, 10 sept. 2009, C-97/08P, Akzo Nobel c/ Commission). En conséquence, la responsabilité de la société mère peut être recherchée sur le plan pénal dès lors que la filiale ne dispose d’aucune autonomie réelle et qu’elle se fait dicter ses choix par la société mère qui intervient de manière constante dans sa gestion.

Cette décision va dans le sens d’une évolution visant à sanctionner pénalement la société mère. Il faut en effet éviter que la société mère échappe à toute responsabilité en cas d’infraction par une filiale de droit étranger qui ne fait qu’exécuter les décisions prises par la première. Il faut cependant que les conditions posées par l’article 121-2 du code pénal soient réunies. Il faut en effet démontrer que la faute a été commise par un organe ou représentant de la société mère qui doit être identifié (Cass. crim., 29 janv. 2019, n° 17-86834 ; Crim., 14 mars 2018, n° 16-82117). En l’espèce, pour imputer l’infraction à la société mère, l’arrêt énonce que les décisions sont prises au niveau de la direction de la société mère, sans plus de précision. Il faudra déterminer, qui, au sein de l’organisation, a méconnu les obligations particulières de prudence et de sécurité invoquées (P. Schultz, La responsabilité pénale de la société mère et son organisation matricielle, Cass. crim., 16 juin 2021, n° 20-83098, JAC n° 208).

II – Les conditions d’engagement de la responsabilité mère pour mise en danger d’autrui commis à l’étranger

Une fois admise la possibilité d’une mise en cause de la société mère du fait de la filiale, la preuve des éléments constitutifs de l’infractions doit être rapportée. En l’espèce, le délit reproché est le délit de mise en danger défini à l’article 223-1 du code pénal comme le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité ou de prudence prévue par la loi ou le règlement. Il est de jurisprudence constante qu’une décision de condamnation du chef de mise en danger d’autrui doit préciser non seulement la source de l’obligation particulière de prudence et de sécurité, mais aussi le contenu de celle-ci (Cass. crim., 13 janv. 2015, n° 12-87059 : B. Rolland, M. Lobé Lobas, « Affaire AZF : une catastrophe hors norme soumis aux normes processuelles et pénales », JCP E 2015. 1098).

Pour la chambre de l’instruction, le personnel employé par la société LCS sous le couvert de contrats de droit syrien, n’a pas reçu de formation adéquate en cas d’attaque et son évacuation, lors de la prise du site par les combattants, n’a été rendue possible que par l’utilisation de véhicules de fournisseurs, ceux mis à disposition par l’entreprise s’étant révélés insuffisants en nombre. Elle en a déduit que la société Lafarge n’a pas respecté les obligations particulières de l’employeur fixées aux articles R4121-1 et R4121-2 et R4141-13 du code du travail, découlant de l’obligation générale de sécurité imposée à tout employeur à l’égard de ses salariées prévue aux articles L4121-1 à L4121-3 du code du travail.

La chambre criminelle censure le raisonnement de la chambre d’instruction qui aboutit à faire appliquer, de manière un peu trop hâtive, le code de travail français aux salariés sous contrats de droit syrien exécutant leur tâche sur le territoire syrien. La société mère n’exporte pas le droit national sur le territoire d’un Etat étranger en raison du principe de la territorialité des lois. Il n’était donc pas certain que les obligations en matière de sécurité prévues par le code du travail soient applicables aux salariés sous contrat de droit syrien. Pour la Cour de cassation, l’état de domination de la société mère sur la filiale syrienne ne rend pas pour autant le code du travail français applicable aux relations de travail existant entre la filiale et ses employés. La chambre de l’instruction devait rechercher, au regard des textes européens ou internationaux quelles étaient les dispositions applicables à la relation de travail entre la société Lafarge et les salariés sous contrat de droit syrien. A cette fin, la chambre criminelle donne quelques indications en visant notamment le règlement CE n° 593/2008 du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I), dont ses articles 8 et 9, tout en laissant la latitude au juge, le cas échéant, de se fonder sur d’autres textes internationaux. En conséquence, la source de l’obligation peut être un texte supranational (Cass. crim., 31 mars 2020, n° 19-82171), étant entendu que l’analyse d’un tel texte pourrait dans certains cas aboutir à l’applicabilité du droit français.

Une fois le texte applicable déterminé, le juge doit également apprécier si ce texte, de droit international ou interne, énonce une obligation particulière de prudence ou de sécurité, au sens de l’article 223-1 du code pénal (Cass. Crim., 13 novembre 2019, pourvoi n° 18-82.718).

La chambre d’instruction de renvoi devra, donc, à l’issue de cette double considération, confirmer ou non la mise en examen de la société Lafarge pour mise en danger des salariés de la filiale syrienne.