Soukaina COHEN
Doctorante en droit privé (cotutelle USMBA de Fès et Université de Haute-Alsace de Mulhouse)
Membre du CERDACC (UR 3992)
La défaillance de l’entreprise ne constitue plus seulement un échec individuel, mais un facteur de risque collectif, susceptible d’affecter les créanciers, l’emploi et la stabilité économique. Dans ce contexte, le droit des entreprises en difficulté ne se limite plus à organiser la liquidation des patrimoines défaillants. Il tend désormais à prévenir les risques économiques et à encadrer leur propagation (A. Squali, Droit et pratique en matière de faillite et de liquidation judiciaire des entreprises, Sofapress, 1ère édition, 1995, p.8).
Le droit des entreprises en difficulté s’analyse aujourd’hui comme un droit de régulation des risques, dont la finalité dépasse le seul apurement du passif pour s’inscrire dans une logique de protection de l’intérêt collectif. Comme l’a relevé une partie de la doctrine marocaine, ce droit ne constitue pas un système fermé, mais un instrument au service d’objectifs économiques, sociaux et institutionnels, visant à prévenir la propagation des effets de la défaillance et à rééquilibrer les intérêts en présence. Dans cette perspective, le syndic apparaît comme la cheville ouvrière de cette gestion juridique du risque, en assurant la sécurité, la continuité et la crédibilité des procédures collectives. (K. Balboul, Y. Lahjouji, « Réflexions sur les droits des créanciers à la lumière de la loi 73-17 sur les entreprises en difficulté » : Revue électronique des recherches juridiques (RERJ), 2019, n° 3, p. 87).
Le droit marocain s’inscrit clairement dans cette évolution. La réforme du livre V du Code de commerce par la loi n° 73-17 (L. n° 73-17 du 2 chaabane 1439 (19 avril 2018), modifiant et complétant le livre V du Code de commerce – BORM n° 6732 du 6 décembre 2018) a marqué un tournant en plaçant la prévention, la sauvegarde de l’activité et la protection des créanciers au cœur des procédures collectives (C. com. mar., art. 545 et s.). Toutefois, l’effectivité de ces objectifs dépend largement du rôle joué par un acteur central, à savoir le syndic.
Longtemps critiquée pour son imprécision normative et le flou entourant ses conditions d’exercice, la fonction de syndic fait aujourd’hui l’objet d’un encadrement réglementaire inédit avec la publication du décret n° 2.23.716 du 18 septembre 2025, pris en application de l’article 673 du Code de commerce (D. n° 2-23-716, art. 1, publié au Bulletin officiel, 2025, n° 7441, p. 7158–7159). Ce décret précise à la fois les qualifications requises, les missions couvertes par les honoraires et les modalités de contrôle judiciaire, traduisant une volonté affirmée de professionnalisation et de transparence.
Dès lors, il convient de s’interroger sur la portée de cette réforme : dans quelle mesure le décret n° 2.23.716 consacre-t-il le syndic comme un véritable acteur de gestion des risques des entreprises en difficulté ?
L’analyse révèle que le décret redéfinit d’abord le syndic comme un gestionnaire du risque de défaillance, par une professionnalisation accrue (I), avant de l’ériger en garant de la sécurité économique et de l’équilibre des intérêts en présence (II).
I.- La professionnalisation du syndic comme instrument de prévention des risques économiques
Ce premier axe met en lumière la montée en puissance d’une logique de professionnalisation du syndic, envisagée comme un levier essentiel de prévention des risques économiques inhérents aux procédures collectives (A). À travers un encadrement renforcé des qualifications et une redéfinition du rôle du syndic, le décret consacre ce dernier comme un acteur technique et stratégique de la gestion anticipée de la défaillance de l’entreprise (B).
A.- L’encadrement des qualifications : une réponse au risque d’incompétence technique
Le premier apport majeur du décret réside dans la clarification des conditions d’accès à la fonction de syndic. Désormais, les missions de syndic dans les procédures de sauvegarde, de redressement judiciaire et de liquidation judiciaire sont réservées aux experts judiciaires inscrits sur les tableaux officiels, exerçant une expertise en matière comptable, conformément à la loi n° 45-00 relative aux experts judiciaires (D. n° 2.23.716, art. 2).
Cette exigence rompt avec une pratique antérieure marquée par une relative hétérogénéité des profils. Elle traduit une prise de conscience du risque systémique lié à une gestion défaillante des procédures collectives, lesquelles reposent sur l’analyse de situations financières complexes et sur l’évaluation de la viabilité économique de l’entreprise.
À titre dérogatoire, le décret autorise la désignation d’un greffier assermenté de deuxième grade au moins, justifiant de cinq années de service effectif, mais uniquement dans le cadre des liquidations judiciaires (D. n° 2.23.716, art. 3). Cette exception demeure strictement encadrée et témoigne d’un équilibre recherché entre professionnalisation et pragmatisme institutionnel.
Néanmoins, cet apport est aussi critiquable, le choix restrictif des qualifications interroge. La limitation de l’accès à la fonction de syndic aux seuls experts judiciaires exerçant la comptabilité traduit une vision essentiellement financière de la difficulté de l’entreprise. Or, les procédures de sauvegarde et de redressement impliquent des enjeux juridiques complexes (contrats en cours, responsabilité des dirigeants, contentieux social, sûretés), qui justifieraient une approche véritablement pluridisciplinaire. Comparativement, le droit français reconnaît la professionnalisation du mandataire et de l’administrateur judiciaires à travers un statut autonome, une formation spécialisée et un contrôle ordinal, sans réduire la fonction à une expertise comptable (Conseil national des administrateurs judiciaires et des mandataires judiciaires, Règles professionnelles des administrateurs judiciaires et des mandataires judiciaires, 18 juillet 2018. Disponible sur : https://www.cnajmj.fr/wp-content/uploads/2021/12/CNAJMJ-Re%CC%81Igles-Professionnelles-151221.pdf). Le décret marocain risque ainsi de freiner l’émergence d’un corps de professionnels spécialisés des entreprises en difficulté.
B.- Le syndic comme acteur technique de la maîtrise du risque de défaillance
En réservant la fonction à des profils hautement qualifiés, le décret renforce la capacité du syndic à anticiper et à limiter les risques liés à la cessation des paiements. Cette orientation s’inscrit dans la logique même du livre V du Code de commerce marocain, qui fait de la prévention un pilier du droit marocain des entreprises en difficulté.
Le syndic n’apparaît plus comme un simple exécutant procédural, mais comme un acteur stratégique de la gestion du risque, chargé notamment d’établir un diagnostic économique fiable, d’éclairer le juge-commissaire et de sécuriser les décisions relatives à la poursuite ou à l’arrêt de l’activité.
II.- Le syndic comme garant de la sécurité des procédures collectives et de la stabilité économique
Ce second axe met en évidence la fonction du syndic comme garant de la sécurité des procédures collectives, à travers un encadrement renforcé de sa rémunération destiné à assurer transparence et confiance (A). Il souligne également le rôle central du contrôle judiciaire dans la réduction des risques procéduraux et dans la préservation de la stabilité économique (B).
A.- L’encadrement des honoraires : un outil de transparence et de confiance
Le second apport fondamental du décret concerne la fixation détaillée des honoraires du syndic. Dans les procédures de sauvegarde et de redressement judiciaire, ceux-ci sont calculés sur la base de 2 % du montant total des créances admises, dans des limites strictes de planchers et de plafonds, avec un minimum global de 6 000 dirhams et un maximum de 60 000 dirhams (D. n° 2.23.716, art. 4, 1°).
Le texte précise en outre les diligences couvertes par ces honoraires, incluant notamment la vérification des créances, la consultation des créanciers, les actions contentieuses et les mesures conservatoires (D. n° 2.23.716, art. 4, 1°). Cette énumération contribue à réduire le risque de contentieux liés à la rémunération, souvent source de tensions entre les parties.
Dans le cadre de la liquidation judiciaire, les honoraires sont proportionnels au produit net de la réalisation des actifs, à hauteur de 0,50 %, avec un minimum garanti, couvrant l’ensemble des opérations de liquidation (D. n° 2.23.716, art. 4, 3°). Cette précision renforce la prévisibilité financière de la procédure et participe à la sécurisation des créanciers.
En revanche, le régime des honoraires, bien que clarifié, demeure contestable dans son équilibre économique. La fixation d’un plafond global relativement bas, notamment dans les procédures complexes ou à fort volume de créances, peut décourager l’investissement effectif du syndic dans les dossiers les plus lourds, au détriment de l’efficacité de la procédure et de l’intérêt collectif des créanciers. À l’inverse, le mécanisme proportionnel aux créances admises ou aux produits de cession peut susciter un risque de focalisation excessive sur la liquidation au détriment des solutions de continuation, pourtant privilégiées par la philosophie moderne du droit des entreprises en difficulté. Ce point révèle une tension non résolue entre maîtrise des coûts et incitation à la performance.
B.- Le contrôle judiciaire du syndic comme mécanisme de réduction des risques procéduraux
Au-delà de la fixation des honoraires, le décret renforce le contrôle exercé par le juge-commissaire. Les honoraires ne sont dus qu’après présentation d’un rapport détaillé des diligences accomplies, accompagné des pièces justificatives (D. n° 2.23.716, art. 6). Le syndic peut solliciter des avances, mais uniquement sous le contrôle du juge-commissaire (D. n° 2.23.716, art. 8).
En cas de remplacement du syndic, la répartition des honoraires est opérée par le juge en tenant compte de la durée effective de la mission et des critères réglementaires (D. n° 2.23.716, art. 7). Ce dispositif limite le risque de rupture de continuité procédurale et garantit la stabilité de la gestion des dossiers.
Corrélativement, le renforcement du rôle du juge-commissaire, s’il garantit un contrôle juridictionnel, pose la question de la marge d’appréciation laissée à l’autorité judiciaire dans la fixation et la répartition des honoraires. L’absence de critères qualitatifs explicites relatifs à la complexité réelle du dossier, au temps effectivement consacré ou aux résultats obtenus peut conduire à des disparités d’application pratiques, recréant indirectement l’hétérogénéité que le décret entend précisément combattre.
L’encadrement opéré par le décret marocain n’est pas sans rappeler, par sa logique et ses objectifs, les mécanismes existant en droit français des entreprises en difficulté. En France, la distinction entre l’administrateur judiciaire, chargé de la gestion ou de l’assistance de l’entreprise, et le mandataire judiciaire, représentant collectif des créanciers, repose également sur une forte exigence de professionnalisation, d’indépendance et de contrôle (V. sur cette distinction et le statut de mandat de justice : J. Vallansan, V. Leloup-Thomas, « Statut du professionnel – Cumul des professions » : Revue des procédures collectives, 2024, n° 3. p.1). Ces professionnels, investis d’un mandat de justice, sont soumis à des règles strictes d’accès à la profession, à un régime de contrôle disciplinaire renforcé et à une incompatibilité destinée à prévenir les conflits d’intérêts, notamment avec la profession d’avocat. La fixation encadrée de leur rémunération, ainsi que le contrôle opéré par le juge-commissaire sur leurs diligences et leurs honoraires, participent d’une même logique de sécurisation des procédures collectives et de maîtrise des risques économiques (V. sur la logique de professionnalisation et de contrôle des praticiens de l’insolvabilité : M. Maquignon, « Les professionnels de l’insolvabilité, administrateurs et mandataires judiciaires ouvertement appelés à l’expertise judiciaire par la réforme de la nomenclature » : Revue des procédures collectives, 2024, n° 4, p.1-2). Sous cet angle, le décret marocain du 18 septembre 2025 s’inscrit dans une dynamique convergente, visant à ériger le syndic en véritable auxiliaire de régulation économique, à l’instar des praticiens de l’insolvabilité en droit français.
Ainsi, le syndic s’affirme comme un régulateur micro-économique, dont l’action participe à la confiance des créanciers, à la préservation de l’activité et, plus largement, à la sécurité du marché.
Il en résulte que le décret n° 2.23.716 du 18 septembre 2025 marque une avancée significative dans la modernisation du droit marocain des entreprises en difficulté. En professionnalisant la fonction de syndic, en encadrant sa rémunération et en renforçant le contrôle juridictionnel, il consacre ce dernier comme un acteur central de la gestion des risques économiques et de la stabilité des procédures collectives, rapprochant ainsi le droit marocain des standards européens. Pour autant, cette réforme relève davantage d’une rationalisation que d’une refondation. Elle appelle des prolongements, notamment en matière de statut, de déontologie et d’articulation entre rémunération et performance, afin de faire du syndic non seulement un gestionnaire de procédure, mais un véritable acteur de prévention des difficultés économiques.
Article préparé avec le soutien financier de la bourse du gouvernement français, attribuée en partenariat entre l’Ambassade de France au Maroc et le Centre National pour la Recherche Scientifique et Technique (CNRST) dans le cadre de la bourse des doctorants moniteurs « PhD-ASsociate ScholarshipPASS ».


