Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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ACCIDENT DE TRAJET : QUAND LES LIMITES SONT REPOUSSÉES, IL N’Y A PLUS DE BORNES !, E. Desfougères

Eric DESFOUGERES

Maître de conférences (H.D.R.) à l’Université de Haute-Alsace

Membre du CERDACC

Commentaire de CAA Marseille 4 juillet 2022, n° 21MA0232

La propension des juges, si souvent relevée dans les lignes de ce Journal, d’assurer une protection maximale aux victimes – quitte à se livrer à une interprétation aux limites de l’entendement des dispositions des textes – ne saurait épargner les accidents domestiques les plus ordinaires.

Ainsi, le 19 juillet 2018, à 10 h 25, une adjointe administrative de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur, exerçant les fonctions d’agent d’accueil au sein de la faculté d’économie et de gestion du site Ferry à Aix-en-Provence, chuta dans l’escalier de la résidence « La Croix-verte » où elle résidait alors qu’elle se rendait sur son lieu de travail. Pour obtenir réparation, estimée à 16 547 euros, sans compter les frais d’expertise médicale, la victime s’adressa alors à son employeur, le Rectorat d’Aix-Marseille afin de faire reconnaitre l’imputabilité au service de son accident. L’enjeu était fondamental puisque cela devait entraîner notamment la perception intégrale du traitement jusqu’à la reprise ou à la retraite, la prise en charge des honoraires et frais médicaux, éventuellement complétée par l’allocation temporaire, voire d’une rente d’invalidité.

Suite à une première décision de refus du Recteur, en date du 10 octobre 2018, elle forma un recours gracieux qui fut également rejeté, le 29 novembre 2018. Ce rejet lui permit de saisir le Tribunal administratif de Marseille qui, par un jugement (n° 1900572) du 19 avril 2021, la débouta. L’argument majeur tenait au fait que l’accident ne s’était pas produit sur la voie publique et que dès lors la victime ne pouvait être considérée comme ayant quitté son domicile. L’affaire se retrouva donc devant la Cour Administrative d’Appel de la même ville qui, un peu contre toute attente, lui donna gain de cause par le présent arrêt (n° 21MA0232 avec observations Patrice ANGENIOL « Extension du domaine de l’accident de trajet » : AJDA 7 nov. 2022 p.2107). Les juges d’appel, agissant au plein contentieux, n’ont pas hésité à recourir aux possibilités que leur ouvrent dispositions de l’article L. 911-1 du code de justice administrative ( » Lorsque sa décision implique nécessairement qu’une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public prenne une mesure d’exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d’un délai d’exécution. La juridiction peut également prescrire d’office cette mesure « ) afin d’enjoindre au recteur de l’académie d’Aix-Marseille de reconnaître l’imputabilité au service de cet accident de trajet.

Reste que si cette position – dont il conviendra de voir si elle est bien amenée à passer à la postérité – paraît solidement justifiée (I), sa mise en œuvre suscite, néanmoins, nombre d’interrogations quant aux conséquences concrètes qui pourrait en résulter (II).

I – UNE DECISION D’ASSIMILATION AUX ACCIDENTS DE SERVICE FONDEE EN LOGIQUE

Si, de longue date, le juge administratif s’était aligné sur son homologue judiciaire (A), ce n’est qu’à l’occasion de la dernière réforme relative aux droits et obligations qu’a été défini dans le statut des fonctionnaires le concept d’accident de trajet (B).

A – UNE CONSTRUCTION JURISPRUDENTIELLE POSANT UNE PRESOMPTION D’IMPUTABILITE DES ACCIDENTS DE TRAJETS AUX ACCIDENTS DE SERVICE

Les évolutions ayant trait à l’indemnisation des dommages professionnels liés aux déplacements à caractère professionnels traduisent parfaitement le phénomène bien connu de socialisation des risques avec des sentences toujours plus favorables aux personnes ayant subi un préjudice (V.  Isabelle SOUPLET « L’accident de trajet, entre tradition et modernité » in RDP 2006 p. 1739 et ss. commentant l’arrêt du Conseil d’Etat du 10 février 2006 Ministre de l’Economie et des Finances c/ Mme Camus au sujet d’un accident lors d’un crochet pour déposer un enfant à la crèche et mettant parfaitement en évidence les tendances pour inclure au maximum les détours ou erreurs de parcours). En conséquence, est clairement réputé constituer un accident de trajet tout événement survenu sur l’itinéraire (habituel) protégé permettant de rejoindre le lieu d’exercice des fonctions à partir du lieu où il réside.

C’est ainsi que le commissaire du gouvernement M. STIRN sous l’arrêt du Conseil d’Etat du 18 février 1987 M. Cristmann (n° 56147M) a clairement affirmé que « pour qu’il y ait accident de trajet, il faut que le trajet du domicile au lieu de travail ait commencé. Or tel n’est pas le cas lorsque l’intéressé se trouve à l’intérieur des limites de son domicile ou de sa propriété ». Ce critère permit, par la suite, dans une appréhension très circonstancielle, à la même juridiction de ne pas retenir la qualification d’accident de trajet au sujet d’un agent s’étant fracturé le pied alors qu’il s’apprêtait à monter dans son véhicule stationné dans la cour de son domicile (CE 13 janvier 1988 Bertoncini n° 65479) mais, en revanche, de le faire au sujet d’un autre agent s’étant blessée sur le trottoir alors qu’elle descendait les marches de l’escalier donnant accès de sa propriété à la voie publique (CE 23 juin 1989 Ministre d’Etat chargé de l’économie, des finances et de la privatisation c/ Mme Babayan, n° 88056). En conséquence, il y a près de vingt ans, dans une étude très complète et abondement étayée par des jurisprudences, Jean-Luc PECCHIOLI (« L’itinéraire protégé – Le fonctionnaire face aux accidents de trajet » : JCP A février 2003 comm. 1199) théorisait en affirmant que lorsqu’on se rend à son travail, on doit avoir quitté entièrement l’enceinte de sa propriété.

De son côté, la chambre sociale de la Cour de Cassation, amenée à trancher des situations similaires pour des salariés du secteur privé, avait déjà imposé l’exigence que les faits se soient produits en dehors des limites de l’habitation (Cf. Cass. soc. 25 janvier 1979 n° 78-10.377 pour une chute dans l’escalier qui conduisait au jardin privé séparant de la rue ; Cass. soc. 18 décembre 1997, n° 96-12.630 alors que l’escalier ne donnait pas directement accès à la voie et que donc le salarié victime ne se trouvait pas encore sur le trajet protégé reliant son domicile à son lieu de travail). Si on raisonne, par analogie, c’est bien également le franchissement du seuil de la propriété qui marque l’achèvement du déplacement (Cf. CE 23 novembre 1984 Ministre de la Défense c/ Abadie, n° 51213, JurisData n° 1984-605163, Lebon p. 389 pour une victime s’étant fait une entorse en descendant de sa voiture dans le jardin de sa propriété).

B – UNE CONSECRATION TEXTUELLE DE LA PRESOMPTION D’IMPUTABILITE DES ACCIDENTS DE TRAJETS AUX ACCIDENTS DE SERVICE

La question qui nous intéresse, en l’occurrence, corrobore parfaitement l’assertion du Professeur René CHAPUS (Droit Administratif général Tome 2 Paris : Montchrestien, coll. Domat droit public, 14ème éd. 2000 § 4 pp. 10) suivant laquelle « les deux statuts (privé et public) se sont depuis la libération portés à la rencontre l’un de l’autre avec une influence réciproque » puisque ce n’est qu’assez récemment que le législateur a officiellement intégré le concept d’accident de trajet dans les règles applicables aux différents agents de l’Administration, alors qu’il en allait ainsi depuis beaucoup plus longtemps pour les personnels des entreprises privées.

La différence majeure entre les espèces qui viennent d’être rappelées et la présente affaire réside, en effet, principalement dans la création par l’article 10 de l’ordonnance n° 2017-53 du 19 janvier 2017 portant droits et obligations des fonctionnaires d’un l’article 21 bis dans la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 constituant le Titre I du statut général de la Fonction publique, désormais repris à l’article L. 822-19 du code général de la fonction publique. Résulte expressément de ces dispositions – très largement inspirées de l’article L. 411-2 du code de la sécurité sociale applicable aux salariés du secteur privé –  que : «  Est reconnu imputable au service, lorsque le fonctionnaire ou ses ayants droit en apportent la preuve ou lorsque l’enquête permet à l’autorité administrative de disposer des éléments suffisants, l’accident de trajet dont est victime le fonctionnaire qui se produit sur le parcours habituel entre le lieu où s’accomplit son service et sa résidence ou son lieu de restauration et pendant la durée normale pour l’effectuer, sauf si un fait personnel du fonctionnaire ou toute autre circonstance particulière étrangère notamment aux nécessités de la vie courante est de nature à détacher l’accident du service. ».  

A noter que l’on ne se trouvait pas dans l’hypothèse où aurait pu jouer la seule exception prévue par les textes, à savoir les faits personnels ou autre circonstance particulière de nature à détacher l’accident du service, dont nous avions déjà eu l’opportunité, dans ces colonnes, de souligner que ne figurait pas le fait d’avoir quitté prématurément ses fonctions. Il en va de même en cas d’absence, durant le service, autorisée par le supérieur hiérarchique (Eric DESFOUGERES « Accident de trajet d’un fonctionnaire en dépit d’un départ anticipé » in JAC n° 141 – fév. 2014 commentant l’arrêt du 17 janvier 2014 Ministre du Budget c/ Lancon, JurisData n° 2014-000246, Lebon p. 7 ; AJDA 3 mars 2014 p. 135 et 44, chron. Aurélie BRETONNEAU et Jean LESSI « L’accident de trajet : le juge administratif et les unités d’action, de lieu et de temps » ; AJFP mai 2014 p. 157 « L’accident de trajet n’est pas exclu en cas de départ anticipé du service, même non autorisé » ; BJCL mai 2014 p. 202 concl. Claire LEGRAS, obs. Laeticia JANICOT « A quelles conditions un accident dont est victime un agent public alors qu’il quitte son travail en avance peut être regardé comme un accident de trajet ? » ; Droit administratif juin 2014 comm. 39 note Gweltaz EVEILLARD « La définition de la notion d’accident de trajet » ; Revue Lamy des Collectivités Territoriales mars 2014 p. 20 note Marie-Christine ROUAULT « Accident de trajet : partir en avance ne rompt pas le lien avec le service »). Et ceci qu’il s’agisse d’un gardien de la paix qui avait chuté sur un parking après avoir reçu l’accord de son supérieur hiérarchique pour passer chez lui afin de récupérer des effets personnels avant d’effectuer un déplacement inopiné (CE 15 novembre 1995 Ministre de l’Intérieur c/ Cergot n° 128812, JurisData n° 1995-049579) ou d’un capitaine de la police nationale se rendant chez le dentiste (TA Nice 15 juillet 2009, n° 0506012, AJFP mai-juin 2010 p. 152 « L’imputabilité au service d’un accident de trajet survenu à l’occasion d’un acte ordinaire de la vie courante »). De même pour les détours, à condition qu’ils soient involontaires (CE 29 janvier 2010 Oculi, n° 314148, Droit administratif avril 2010 comm. 60 Fabrice MELERAY « Nouvel élargissement de la notion d’accidents de service » ; Droit ouvrier juillet 2010 p. 347 Mattias GUYOMAR « Incident de parcours et lien avec le service en matière d’accident de trajet des fonctionnaires » ; AJDA mai 2010 p. 153 « L’accident de trajet reste un accident de service malgré l’écart de parcours involontaire », La Lettre Omnidroit 10 février 2010 « L’accident de trajet demeure lié au service en cas d’incident de parcours » pour un infirmier ayant raté sa gare de destination après s’être endormi ). A l’inverse, n’est pas un détour justifié l’attente devant l’école (TA Châlons-en-Champagne 26 mai 2020 n° 1900643, AJFP janvier 2021 p. 54 « Accident de trajet : quand l’attente imposée devant l’école n’est pas un détour justifié »). Pour un des cas extrêmes, la présence de stupéfiants n’a pas été considérée comme un fait personnel suffisant pour détacher du service l’accident mortel d’un maître des établissements privés sous contrat (CAA Nantes 31 janvier 2017, n° 14NT02677, AJFP mai 2017 p. 182 « Accident de trajet : la consommation de cannabis par l’agent exclut-elle l’imputabilité au service ? »). 

Mais, le problème de cette définition légale est qu’elle ne précise pas explicitement à partir de quand débute réellement le trajet professionnel, ce qui sur ce point, semblait donc toujours maintenir une actualité aux solutions précédemment retenues. On peut malgré tout en douter raisonnablement à la lecture de l’arrêt reproduit.

II – UNE DECISION D’EXTENSION DES EXTREMITES DU DOMICILE DISCUTEE EN PRATIQUE

L’affaire qui nous intéresse apparaît toutefois bien aller encore plus loin que ne l’avaient été les appréciations antérieures (A) ce qui ne saurait aller sans soulever des inquiétudes quant à son application à l’avenir (B). 

A – LA CONTESTATION DES JURISPRUDENCES LES PLUS PERTINENTES EN MATIERE DE PRESOMPTION DES FRONTIERES DU DOMICILE

C’est donc dans ce contexte nouveau que le Conseil d’Etat a rendu le 30 novembre 2018 un arrêt majeur (n° 416753, JurisData n° 2018-021354, AJDA 10 décembre 2018 p. 2370 Marie-Christine de MONTECLER «Conditions de la présomption d’accident » ; AJFP mars 2019 p. 111 « Précisions sur la notion d’accident de trajet » ; Droit administratif mai 2019 comm. 28 Laurent SEUROT « Précisions sur la notion d’accident de trajet ») dans lequel une agente de constatation de douanes avait chuté en se dirigeant vers son véhicule, stationné devant sa résidence, afin de rejoindre un logement de fonction provisoire qui lui avait été affecté le temps d’une mission. La juridiction suprême avait alors censuré le jugement du tribunal administratif de Toulouse du 11 septembre 2012 qui avait rejeté la présomption d’imputabilité du fait que le point d’arrivée n’était pas le lieu de travail.

Il est toutefois fondamental de souligner que dans le 7ème considérant de l’arrêt du 30 novembre 2018 (Cf. supra) le Conseil d’Etat avait bien relevé que la constatation que le fait générateur se soit produit à l’intérieur de la propriété de la victime empêchait de retenir, en les circonstances, la qualification d’accident de trajet.

L’espèce chronologiquement la plus proche semble être l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 12 février 2021 (n° 430112, AJDA 26 juillet 2021 p. 1579, note Laurent SEUROT « Pas d’accident de trajet tant que l’agent se trouve chez lui » ; AJFP mai 2021 p. 168 « Accident de trajet : il faut avoir vraiment quitté son domicile ») dans lequel un major de la police nationale s’était blessé en retournant dans sa propriété pour fermer la porte de son garage, après avoir sorti son véhicule sur la voie publique. Les juges du Palais Royal avaient alors annulé le jugement du tribunal administratif de Marseille du 4 mars 2019 qui avait retenu l’accident de trajet. Ce qui semble pouvoir être rapproché d’un autre cas où la victime était ressortie pour tenter de rattraper son véhicule dont le frein n’était pas serré (CAA Bordeaux 23 février 2006, n° 02BX01351). Il s’agissait alors bien du maintien de sa position antérieure (Cf. CE 6 mars 1985, n° 47209, pour l’accident survenu à un agent revenant de son travail et qui était tombé en sortant de son véhicule dans l’enceinte de sa propriété).

Peu avant, la Cour administrative d’appel de Lyon s’était (CAA Lyon 30 juin 2022, n° 18LY02007) épargnée de se prononcer sur la question de savoir si le déplacement avait réellement débuté en ne reconnaissant pas la matérialité des faits dans le cas d’une entorse que se serait faite une agente d’entretien du CHU de Grenoble suite à une chute dans l’escalier de la partie collective de sa résidence.

Même si un juge du fond avait semble-t-il amorcé une prémisse en retenant le seul fait pour un locataire d’avoir franchi le seuil de son appartement (TA Dijon 12 février 2004 Fernando c/ CCAS Châlon-sur-Saône, n° 02-1063, concl. O. DORION in BJCL 2004 p. 338) – ainsi que l’avait d’ailleurs déjà jugé la chambre sociale de la Cour de Cassation dans un très vieil arrêt (Cass. soc. 8 mai 1952, JCP 1953 II 7748) – on semble bien assister, avec la présente espèce, si ce n’est à un revirement à tout le moins à un infléchissement de la position des magistrats. Bien qu’allant indiscutablement dans l’intérêt des victimes, cela ne saurait régler pour autant toutes les questions.

B – LA CONTRIBUTION AU RISQUE D’APPRECIATION DIVERGENTE DE PRESOMPTION DES FRONTIERES DU DOMICILE

Si on relève dans le quatrième considérant de l’arrêt commenté la formule suivant laquelle l’accident s’est produit « à l’intérieur du hall d’entrée de l’immeuble dont Mme B… a un usage privé avec les autres habitants de l’immeuble, copropriétaires ou locataires », on peut, a contrario, en déduire que la solution aurait été inverse, si tel n’avait pas été le cas.  Les membres du tribunal administratif avaient d’ailleurs, sans doute, cru se prémunir d’une censure en reprenant les termes d’une décision dans laquelle la juridiction ayant rendu l’arrêt commenté avait elle-même eu l’opportunité de considérer (CAA Marseille 2 février 1999 Mme Fraticelli n° 97MA00204, JurisData n° 1999-040644) qu’un escalier situé à l’extérieur de la résidence, mais constituant un accès privatif au logement du requérant, travaillant au Centre hospitalier de Bastia, ne permettait pas de considérer qu’il avait quitté sa propriété. On imagine alors le byzantinisme qui pourrait résulter, à l’avenir, si cette nouvelle appréciation devait être pérennisée. Ainsi que l’avait déjà été illustrée l’affaire Lapoussin, ou la Cour administrative d’appel (CAA Nancy 1er février 2001, n° 96NC01814) avait retenu que si l’intendant du collège « Jean Monnet » à Epernay avait glissé sur des dalles humides en rentrant de son bureau en franchissant la porte d’accès, le point de déséquilibre se situait à l’extérieur de la cour privative de son appartement. Alors même que dans cette histoire, le tribunal administratif (TA Châlons-en-Champagne n° 94-1001, concl. C. MONBRUN in AJFP 1996 p. 35) avait lui, plans à l’appui, considéré que ce point de déséquilibre était très clairement situé nettement à l’intérieur de la cour.

On peut également craindre que cet élargissement supplémentaire aboutisse sur une différence de traitement très difficilement explicable aux victimes selon qu’elles vivraient dans un immeuble collectif, auquel cas elles seraient couvertes pour les dommages survenus dans les espaces collectifs (escaliers, ascenseurs, paliers…) alors que celles bénéficiant d’une habitation individuelle avec espace extérieur (cour, jardins…) ne le seraient pas, alors même que la potentialité de blessures paraît alors accrue – sauf nouveaux changements de jurisprudence.

Dans l’article de loin le plus judicieux et le plus pointu en la matière, le Professeur Laurent SEUROT commentant l’arrêt précité du 12 février 2021 (« Pas d’accident de trajet tant que l’agent se trouve chez lui » : AJDA 26 juillet 2021 p. 1579) formulait l’idée, très pertinente, d’une nouvelle présomption suivant laquelle l’accident ne saurait être rattaché au service dès lors qu’il est survenu dans l’enceinte du domicile. Il suffirait alors de reprendre la justification déjà présente dans certaines sentences du juge judiciaire (V. par exemple Cass. soc. 25 janvier 1979, D. 1980 p. 137 – Cass. soc. 31 janvier 1991, n° 88-19.934 – Cass. soc. 28 juin 1989, Bull. p. 294) notant qu’il s’agit d’un lieu où seule la victime est habilitée à prendre des mesures de prévention. Avec toutefois, la possibilité de renverser cette présomption si l’agent prouve qu’il y avait bien, néanmoins, un lien suffisant avec son travail. Cette évolution semble d’autant plus souhaitable que le développement du télétravail – encore accru sous la contrainte durant la crise sanitaire – n’a fait qu’accroître ce risque de préjudice.  

CAA de MARSEILLE, 6ème chambre, 04/07/2022, N° 21MA0232

  • Non publié au bulletin

Lecture du lundi 04 juillet 2022

Président

M. PORTAIL

Rapporteur

M. Gilles TAORMINA

Rapporteur public

M. THIELÉ

Avocat(s)

DE LAUBIER

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme A… B… a demandé au tribunal administratif de Marseille d’annuler la décision du 10 octobre 2018 par laquelle le recteur de l’académie d’Aix-Marseille a refusé de reconnaître l’imputabilité au service de l’accident dont elle a été victime le 19 juillet 2018, ensemble la décision du 29 novembre 2018 portant rejet de son recours gracieux, de condamner l’Etat à lui payer la somme de 16 547 euros en réparation des préjudices qu’elle a subis et de mettre à la charge de l’Etat la totalité des frais d’expertise médicale.

Par un jugement n° 1900572 du 19 avril 2021, le tribunal administratif de Marseille a rejeté sa requête.

Procédure devant la Cour :

Par une requête enregistrée le 15 juin 2021, Mme B…, représentée par Me de Laubier, demande à la Cour :

1°) d’annuler ce jugement en tant qu’il a rejeté sa demande d’annulation des décisions des 10 octobre et 29 décembre 2018

2°) d’annuler la décision du 10 octobre 2018 par laquelle le recteur de l’académie d’Aix-Marseille a refusé de reconnaître l’imputabilité au service de l’accident de trajet dont elle a été victime le 19 juillet 2018, ensemble la décision du 29 novembre 2018 portant rejet de son recours gracieux ;

3°) d’enjoindre au recteur de l’académie d’Aix-Marseille de réexaminer sa situation ;

4°) de mettre à la charge de l’Etat une somme de 4 000 euros au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que l’accident survenu dans les parties communes d’un immeuble, est survenu au cours du trajet domicile-travail et constitue donc un accident de trajet.

Par un mémoire en défense enregistré le 7 juin 2022, le recteur de l’académie d’Aix-Marseille conclut au rejet de la requête.

Par courrier du 9 juin 2022 les parties ont été informées, en application des dispositions de l’article L. 911-1 du code de justice administrative, que la Cour était susceptible d’enjoindre d’office au recteur de l’académie d’Aix-Marseille de reconnaître l’imputabilité au service de l’accident de trajet dont Mme B… a été victime le 19 juillet 2018.

Par ordonnance du 07 juin 2022, la clôture d’instruction a été fixée au 15 juin 2022.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
– la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires ;
– la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l’Etat ;
– le code de justice administrative.

La présidente de la Cour a décidé, par décision du 23 mai 2022, de désigner M. Philippe Portail, président assesseur, pour présider par intérim la 6éme chambre en application de l’article R. 222-26 du code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience.

Ont été entendus au cours de l’audience publique :
– le rapport de M. Gilles Taormina, rapporteur,
– les conclusions de M. Renaud Thielé, rapporteur public,



Considérant ce qui suit :

1. Mme B…, adjointe administrative de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur, exerçant les fonctions d’agent d’accueil au sein de la faculté d’économie et de gestion du site Ferry à Aix-en-Provence, a, le 19 juillet 2018 à 10h25, chuté dans l’escalier de l’immeuble où elle réside et qu’elle quittait pour se rendre sur son lieu de travail. Par une décision du 10 octobre 2018, le recteur de l’académie d’Aix-Marseille a refusé de reconnaître l’imputabilité au service de cet accident, sur le fondement de l’article 21 bis de la loi du 13 juillet 1983. Mme B… ayant formé un recours gracieux à l’encontre de cette décision qui a été rejeté par une décision du 29 novembre 2018, relève appel du jugement n° 1900572 du 19 avril 2021 par lequel le tribunal administratif de Marseille a rejeté sa demande tendant à l’annulation de ces décisions et à la condamnation de l’Etat à l’indemniser des préjudices qu’elle estime avoir subis.

Sur le bien-fondé du jugement attaqué :

2. Aux termes de l’article 21 bis de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires :  » I.- Le fonctionnaire en activité a droit à un congé pour invalidité temporaire imputable au service lorsque son incapacité temporaire de travail est consécutive à un accident reconnu imputable au service, à un accident de trajet ou à une maladie contractée en service définis aux II, III et IV du présent article. Ces définitions ne sont pas applicables au régime de réparation de l’incapacité permanente du fonctionnaire. …III.- Est reconnu imputable au service, lorsque le fonctionnaire ou ses ayants droit en apportent la preuve ou lorsque l’enquête permet à l’autorité administrative de disposer des éléments suffisants, l’accident de trajet dont est victime le fonctionnaire qui se produit sur le parcours habituel entre le lieu où s’accomplit son service et sa résidence ou son lieu de restauration et pendant la durée normale pour l’effectuer, sauf si un fait personnel du fonctionnaire ou toute autre circonstance particulière étrangère notamment aux nécessités de la vie courante est de nature à détacher l’accident du service… « .

3. Est réputé constituer un accident de trajet tout accident dont est victime un agent public qui se produit sur le parcours habituel entre le lieu où s’accomplit son travail et sa résidence et pendant la durée normale pour l’effectuer, sauf si un fait personnel de cet agent ou toute autre circonstance particulière est de nature à détacher l’accident du service. Le trajet est le parcours qui commence après que l’agent est effectivement sorti de son domicile ou de la résidence où il est hébergé même provisoirement, que cette habitation soit individuelle ou collective.

4. Il ressort des pièces du dossier, que le 19 juillet 2018 à 10h25, Mme B… a été victime d’une chute en descendant les marches de l’escalier situé dans les parties communes de la résidence  » La Croix Verte  » dans laquelle elle occupe un appartement, alors qu’elle se rendait à son travail. L’accident s’étant produit alors qu’elle avait quitté son domicile, nonobstant le fait qu’elle se trouvait à l’intérieur du hall d’entrée de l’immeuble dont Mme B… a un usage privé avec les autres habitants de l’immeuble, copropriétaires ou locataires, elle doit être regardée comme ayant quitté son domicile pour emprunter le trajet séparant celui-ci de son lieu de travail, au moment de l’accident. Dès lors, la requérante est fondée à soutenir que c’est à tort que le tribunal, considérant qu’elle ne pouvait prétendre avoir été victime d’un accident de trajet, a rejeté sa demande. Par suite, doivent être annulés, outre le jugement en litige, la décision du 10 octobre 2018 par laquelle le recteur de l’académie d’Aix-Marseille a refusé de reconnaître l’imputabilité au service de l’accident de trajet dont elle a été victime le 19 juillet 2018, ensemble la décision du 29 novembre 2018 portant rejet de son recours gracieux.



Sur les conclusions à fin d’injonction :


5. Aux termes de l’article L. 911-1 du code de justice administrative :  » Lorsque sa décision implique nécessairement qu’une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public prenne une mesure d’exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d’un délai d’exécution. / La juridiction peut également prescrire d’office cette mesure « .


6. Le présent arrêt implique nécessairement qu’il soit enjoint au recteur de l’académie d’Aix-Marseille de reconnaître l’imputabilité au service de l’accident de trajet dont Mme B… a été victime le 19 juillet 2018, dans le délai d’un mois à compter de la notification du présent arrêt.


Sur l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :


7. Aux termes de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :  » Dans toutes les instances, le juge condamne la partie perdante, à payer à l’autre partie la somme qu’il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens… « .


8. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’Etat une somme de 2 000 euros au titre des frais exposés par Mme B… et non compris dans les dépens, en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

D É C I D E :

Article 1er : Le jugement n° 1900572 rendu le 19 avril 2021 par le tribunal administratif de Marseille est annulé.
Article 2 : La décision du 10 octobre 2018 par laquelle le recteur de l’académie d’Aix-Marseille a refusé de reconnaître l’imputabilité au service de l’accident de trajet dont a été victime Mme B… le 19 juillet 2018, ensemble la décision du 29 novembre 2018 portant rejet de son recours gracieux, sont annulées.
Article 3 : Il est enjoint au recteur de l’académie d’Aix-Marseille de reconnaître l’imputabilité au service de l’accident de trajet dont Mme B… a été victime le 19 juillet 2018, dans le délai d’un mois à compter de la notification du présent arrêt.
Article 4 : Il est mis à la charge de l’Etat une somme 2 000 euros au profit de Mme B…, en application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.


Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à Mme A… B… et au ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse.


Copie en sera adressée au recteur de l’académie d’Aix-Marseille.


Délibéré après l’audience du 20 juin 2022, où siégeaient :

– M. Philippe Portail, président par intérim, présidant la formation de jugement en application de l’article R. 222-26 du code de justice administrative,
– M. Gilles Taormina, président assesseur,
– M. François Point, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 4 juillet 2022.