Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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VERS LA FIN DES CONFLITS DE VOISINAGE SPECIFIQUES AU MONDE RURAL ? I. Corpart

Isabelle Corpart

Maître de conférences en droit privé à l’Université de Haute-Alsace
Membre du CERDACC

 

 

Commentaire de la loi n° 2021-85 du 29 janvier 2021 visant à protéger le patrimoine sensoriel des campagnes

En s’en référant à Jean de La Fontaine, on peut penser que durant ces dernières années, de vives polémiques ont opposé les rats des villes et les rats des champs. En effet, les rats des villes ou néoruraux souhaitant profiter du silence de la campagne sont entrés vivement en conflit avec les rats des champs, ruraux attachés aux traditions de leur région natale. Les bruits émanant des coqs, des cloches d’église, des grenouilles, des clochettes au cou des vaches et autres nuisances sonores mais aussi des odeurs en provenance de poulaillers, étables ou autres, ont conduit de nouveaux arrivants dans les campagnes à évoquer des troubles anormaux du voisinage. Pourtant tout cela fait partie des traditions et les ruraux y sont fort attachés.

La loi n° 2021-85 du 29 janvier 2021 visant à protéger le patrimoine sensoriel des campagnes (JO du 30 janvier) tente de calmer les opposants, mettant l’accent sur une dimension sensorielle des sons et des odeurs de nos campagnes.

A lire aussi V. Doebelin, « Une nouvelle protection législative des bruits et odeurs de la campagne ? » », Revue de droit rural, mars 2021, p. 34

Mots-clefs : Troubles anormaux du voisinage – maintien des traditions contre droit au silence – conflits entre ruraux et anciens urbains ou néoruraux – nuisances sonores et olfactives – reconnaissance des sons et des odeurs des milieux naturels – composantes du patrimoine de la nation – préservation de l’identité culturelle des territoires.

Les habitants des campagnes ont toujours connu les bruits et les odeurs que les néoruraux qui s’installent dans leur région ne supportent pas et veulent éradiquer. Ces personnes ont pourtant souhaité venir s’installer dans un coin de campagne qu’elles ont choisi mais ces nouveaux habitants voudraient imposer leur manière de vivre, ce qui fait qu’aucun terrain d’entente ne peut être trouvé.

Depuis la nuit des temps, ces bruits et ces odeurs font partie de la vie campagnarde et les ruraux ne supportent pas que des personnes arrivées de la ville les contraignent à y remédier et à modifier leurs habitudes, en voulant transformer le décor dans lequel ils vivent.

Deux visions s’affrontent et les conflits sont si violents que certains n’ont pas hésité à saisir la justice pour faire reconnaître leur bon droit et mettre fin au chant du coq Maurice (TI Rochefort, 5 sept. 2019, n° 11-19-000233, Dalloz actualité, 12 sept. 2019, obs. N. Kilgus ; Dr. rur. 2019, n° 477, n° 131, obs. C. Latil ; Resp. civ. assur. 2019. Alerte 21, obs. L. Bloch), au coassement de grenouilles, au braiement des ânes ou au tintement des cloches des églises, luttant aussi contre les odeurs du fumier ou des poulaillers. Ils entendent défendre coûte que coûte leur droit à une vie au calme, aspirant à une certaine qualité de vie, raison pour laquelle ils ont quitté la ville, alors que leurs opposants veulent, quant à eux, conserver leur manière de vivre et ils se mobilisent en masse pour pouvoir perpétuer leurs traditions.

Ces derniers espèrent empêcher les citadins de venir se plaindre des troubles du voisinage que ces bruits et ces odeurs pourraient provoquer.

Face à la multiplication des litiges visant les troubles du voisinage spécifiques au milieu rural, liée pour partie à l’extension des zones périurbaines dans les campagnes, le législateur a tenté de trouver une issue à ce conflit qui interpelle régulièrement les élus locaux. Il s’efforce de trouver une parade aux débordements et aux extravagances procédurières des nouveaux habitants des campagnes, tout en reconnaissant l’authenticité de la vie rurale.

Pour ce faire, il reconnaît l’importance des traditions en offrant dans sa loi du 29 janvier 2021 une protection du patrimoine sensoriel de nos campagnes qui s’attache aux sons et aux odeurs. D’une part, les termes « sons et odeurs » sont officiellement ciblés par les textes (I) et d’autre part, il est prévu de dégager l’identité culturelle des territoires ruraux (II).

I – La promotion du patrimoine sensoriel des campagnes françaises

La loi du 29 janvier 2021 entend rendre hommage aux traditions de la vie campagnarde pour promouvoir le patrimoine rural immatériel qui se trouvait sous la menace permanente d’actions en reconnaissance d’un « trouble anormal de voisinage ». Ces conflits de voisinage ont amené des personnes à saisir la justice pour faire cesser de chanter le coq Maurice et pour interdire les effluves de certains habitats animaliers, tout en espérant arrêter de faire sonner les cloches dans les villages.

La proposition de loi n° 2211 visant à définir et à protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises (11 sept. 2019), votée par les parlementaires, entendait protéger les manifestations olfactives et sonores caractéristiques du monde rural en les incluant dans un nouveau bien commun, le « patrimoine sensoriel des campagnes » (J.-M. Bruguière, « Le bruit et l’odeur »… de nos campagnes, D. 2020, p. 1183).

L’idée était, de la sorte, d’empêcher de les qualifier de troubles anormaux du voisinage en préservant les modes de vie campagnards. Étaient ainsi visés certains cris d’animaux, des odeurs caractéristiques de leurs habitats, des champs ou des forêts, ou encore les sons et émanations propres à certains environnements des campagnes françaises.

Avec la loi, des sons et des odeurs qui sont partie intégrante de la vie rurale, considérés comme des nuisances pour certains mais liés aux traditions familiales pour les autres, sont désormais pris en compte au travers de la notion de « patrimoine sensoriel des campagnes françaises ».

Le législateur escompte protéger les « bruits et […] effluves qui font partie intégrante de la vie rurale » et ainsi valoriser les différents modes de vie campagnarde.

Il s’agit pour le Conseil d’État de « questions profondes, touchant tant à l’identité française qu’au vivre ensemble » (CE, avis, 16 janv. 2020, n° 399419, JCP A 2020, act. 132, obs. L. Erstein), toutefois les juges ont apporté dans cet arrêt différentes réserves, qui ont conduit à ce que la proposition de loi enregistrée le 11 septembre 2019 à la présidence de l’Assemblée nationale soit réécrite.

Effectivement, contrairement à ce que le titre de loi qui parle du patrimoine sensoriel laisse entendre, aucune allusion à cette problématique n’est insérée finalement dans le Code du patrimoine, alors que l’idée de départ était de créer une nouvelle catégorie de patrimoine, à savoir le « patrimoine sensoriel », lequel renvoie aux odeurs et aux bruits propres à la campagne et la vie rurale.

Cette piste n’a pas abouti car, effectivement, bruits et effluves ne constituent pas des biens au sens du Code civil, seuls inclus dans la définition du patrimoine. Cela ne pouvait donc pas être mentionné dans le Code du patrimoine. Le Conseil d’État est suivi en ce qu’il relevait qu’« un tel ajout nuirait en conséquence à la clarté et à l’intelligibilité du code et serait source de confusions quant aux régimes juridiques applicables ».

Au final, c’est seulement le Code de l’environnement qui est modifié (art. 1er de la loi). Il est ainsi prévu dans l’article L. 110-1 d’intégrer dans le patrimoine commun de la nation « les sons et odeurs » caractérisant les espaces, ressources et milieux naturels terrestres, aussi bien que marins, tout comme la qualité de l’air et la biodiversité.

Surtout l’expression « patrimoine sensoriel » ne figure que dans le titre de la loi et elle n’est pas reprise dans le texte de la réforme qui modifie le Code de l’environnement.

En réalité, on peut noter que la loi n’a pas apporté grand-chose de neuf car cet article protégeait déjà indirectement les choses incorporelles visées dans la réforme.

Précisément, on peut se demander quel est l’apport véritable de la réforme dans la mesure où les sons et les odeurs étaient déjà pris en compte par les textes existants avant la réforme qui, selon l’avis rendu par le Conseil d’État, permettaient « d’assurer une protection équilibrée des intérêts en présence ».

Le mérite de la loi est toutefois de les inclure clairement en relevant ces deux catégories distinctes dans l’article 1er de la loi qui modifie l’article L. 110-1 du Code de l’environnement qui vise « les sons et odeurs qui les caractérisent ».

II – La recherche de l’identité culturelle des territoires ruraux

La défense des bruits et des odeurs a aussi conduit le législateur à s’attacher à la recherche de l’identité culturelle du monde rural. En effet, l’article 2 de la loi insiste sur le rôle de l’inventaire général du patrimoine culturel dans les territoires ruraux : « Dans les territoires ruraux, les inventaires menés contribuent à connaître et faire connaître la richesse des patrimoines immobilier et mobilier conservés, leur relation avec le paysage et, dans leur diversité d’expressions et d’usages, les activités, pratiques et savoir-faire agricoles associés ».

À ce titre, le législateur confie aux services régionaux de l’inventaire général du patrimoine culturel le soin d’identifier et de qualifier l’identité culturelle des territoires ruraux dans le cadre de leurs missions de recherche et d’expertise au service des collectivités locales, de l’État et des particuliers. Il leur demande notamment d’analyser les éléments sonores et olfactifs, dans le but de les valoriser, listant « des bruits, effluves et autres manifestations sensibles résultant de l’exploitation de la nature par l’homme en zone rurale ». Précisément, grâce à ces inventaires, ils pourront « faire connaître la richesse des patrimoines immobilier et mobilier conservés, leur relation avec le paysage » (art. 2, II de la loi). Encore faudra-t-il que des moyens complémentaires soient alloués pour effectuer une telle mission.

Une fois ce travail effectué, en cas de conflit de voisinage, il sera aisé pour les maires et les édiles locaux, beaucoup sollicités en la matière, de s’appuyer sur cette carte d’identité des territoires ruraux pour calmer leurs concitoyens.

Espérons que cela suffira à désamorcer les conflits entre les rats des villes et les rats des champs !

À l’arrivée, on peut toutefois être déçu par cette réforme en demi-teinte (D. Charbonnel, Loi sur le patrimoine sensoriel des campagnes françaises : du bruit pour rien ?, JCP A, 8 février 2021, act. 87 ; E. Botrel, Loi « patrimoine sensoriel des campagnes » : beaucoup de bruit pour pas grand-chose, Dalloz Actualité, 12 févr. 2021). En effet, l’article 3 de la loi ne règle pas définitivement la question mais il se contente de réclamer « un rapport examinant la possibilité d’introduire dans le code civil le principe de la responsabilité de celui qui cause à autrui un trouble anormal de voisinage. Il étudie les critères d’appréciation du caractère anormal de ce trouble, notamment la possibilité de tenir compte de l’environnement ».

Il est ainsi demandé au Gouvernement de remettre au Parlement dans les six mois suivant la publication de la loi un rapport en analysant les jurisprudences relatives aux conflits de voisinage en milieu rural et leur impact sur l’environnement.

À terme, l’objectif poursuivi sera d’introduire dans le Code civil le principe de la responsabilité de celui qui cause à autrui un trouble anormal de voisinage, en pointant les critères qui permettraient de dégager le caractère anormal au regard de l’environnement et de définir les troubles anormaux de voisinage.

Certes les bruits générés par le comportement des gens ou des animaux peuvent causer un trouble anormal de voisinage car « nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage » (Cass. 2e civ., 19 nov. 1986, n° 84-16.379). Ce principe limite le droit du propriétaire sur son bien mais encore faut-il constater le trouble et relever un préjudice. Le problème c’est qu’il faut que l’impact dépasse un certain seuil de tolérance pour une « personne normale ».

Précisément grâce à la loi visant à protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises qui offre une tout autre approche des nuisances sonores et olfactives, on peut considérer que le propriétaire des animaux, des cloches, des étangs, des poulaillers, etc. ne porte à ses voisins aucune atteinte qui renvoie à la notion de trouble anormal de voisinage.

Cette nouvelle loi va servir à mettre en avant le patrimoine sensoriel de nos campagnes lorsqu’un tribunal sera saisi d’une affaire visant un trouble de voisinage (mais cela n’affecte pas l’ensemble des litiges entre voisins, tel que par exemple le bruit d’une tondeuse trop tôt ou trop tard dans la journée), ce qui va permettre de sauver l’identité rurale.

* * *

Loi n° 2021-85 du 29 janvier 2021

L’ Assemblée nationale et le Sénat ont adopté,

Le Président de la République promulgue la loi dont la teneur suit :

A la première phrase du premier alinéa du I de l’article L. 110-1 du code de l’environnement, après le mot : « marins, » sont insérés les mots : « les sons et odeurs qui les caractérisent, ».

  1. – Les services régionaux de l’inventaire général du patrimoine culturel, par leurs missions de recherche et d’expertise au service des collectivités locales, de l’Etat et des particuliers, contribuent, dans toutes les composantes du patrimoine, à étudier et qualifier l’identité culturelle des territoires.
    II. – Dans les territoires ruraux, les inventaires menés contribuent à connaître et faire connaître la richesse des patrimoines immobilier et mobilier conservés, leur relation avec le paysage et, dans leur diversité d’expressions et d’usages, les activités, pratiques et savoir-faire agricoles associés.
    III. – Les données documentaires ainsi constituées à des fins de connaissance, de valorisation et d’aménagement du territoire enrichissent la connaissance du patrimoine culturel en général et sont susceptibles de concourir à l’élaboration des documents d’urbanisme.

Dans un délai de six mois à compter de la promulgation de la présente loi, le Gouvernement remet au Parlement un rapport examinant la possibilité d’introduire dans le code civil le principe de la responsabilité de celui qui cause à autrui un trouble anormal de voisinage. Il étudie les critères d’appréciation du caractère anormal de ce trouble, notamment la possibilité de tenir compte de l’environnement.
La présente loi sera exécutée comme loi de l’État.