EFFONDREMENT DE LA PASSERELLE DU QUEEN MARY II : LES SPECIFICITES DU TRAITEMENT JUDICIAIRE D’UN ACCIDENT COLLECTIF
Marie-France STEINLE-FEUERBACH
Commentaire de la décision du tribunal correctionnel de Saint-Nazaire, 11 février 2008
La survenance d’un accident collectif perturbe les mécanismes classiques du droit commun et demande une adaptation de celui-ci, tant en ce qui concerne l’indemnisation des victimes, que la recherche de la vérité et la désignation des responsables. La décision rendue par le tribunal correctionnel de Saint-Nazaire met en évidence les spécificités du traitement judiciaire d’un tel événement.
La construction du Queen Mary II, le plus grand navire à passagers jamais construit était en voie d’achèvement aux Chantiers de l’Atlantique à Saint-Nazaire. Il est d’usage que les cadres des Chantiers puissent faire visiter le navire à leurs proches, ce qu’ils ne manquaient pas de faire avec une légitime fierté devant l’ampleur du travail accompli. Le samedi 15 novembre 2003, alors que deux groupes de visiteurs et une équipe de nettoyage se trouvaient sur la passerelle 413, reliant le quai au Queen Mary II, celle-ci s’effondrait entraînant 45 personnes dans une chute de 18 mètres : 16 d’entre elles vont décéder et 29 subir des blessures et des séquelles.
La qualification d’accident collectif ne fait pas ici de doute (MF-SF, « Le droit des catastrophe et la règle des trois unités de temps, de lieu et d’action », LPA 28 juillet 1995, n° 90, p. 9 et La prise en charge des victimes d’accidents collectifs, Guide méthodologique du Ministère de la Justice) et le tribunal prend soin de préciser les critères de la reconnaissance de l’état de catastrophe : le déclenchement du plan rouge, le retentissement médiatique immédiat, l’arrivée sur les lieux du Chef de l’Etat, du premier ministre et des principaux membres du gouvernement venus, suite à une tradition inaugurée par Napoléon III, exprimer aux victimes la compassion de la Nation. Le tribunal relève également la création de l’association des victimes de la passerelle du Queen Mary II, conformément à l’article 2-15 du Code de procédure pénale (C. Lienhard, « Le droit pour les associations de défense des victimes d’accidents collectifs de se porter partie civile : article 2-15 du Code de procédure pénale », D. 1996, chron., 314).
La SA Les Chantiers de l’Atlantique ayant recentré ses activités sur la construction de bateaux, l’édification des échafaudages et des passerelles est confiée à un sous-traitant, la SAS Endel. Ces deux personnes morales sont au rang des prévenus ainsi que huit personnes physiques, à savoir, en tant que préposés des Chantiers, Christophe P. chef de bureau « méthodes logistiques – installations provisoires », Etienne L. coordonnateur d’ouvrage du Queen Mary II ayant délégation en matière d’hygiène et sécurité – tous deux ingénieurs et cadres supérieurs exerçant des fonctions administratives et commerciales – Philippe T. responsable travaux bord, Marc F. responsable du service Hygiène Sécurité et Environnement et, en tant que préposés de l’entreprise Endel, Fabien B. responsable d’antenne, Fabrice G. et Mickaël L. chefs de chantier, Olivier C. dessinateur, toutes poursuivis pour infractions d’homicide et blessures involontaires.
Comme cela est très fréquemment le cas pour les accidents collectifs, la catastrophe est due à une pluralité de causes que le tribunal s’attache à identifier (I) avant de se prononcer sur la culpabilité des prévenus (II) et, de manière remarquable, sur les intérêts civils (III).
I. Les causes de la catastrophe
Les visites du chantier par le public étaient fréquentes, celle ayant donné lieu à la catastrophe n’aurait été qu’une intéressante découverte si une accumulation de faits n’avait conduit au drame, les experts se sont accordés sur les causes techniques de la chute de la passerelle, ce qui a permis au tribunal de constater les fautes et les erreurs commises.
A. L’enchevêtrement des causes
L’habitude était prise de faire visiter le navire par la passerelle 417, plus large et plus pratique ; cependant, celle-ci étant en travaux ce jour-là, les visiteurs ont été conduits sur la passerelle 413 qui avait été prévue initialement pour le passage de colis et avait donc été montée dans cet objectif, et non pour accueillir du public.
Le changement d’accès au navire aurait pu être sans conséquence si le montage de la passerelle empruntée par les visiteurs avait été effectué dans le respect des règles de l’art. En réalité, la passerelle 413 était initialement destinée à une autre porte et c’est par erreur qu’elle avait été montée à l’endroit fatidique. Lors du montage, comme elle s’était révélée être trop courte, elle a simplement été rallongée par une maille supplémentaire d’un mètre cinquante sans que de nouveaux plans soient établis. La réception de cet ouvrage a été faite uniquement visuellement. La passerelle ne comportait pas de contreventements, éléments indispensables à son équilibre.
Le jour du drame, les visiteurs étaient bloqués à l’entrée du navire par des formalités de montée à bord, qui avaient pourtant été supprimées, lorsqu’ils furent été invités à se ranger pour laisser passer les employés de la société de nettoyage. Ces derniers marchaient en file indienne sur la gauche alors que les visiteurs se déportaient sur la droite, c’est alors que la passerelle s’est décrochée…
Il convient de souligner que les experts désignés par le juge d’instruction ou par le tribunal de commerce s’accordent sur la cause de la chute de la passerelle qui est l’absence de contreventements, ce qui facilite le travail des juges. La cause technique de l’effondrement est donc établie : c’est bien en raison d’une instabilité physique que la passerelle s’est effondrée.
Il incombe ensuite au tribunal de rechercher les fautes et les erreurs qui ont pu mener à la catastrophe.
B. Les fautes et les erreurs ayant mené à la catastrophe
Les Chantiers de l’Atlantique estiment que l’accident a résulté d’une erreur de conception de la passerelle, alors que l’entreprise Endel considère en revanche que l’origine de l’accident se trouve dans les conditions d’utilisation de cette passerelle.
Pour le tribunal, les fautes qui ont conduit à la catastrophe relèvent des deux sociétés. Ces fautes sont trop nombreuses pour pouvoir être présentées ici de manière exhaustive, elles ont été commises à la fois lors de la conception de la passerelle (absence de calculs précis, de notes de calculs, de contrôles), de son montage (inversion des passerelles, contrôle inexistant) et de son utilisation (accès par une seule passerelle, par ailleurs non destinée à cet usage, absence de gestion des visites).
Dans les deux sociétés, le tribunal constate des problèmes organisationnels, une recherche de gains de productivité qui se traduisait par des entorses à la sécurité, l’inadéquation de l’emploi et de la formation du personnel qui expliquent « la construction d’un ouvrage sans étude, sans plan et sans étape de contrôle, en violation des règles… »
Les fautes ayant été clairement identifiées, le tribunal correctionnel de Saint-Nazaire procède à l’établissement des responsabilités pénales.
II. L’établissement des responsabilités pénales
Commençant par les personnes morales, le tribunal inverse la démarche classique qui consiste à étudier les fautes, et la culpabilité éventuelle, des personnes physiques avant de s’interroger sur la culpabilité des personnes morales.
En se prononçant d’abord sur la responsabilité des deux entreprises, puis en relaxant toutes les personnes physiques prévenues, la juridiction de Saint-Nazaire s’inscrit clairement dans un courant actuel qui tend à privilégier la responsabilité des personnes morales.
A. L’affirmation de la responsabilité pénale des personnes morales
Rappelons qu’une des raisons qui avait conduit la commission de révision du Code pénal à introduire la responsabilité des personnes morales était la survenance de grandes catastrophes. Il avait alors été considéré qu’il n’était pas inutile de prévoir une responsabilité globale et collective de l’entreprise dont le mauvais fonctionnement ou les insuffisances avaient entraîné la catastrophe (C. Le Guhenec, « La responsabilité pénale des personnes morales : évolution ou révolution ? », Entretiens de Nanterre, JCP E 15 déc. 1994, p. 29). L’évolution législative en matière d’infractions non intentionnelles n’a pas affecté la responsabilité pénale des personnes morales, laquelle peut être engagée pour faute simple, mais a eu pour effet de limiter la responsabilité des personnes physiques, auteurs indirects. Depuis la loi du 10 juillet 2000, ces derniers ne sont plus tenus que d’une faute qualifiée constituée soit par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit par une faute caractérisée et qui expose autrui à un risque d’une particulière gravité (art. 121-3 al. 4)
Il est donc maintenant avéré qu’en matière d’infraction non intentionnelle la responsabilité pénale d’une personne morale peut être reconnue même en l’absence de condamnation d’un de ses représentants. Une telle responsabilité a même pu être établie en l’absence de prévenus personnes physiques (« Explosion de Dijon : la responsabilité de Gaz de France confirmée (Dijon, 21 décembre 2006) », JAC n° 71, février 2007, note MF SF ; « Drame de Pourtalès : la ville de Strasbourg reconnue coupable ne fera pas appel (trib. corr. Strasbourg, 27 mars 2007) », JAC n° 73, avril 2007, note MF SF). Il a dès lors, fort justement, pu être soutenu que les personnes morales n’étaient plus responsables « par ricochet » mais étaient directement responsables de leurs propres fautes (C. Saint-Pau, « La responsabilité pénale des personnes morales : relativité ou fiction » in Le risque pénal dans l’entreprise, Litec, Carré Droit, 2003 et note ss Crim. 20 juin 2006, D. 2007, 617).
Ce sont bien les fautes commises personnellement par la SA Chantiers de l’Atlantique et la SAS Endel qui vont conduire le tribunal au prononcé de leur culpabilité respective.
S’agissant des Chantiers de l’Atlantique, le tribunal constate un défaut d’organisation dans la chaîne des contrôles lequel a conduit à l’absence de contrôle de la conception et de la mise en œuvre de la passerelle. La destination finale de celle-ci n’a pas été vérifiée, ce qui a entraîné des erreurs d’appréciation en matière de charge. A ces dysfonctionnements s’ajoutent l’absence de réflexion globale en matière de sécurité, l’absence de communication entre les services et un manque d’adéquation des emplois et de la formation de certains membres du personnel, ainsi que l’omission du contrôle du travail du sous-traitant. Ces divers manquements sont en relation causale avec l’accident. Au-delà, en ce qui concerne les visites, des ordres avaient certes été donnés, mais leur exécution non vérifiée. Toutes ces négligences, dont certaines sont hélas des causes « classiques » de catastrophe dans de grandes entreprises, ne pouvaient que conduire à la condamnation de la société. Le tribunal prononce une peine d’amende de 150 000 euros pour le délit d’homicide et de 2500 euros pour chaque contravention. En raison du retentissement médiatique de l’affaire, la publication du jugement n’a pas été considérée comme opportune.
C’est à une peine identique qu’est condamnée la SA Endel pour n’avoir pas installé la passerelle dans le respect des règles de l’art. Quant à la gestion de son personnel, la société avait confié à ses ingénieurs des tâches administratives et commerciales alors que leurs connaissances auraient été précieuses pour le contrôle des ouvrages. S’il est vrai que, le jour de l’accident, la passerelle avait été détournée de son usage initial, le passage de colis, elle aurait néanmoins pu chuter à une autre occasion en raison de la force du vent ou de la mauvaise répartition d’une charge, point relevé par les experts. Le manque de vigilance du sous-traitant ne fait donc pas de doute.
La condamnation des deux personnes morales apparaît comme pleinement justifiée au regard des manquements constatés. En revanche, la manière dont le tribunal appréhende le comportement des personnes physiques poursuivies peut surprendre.
B.La relaxe des personnes physiques
Aux termes du troisième alinéa de l’article 121-3 du Code pénal, « la responsabilité pénale des personnes morales n’exclut pas celle des personnes physiques auteurs ou complices des mêmes fait, sous réserve des dispositions du quatrième alinéa de l’article 121-3 », c’est-à-dire sous réserve, pour les auteurs indirects, de la démonstration d’une faute qualifiée. La personne morale n’a donc pas pour rôle de constituer un écran protecteur aux personnes physiques coupables de fautes qualifiées.
Dans la présente affaire, Fabrice G., chef de chantier de l’entreprise Endel, qui n’était pas présent sur le chantier et n’a eu qu’un rôle « d’intermédiaire fugitif », est considéré comme n’ayant commis aucune faute. Quant aux autres prévenus, si des fautes leur sont reprochées, il apparaît qu’elles ne sauraient, pour le tribunal, être constitutives de fautes qualifiées.
Une relaxe généralisée de tous les prévenus personnes physiques n’est pas chose nouvelle, on peut néanmoins s’interroger sur la formule un rien lapidaire utilisée à trois reprises par le tribunal : « Quoiqu’il en soit et quels que soient les manquements susceptibles d’être retenus à l’encontre de M. X, il n’est aucunement démontré la commission d’une violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, pas plus que d’une faute caractérisée ayant exposé autrui à un risque d’une particulière gravité qu’il ne pouvait ignorer. »
Le « quoiqu’il en soit » aurait avantageusement pu être remplacé par l’appréciation de la réalité et de la gravité de chacune des fautes reprochées à ces prévenus.
Cette légèreté dans la motivation des relaxes des personnes physiques contraste singulièrement avec la très grande qualité de la décision quant aux intérêts civils.
III. Les intérêts civils
Après avoir précisé quelles sont en l’espèce les personnes civilement responsables, le tribunal se livre à une étude des plus approfondies quant à l’indemnisation des victimes
A. Les personnes civilement responsables
Pénalement responsables, les Chantiers de l’Atlantique et l’entreprise Endel sont nécessairement tenus des intérêts civils. En revanche, et en application de la jurisprudence Costedoat (Ass. plén., 25 février 2000, JCP 2000, II, 10295, note M. Billiau ; D. 2000, 673, note P. Brun, RTD civ. 2000, p. 582, obs. P. Jourdain), les préposés ayant agît dans le cadre de leur mission ne sauraient être tenus pour responsable des fautes commises dès lors que celles-ci ne constituent pas une infraction pénale (Ass. plén., 14 déc. 2001, JCP G 2002,II, 10026, note C. Prat).
Le tribunal fait une exacte application du droit positif en décidant que les fautes des prévenus ne peuvent engager leur responsabilité civile dès lors que la relaxe a été prononcée. Il est néanmoins curieux que le tribunal énumère au préalable les huit prévenus comme susceptibles d’être civilement responsable sur le fondement de l’article 1383 du Code civil (s’ils ne bénéficiaient pas de la qualité de préposés) alors que l’un d’entre eux avait été considéré comme n’ayant commis aucune faute.
1°) Les indemnisations
Le tribunal étudie les voies d’indemnisation offertes aux victimes avant de procéder à l’examen des demandes des parties civiles.
En l’espèce, les parties civiles avaient le choix entre rechercher et accepter une transaction dans le cadre d’une Convention d’indemnisation ou emprunter la voie judiciaire, or elles ont très largement préféré la voie judiciaire, ce qui est remarquable.
C’est pour répondre aux difficultés soulevées par l’indemnisation des victimes d’un accident collectif, que l’expérience d’une indemnisation effectuée dans un cadre quasi-institutionnel, celui d’un comité de suivi sous l’égide du Ministère de la Justice, est préconisée (cf. rapport CNAV 2003). Une telle démarche permet d’assurer la cohérence et la transparence du dispositif avec, comme objectif, par la conclusion d’une Convention d’indemnisation, une égalité de traitement entre toutes les victimes, tout en canalisant les flux d’indemnisation et les délais et gérant au mieux les aspects provisionnels. Cette voie particulière a été empruntée, entre autres, avec succès après l’effondrement du stade de Furiani, l’accident aérien du Mont Ste Odile, la chute du platane de Pourtalès à Strasbourg et l’explosion de l’usine AZF à Toulouse.
C’est cette même approche indemnitaire qui a conduit à la signature d’une Convention d’indemnisation des victimes de l’accident du Queen Mary II dès février 2004. Les magistrats de Saint-Nazaire ont le mérite d’avoir attaché de l’importance à la description et à l’analyse du dispositif et à ses effets juridiques ce qui confère à cette décision un intérêt tout particulier.
Le comité de suivi constitué à Saint-Nazaire comprenait, sous l’égide du Ministère de la Justice, l’INAVEM, les associations locales d’aide aux victimes (Prévenir et Réparer et ADAVI 44), la CPAM et la DDASS, l’ordre des avocats, un médecin-expert coordonnateur, le GEMA, ainsi qu’un des deux responsables potentiels, les Chantiers de l’Atlantique, et ses assureurs. La présence dans le comité de la FENVAC, fédération qui regroupe les associations de défense de victimes d’accidents collectifs, permet aux victimes de l’accident, dont l’association n’avait pas encore pu être créée, d’être parties prenantes ab initio au dispositif.
Dans une approche doctrinale, les Conventions d’indemnisation conclues dans le cadre du comité de suivi d’un accident collectif sont en attente d’une qualification juridique précise est constituent pour l’instant des objets judiciaires non identifiés. Il est cependant certain qu’elles ne sauraient être imposées aux victimes, ce que le tribunal de Saint-Nazaire exprime en considérant que la Convention « s’analyse comme une stipulation pour autrui dont la force obligatoire ne peut être invoquée contre les victimes qui ne l’ont pas acceptée ». Les Conventions prévoient d’ailleurs expressément ce cas. De même, le barème indicatif de la cour d’appel de Rennes pour 2004, qui sert de référence pour le calcul des indemnités versées au titre de la Convention, ne saurait être imposé aux victimes qui n’ont pas souhaité transiger dans le cadre de la Convention. Le tribunal ajoute que ce barème ne saurait davantage lui être opposé, ce qui est conforme à la liberté d’appréciation du juge. Les comités de suivi prennent soin de se référer aux statistiques des montants alloués dans le ressort de la cour d’appel du lieu où est survenue la catastrophe afin que les montants transactionnels soient en adéquation avec les montants judiciaires. Il est intéressant de constater que les magistrats de Saint-Nazaire affirment leur indépendance sur ce point alors que l’extension de ces pratiques « barémiques officieuses » ne sont pas sans poser de réelles interrogations (C. Lienhard, « Réparation intégrale des préjudices : la nécessité d’un nouvel équilibre », D. 2006, chron., 2485).
Les organismes payeurs signataires de la Convention s’engagent en revanche sur les modalités de paiements et d’évaluation des montants des indemnités à verser. Le tribunal précise bien qu’il en est ainsi pour la CPAM qui, si elle conserve son droit de recours pour les prestations servies et non encore remboursées, voit l’assiette de ses recours limitée par les engagements pris en signant la Convention (sur les recours des tiers-payeurs : MF SF, « Les prestations familiales : un nouveau tiers payeur admis à recourir ? », JAC n° 68, nov. 2006 ; « Recours des tiers payeurs : suite et fin heureuse du feuilleton », JAC n° 69, déc. 2006).
Le tribunal pose ensuite une question qui nous préoccupe également : quelles seraient les conséquences d’une remise en cause de la Convention ? Avec justesse, il estime que la Convention serait remise en cause dans sa totalité, ce qui le mène à s’interroger sur les répercussions financières éventuelles. Au regard du nombre important de parties civiles ayant préféré la voie judiciaire pour être indemnisées, les raisons de ce questionnement sont vraisemblablement à rechercher dans le peu de succès obtenu par la présente Convention. Cette situation contraste singulièrement avec les expériences antérieurement menées, et notamment avec celle relative à la catastrophe d’AZF, les victimes ayant majoritairement choisi d’adhérer à la Convention (La prise en charge des victimes d’accidents collectif, l’exemple de l’explosion de l’usine AZF à Toulouse, Rapport pour le GIP Mission Droit & Justice, ss la direction de C. Lienhard, décembre 2005). Il est permis de supposer que les indemnités proposées dans le cadre de la Convention d’indemnisation des victimes de l’accident du Queen Mary II ne satisfaisaient pas les victimes. A l’évidence, un tel dispositif n’est possible que grâce au concours actif des organismes payeurs disposés à l’accepter, y compris dans ses évolutions indemnitaires qui ne peuvent intervenir qu’à la hausse. Or on constate l’absence de la société Endel et de ses assureurs parmi les signataires de la Convention, ces assureurs faisant valoir ultérieurement, lors de la procédure judiciaire, qu’ils ne sauraient être engagés au-delà du plafond de garantie du contrat souscrit par leur assuré…
C’est donc finalement à la justice qu’il appartenait d’évaluer les indemnités des parties civiles non adhérentes à la Convention, mais également, selon le tribunal, celles qui avaient obtenu des versements dans les termes de la Convention, dès lors que les indemnités n’avaient été versées qu’à titre de provision et non de transaction.
Ayant pleine liberté pour chiffrer les montants à allouer à plus de 130 parties civiles, le tribunal se penche sur les demandes en indemnisation.
2°) Les demandes en indemnisation
Les visites ayant été effectuées en famille, des parties civiles se trouvent être à la fois des victimes directes et des victimes par ricochet.
S’agissant des chefs de préjudice, c’est fort judicieusement la nomenclature Dintilhac qui est choisie (C. Lienhard, « Dommage corporel, une avancée enfin décisive : le rapport Dintilhac », JAC n° 59, déc. 2005) et le tribunal fait oeuvre de pédagogie en définissant les chefs de préjudices et en séparant bien distinctement le préjudice d’agrément du déficit fonctionnel, pour lequel il expose sa méthode de calcul (v. doc. téléchargé).
La réparation d’un préjudice spécifique d’angoisse est admise et pleinement justifiée par les circonstances particulières de la catastrophe : état de panique, attente des premiers soins en assistant à la mort et aux souffrances de proches, « vision apocalyptique », angoisse et inquiétude quant au sort des parents. Nous nous félicitons de ce que la juridiction ait si pertinemment exposé la spécificité de ce préjudice exceptionnel qui avait été identifié par les spécialistes de la médecine de catastrophe (v. MF SF, « Victimes de violences et d’accidents collectifs. Situations exceptionnelles, préjudices exceptionnels : réflexions et interrogations », Médecine et Droit, éd. Elsevier nov.-déc. 2000, n° 45, p. 1) et dont la prise en compte est ici d’autant plus légitime qu’il ne s’agissait pas « de personnes réunies par hasard, comme des usagers de la route ou des clients d’un manège forain, mais de membres d’une même famille, d’amis proches voire très proche, de collègues de travail, brutalement exposés à la vision de la souffrance ou de la mort d’anonymes et d’êtres proches ou chers, et sur le sort desquels ils ont pu demeurer de nombreuses heures sans être informés, avant d’avoir malheureusement confirmation de l’issue fatale qu’ils redoutaient » ; en l’espèce, une famille a été frappée sur trois générations. Le préjudice moral spécifique de chacun des rescapés est fixé à la somme de 50 000 euros.
Les victimes décédées ont eu le temps de réaliser ce qui se passait, et la « certitude de vivre ses derniers instants est à l’origine d’un préjudice moral qui est né dans leur patrimoine et dont les héritiers sont bien fondés à demander réparation ». Les magistrats fixent ce préjudice à la somme de 15 000 euros pour chacune des personnes décédées.
Le préjudice moral et affectif des proches doit intégrer les longues heures d’attente avant l’annonce des décès, « la nécessité de se rendre, après avoir franchi un barrage de journalistes, dans une chapelle ardente dressée en toute hâte pour y reconnaître les leurs, chapelle dans laquelle les effets personnels avaient été regroupés dans des sacs poubelles… ».
Après ces utiles précisions, le tribunal règle les aspects indemnitaires et, étant donné les liens existants entre les visiteurs, choisit de les présenter par groupe de visiteurs et par famille. Sont également regroupées les victimes accidentées alors qu’elles travaillaient sur le Chantier. Le tribunal rappelle utilement l’avis rendu le 29 octobre 2007 par la Cour de cassation selon lequel le dispositif du recours des tiers payeurs introduit par la loi du 31 décembre 2006 s’applique aux accidents du travail survenus antérieurement à la date d’entrée en vigueur de la loi, dès lors que le montant de l’indemnité n’a pas été définitivement fixé (C. Lienhard, « Article 25 de la loi du 31 décembre 2006 : quatre importants avis de la Cour de cassation », JAC n° 78, nov. 2007). Plus de 120 pages sont ensuite consacrées à l’évaluation, poste par poste, des préjudices, sous forme de tableaux reproduisant la nomenclature Dintilhac.
Pour les parties civiles personnes morales, il convient de relever que le tribunal alloue à l’Association des victimes de la passerelle du Queen Mary II une somme de 11.753, 59 euros pour les dépenses qu’elle a exposées dans l’intérêt de ses membres, 15 000 euros en réparation du préjudice moral ainsi que, dans la limite de 65 000 euros le paiement du mémorial à édifier en mémoire des victimes et une indemnité de 37 000 euros sur le fondement des dispositions de l’article 475-1 du Code de procédure pénale. La FENVAC se voit, pour sa part, allouer 1 500 euros en réparation de son préjudice matériel, 15 000 euros pour celle de son préjudice moral et 15 000 euros au titre de l’article 475-1 CPP.
Le tribunal correctionnel de Saint-Nazaire a porté toute son attention davantage du côté des victimes que de celui des auteurs.
Le parcours judiciaire du l’affaire de la passerelle du Queen Mary II n’est pas achevé, le procès en appel débutera le 23 mars 2009, à Rennes.