Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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ACCIDENTS DE TRAMWAY : LA VERITABLE REFORME, TOUJOURS SUR UNE VOIE DE GARAGE, E. Desfougères

Eric Desfougères

Maître de conférences – HDR à l’Université de Haute-Alsace

Membre du CERDACC

Commentaire de C. cass., civ. 2ème 21 décembre 2023, n° 21-35.352

A l’occasion de la disparition récente de Robert Badinter, la plupart des commentateurs, tout en saluant la vraie révolution qu’a représenté la loi du 5 juillet 1985 (la seule à porter son nom) pour l’indemnisation en cas d’accidents impliquant des véhicules terrestres à moteur, n’ont pas manqué de souligner combien elle demeurait encore perfectible (V. Juliette DUGNE « La loi (de) Badinter : retour sur l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation » : JAC fév. 2024 n° 234). L’ancien garde des Sceaux – parodiant une belle formule de Clémenceau – l’avait d’ailleurs admis en estimant : « qu’au lieu d’être le père d’un cheval galopant dans le libre enclos des belles lois, il ne pouvait s’honorer que d’avoir donné la vie à un chameau » (cité par Denis MAZEAUD « Dixième anniversaire de la loi Badinter sur la protection des victimes d’accident de la circulation : bilan et perspectives » : RCA hors-série avril 1996).

Un des points les plus débattus, depuis le début, celui de l’application du texte aux accidents mettant en cause des tramways ou des trains, vient d’ailleurs de faire l’objet d’une nouvelle illustration jurisprudentielle de ces difficultés de mise en œuvre (C. cass., civ. 2ème 21 décembre 2023, n° 21-35.352, F-B, JurisData n° 2023-0234443, https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000048769018?init=true&page=1&query=21-25.352&searchField=ALL&tab_selection=all). Le 9 juin 2011, à Bordeaux, un jeune avait été très grièvement blessé après avoir chuté sur les rails suite à une perte d’équilibre et faisant un écart sur une voie qui longeait le trottoir où il se trouvait. Ses parents avaient alors demandé d’une part l’indemnisation pour le préjudice corporel du mineur en tant que ses représentants légaux, et d’autre part en leur nom personnel pour le préjudice d’affection. La Cour d’appel de Bordeaux avait alors, le 12 octobre 2021, fait droit à leur demande en condamnant solidairement la société Keolis, exploitante du réseau, et son assureur Allianz IARD à réparer l’intégralité du préjudice sur le fondement de la loi de 1985. S’étant pourvues en cassation, les deux sociétés n’obtiennent pas davantage gain de cause, sauf sur le sujet annexe de l’évaluation des pertes de gains futurs. Si la solution semble bien conforme, en les affinant, à celles dernièrement rendues en la matière (I), elle ne saurait, à l’évidence, suffire à lever un obstacle déterminant pour parvenir une indemnisation équitable de toutes les victimes (II).

I – La poursuite logique d’une évolution jurisprudentielle bien engagée

A l’examen des arrêts rendus, on peut très clairement distinguer, après une première période assez réfractaire à la mise en œuvre de la loi (A), un mouvement beaucoup plus favorable dans lequel s’inscrit manifestement la présente affaire (B).

A – Le durcissement initial des conditions pour favoriser le concept de « voie propre »

A sa simple lecture, l’article 1er de la loi du 5 juillet 1985 paraît on ne peut plus limpide et ne souffrir aucune discussion : « les dispositions s’appliquent, même lorsqu’elles sont transportées en vertu d’un contrat, aux victimes d’un accident de la circulation dans lequel est impliqué un véhicule terrestre à moteur, ainsi que ses remorques ou semi-remorques, à l’exception des chemins de fer et des tramways circulant sur des voies qui leur sont propres. ». Le principal problème réside, en réalité, comme pour nombre d’autres concepts majeurs (implication, véhicule terrestre à moteur, faute inexcusable…) en l’absence délibérée de définition dans le texte adopté de la notion de « voie propre », seule susceptible de constituer une exception (V. Eric DESFOUGERES « Les incertitudes en matière civile après vingt ans de jurisprudences sur le champ d’application de la loi du 5 juillet 1985 » : JAC juin 2006 n° 65). Rapidement confrontés à cette question, où l’appréciation des faits est toujours fondamentale, dès les premiers contentieux, les juges ont assez clairement opté pour une conception limitée du champ d’application. La loi s’est ainsi trouvée mise à l’écart, par la juridiction supérieure, dans le cas d’une voie implantée sur la chaussée dans un couloir de circulation qui lui était réservé et délimité d’un côté par le trottoir et de l’autre par une ligne blanche continue (Cass. civ. 2ème 18 oct. 1995, n°93-19.146, RCA 1996 comm. 12) ou dans celui d’une voie de circulation séparée de la rue par un terre-plein planté d’arbustes formant une haie vive et faisant naturellement obstacle au passage des piétons (Cass. civ. 2ème 29 mai 1996, n° 94-19.823, RCA 1996 comm. 278 – Gérard BLANC « L’inapplicabilité de la loi du 5 juillet 1985 à un accident impliquant un tramway » : D. 1997 p. 213). On retrouvait une attitude similaire des juges d’appel à propos d’une voie entre un trottoir et un terre-plein en léger surplomb (CA Colmar 20 sept. 2002 n° 2000/05225), de la présence de plots et de plantations (CA Colmar 13 oct. 2000 avec commentaire Marie-France STEINLE-FEUERBACH in JAC déc. 2000 n° 9) ou concernant une avenue où il était pourtant difficile pour un piéton étranger à la ville de distinguer que l’espace herbeux se trouvant au milieu était un site propre (CA Orléans 31 mars 2008 n° 07/00376). Même le juge répressif semblait s’être rallié à cette interprétation restrictive (Tribunal Correctionnel de Nantes 21 sept. 2011 commentaire Eric DESFOUGERES « Accident de tram : la station tribunal correctionnel est aussi desservie » : JAC janv. 2012 n° 120) pour un accident survenu sur une voie séparée par une marche et un terre-plein de la route, parallèle à celle-ci et alors que les autres véhicules ne pouvaient pénétrer qu’à l’endroit des intersections. Néanmoins, à partir des années 2010, on devait assister, sous couvert d’une meilleure protection des victimes, à un mouvement en arrière, dont le présent arrêt ne semble pas encore représenter l’aboutissement.

B – L’assouplissement des conditions pour écarter le concept de « voie propre »

Un premier changement est intervenu avec l’arrêt rendu par la deuxième chambre civile le 16 juin 2011 (n° 10-19.491) où est clairement affirmé que la loi s’applique en cas de collision à un carrefour ouvert aux autres usagers de la route, ce qui semble englober, plus généralement, toute voie de circulation partagée avec d’autres véhicules. Certains commentateurs ont alors cru déceler un revirement jurisprudentiel (Harold KOBINA GABA « Accidents de la circulation : notion de voie propre des chemins de fer et tramways » : D. 2011 p. 2184 – Hubert GROUTEL « Un tramway qui traverse un carrefour ouvert aux autres usagers de la route ne circule pas sur une voie qui lui est propre » : RCA 2011 comm. 326), quand d’autres y ont plutôt vu un simple retour à l’esprit initial du législateur (Mustafa MEKKI « Le tramway : un dépoussiérage de la notion de voie propre » : Gaz. Pal. 6 oct. 2011 p. 24).

Une deuxième étape survient avec un autre arrêt de la deuxième chambre civile du 5 mars 2020 (n° 19-11.411) qui précise que la qualification de voie propre n’est pas subordonnée au fait que l’assiette du parcours du tramway soit entièrement rendue accessible aux piétons et aux autres véhicules et permet, déjà à Bordeaux, de sectionner la ligne en tronçons selon la topographie (Hadrien MULLER « Distinction entre une voie propre aux tramways et une voie de circulation au sens de la Cour de cassation » : LEPA 26 mai 2020 p. 11). Cela renforce encore la complexité et l’incompréhension des personnes ayant subi un préjudice face à des différences de traitements à quelques dizaines ou centaines de mètres près.

C’est donc bien encore une précision complémentaire qui vient d’être apportée par les points 8 et 9 de l’arrêt du 21 décembre 2023 qui relève, en l’espèce, la division de la chaussée, en l’occurrence le Cours de l’Argonne, en trois voies, sans marquage au sol, dont deux voies ferrées contiguës empruntées par le tramway, non surélevées, et une voie à sens unique pour les autres véhicules, longée par un trottoir bordé de plots et de barrières. La Cour de cassation considère, toutefois qu’à l’endroit de l’accident, en l’absence de barrière, la voie du tramway n’était pas propre faute d’être isolé du trottoir qu’elle longeait. Cette solution devrait donc encore plus réduire la notion (Rodolphe BIGOT « Loi Badinter : la voie propre du tramway doit être isolée du trottoir qu’elle longe » : Dalloz actualité 16 janv. 2024) et semble bien traduire l’impossibilité de maintenir, à plus ou moins long terme, une casuistique marquée d’autant de pointillisme (Sophie HOCQUET-BERG « Précisions à propos de l’application de la loi Badinter aux accidents de tramway et sur l’appréciation de la faute inexcusable » : RCA 2024 comm. 35).

II – L’attente légitime d’une modification législative aux conséquences pratiques bien différenciées

La doctrine n’a eu de cesse de réclamer, en vain, l’abandon de toutes ces distinctions byzantines (A) aux incidences évidentes sur le droit à réparation (B).

A – Le non-aboutissement des tentatives de suppression du concept de « voie propre »

S’il était encore besoin de démontrer l’impérieuse nécessité d’opérer une levée d’ambiguïté sur cette expression de « voie propre » contenue dans la loi du 5 juillet 1985, on pourrait le trouver dans le fait que ce point a précisément été évoqué à l’occasion de chacun des grands projets de réforme globale de la responsabilité civile, tous demeurés lettre morte à ce jour. Ainsi, l’avant-projet dit « Catala » (https://www.vie-publique.fr/files/rapport/pdf/054000622.pdf) remis le 22 septembre 2005 estimait déjà (p. 170) que : «… l’exclusion des accidents de chemins de fer et de tramway, admise en 1985, ne paraît plus guère justifiable […] l’application du même régime de responsabilité à toutes les victimes d’accidents de la circulation dans lesquels sont impliqués des véhicules terrestres à moteur paraît donc s’imposer pour des raisons de simplicité et d’équité ». L’article 25 d’un autre avant-projet élaboré en 2008 sous l’égide du Professeur François Terré a abouti à des conclusions identiques (F. TERRE (sous la direction de) Pour une réforme du droit de la responsabilité civile Paris : Dalloz, 2011, 238 p.). Finalement, une proposition de loi Lefranc (texte n° 419 https://www.assemblee-nationale.fr/13/ta/ta0419.asp – Patrice JOURDAIN « Le tramway qui traverse un carrefour ouvert aux autres usagers relève de la loi de 1985 : RTDciv. 2011 p. 774), avec un article 12 allant en ce sens, fut bien adoptée en 1ère lecture à l’Assemblée nationale le 16 février 2010 et transmise dès le lendemain au Sénat (texte n° 301), toutefois sans suite.

Le projet de réforme publié par le garde des Sceaux, Jean-Jacques Urvoas, le 13 mars 2017 (www. https://www.actu-environnement.com/media/pdf/news-28623-projet-reforme-responsabilite-civile.pdf) a bien poursuivi dans cette lignée consistant à faire entrer les accidents de chemins de fer et de tramways dans le régime d’indemnisation d’accident de la circulation. L’article 1285 n’établissant plus aucune exception au sein des véhicules terrestres à moteur.  Cette opération qualifiée de « bricolage » (expression due à Fabrice LEDUC « Les réparations des préjudices résultant d’un accident de la circulation en droit prospectif » : Archives de philosophie du droit janv. 2022 n° 63 p. 421) ne pouvant cependant pas concerner les accidents de train du fait des exigences du règlement européen n° 1371/2007 du 23 oct. 2007 (V. Jonas KNETSCH « Réforme de la responsabilité civile : faut-il soumettre les accidents ferroviaires au régime de la loi Badinter ? » : D. 2019 p. 138 – Patrice JOURDAIN « Accident causé par un tramway : la notion de voie propre confrontée au lieu de l’accident » : RTDciv. 2020 p. 639). Le rapport annuel 2005 de la Cour de cassation (https://www.courdecassation.fr/files/files/Publications/Rapport%20annuel/rapport-annuel_2005.pdf pp. 14/15) dénonçant, en citant ses décisions antérieures, des distorsions importantes pour les victimes n’avait justement suggéré que la suppression de la mention « tramway » à l’article 1er de la loi.

A contre-courant, on peut tout de même noter l’abandon de l’idée dans une proposition de loi sénatoriale présenté le 22 juillet 2020 sous couvert des implications financières importantes pour les assurances que représenterait l’extension de la loi Badinter (Pierre JANUEL « Réforme du droit de la responsabilité civile : annonce d’une proposition de loi sénatoriale » : D. 2020 p. 1519)

Face à l’enlisement de toutes ces révisions, sans doute trop audacieuses, on doit dès lors se résoudre au maintien du statu quo (Rodolphe BIGOT « Le dernier combat pour la distinction voie propre / voie partagée induite par la loi Badinter ? » : Bulletin Juridique des Assurances fév. 2020 p. 14) et on comprend mieux alors les circonvolutions prétoriennes, dont les dernières en date que nous commentons, pour résoudre des litiges on ne peut plus concrets.   

B – L’aboutissement bénéfique pour les victimes de l’abandon du concept de « voie propre »

L’enjeu de la qualification de « voie propre » n’est évidemment pas purement théorique, mais revêt des répercussions concrètes majeures puisque de là dépendent les causes d’exonérations pouvant être opposées au demandeur. Dans les circonstances présentes, la compagnie de tramway et son assureur faisait valoir que la chute avait été causée par le fait de trois autres mineurs qui avaient poussé le jeune homme. En droit commun de la responsabilité trouvant à jouer dans les cas exclus par la loi, cela aurait donc pu constituer un fait d’un tiers exonératoire. Mais, si comme le font les hauts magistrats, on se fonde sur le texte de 1985, le seul moyen de se libérer de l’obligation pour un adolescent de quinze ans – donc considéré comme une victime surprotégée – aurait été la recherche volontaire du préjudice, ce qui à l’évidence n’était pas le cas.

La question était également soulevée à l’occasion des deux jurisprudences majeures précédemment citées. En 2011, le cas de force majeure avait effectivement été admis par l’arrêt d’appel, lors de la collision entre un camion de pompier et le tramway. Plus encore en 2020, où la loi n’ayant pas été appliquée du fait des circonstances de l’espèce, sur le fondement de l’article 1242, alinéa 1er (ex. article 1384, alinéa 1er) du code civil, la responsabilité du gardien du tramway n’avait été retenue que pour un quart en raison de la faute de la victime ayant traversé en dehors du passage piéton à proximité malgré l’avertissement sonore du tramway (Michel EHRENFELD « La non-application de la loi du 5 juillet 1985 à la portion de voie propre d’un tramway : amorce ou pas d’une distinction ? » : Gaz. Pal. 16 juin 2020 p. 68 – Sabine ABRAVEL-JOLLY « Loi Badinter inapplicable à un accident de tramway survenu sur une voie propre » : L’Essentiel Droit des Assurances avril 2020 p.2).

Reste que le meilleur des hommages à l’auteur de la loi, en la matière, résiderait à l’évidence, en une clarification hautement souhaitable dans les meilleurs délais.