DERAILLEMENT D’ECKWERSHEIM : UN JUGEMENT TOUT EN RIGUEUR ET PEDAGOGIE, M-F. Steinlé-Feuerbach

Marie-France Steinlé-Feuerbach

Professeur émérite en Droit privé et Sciences criminelles à l’Université de Haute-Alsace

Membre fondateur et Directeur honoraire du CERDACC (UR 3992)

 

Retour sur la décision du tribunal correctionnel de Paris (31ème chambre correctionnelle), 10 octobre 2024 (suite)

 

Seuls les aspects indemnitaires sont abordés dans cette édition, les responsabilités pénales ont été traitées dans le JAC n° 241 de novembre 2024 (Voir ICI).

 

Mots-clés : accident collectif – déraillement – TGV Est – convention d’indemnisation – préjudices spécifiques – art. 242, 2044, 2048 du code civil – art. 122 du code de procédure civile – art. 2, 122, 470-1, 475-1, 480-1 du code de procédure pénale – art. 2044 du code civil – art. 122 du code de procédure civile – art. L. 451-1, L. 452, L. 452-1 à L. 452-5, L. 454-1, L. 455- 1, L. 455-1-1 et L. 455-2 du code de la sécurité sociale

 

Deuxième Partie : L’action civile

Trente victimes blessées dans le déraillement de la rame d’essai du TGV Est du 14 novembre 2015, à Eckwersheim (Bas-Rhin), se sont constituées partie civile devant le tribunal correctionnel de Paris, ainsi que cinquante-trois personnes proches des onze personnes décédées ou au nom de deux autres proches décédés pendant la procédure. Nombre d’entre elles ont suivi le procès en assistant fidèlement aux audiences.

S’agissant de personnes physiques, le tribunal note que les victimes se sont constituées parties civiles sous plusieurs qualités, soit en leur nom personnel pour leurs préjudices directs en tant que passagers de la rame, soit pour leurs préjudices indirects au titre des conséquences personnellement subies du fait du décès ou des blessures de leurs proches, soit comme ayant droit de personnes décédées, que celles-ci soient des victimes directes ou par ricochet, ou encore en qualité de représentant légal de leurs enfants mineurs.

Plusieurs victimes ne se sont constituées parties civiles qu’au soutien de l’action publique sans demander d’indemnisation – hors frais irrépétibles – principalement en raison des transactions qu’elles ont déjà conclues avec l’assureur de la SNCF et de SNCF Réseau au cours de la procédure amiable d’indemnisation. Ce dispositif avait été mis en place dès la survenance de l’accident, sous l’égide du Procureur de la République du tribunal de grande instance de Paris. Nous avions constaté l’existence d’une déjudiciarisation civile en cas de catastrophes (La judiciarisation des grandes catastrophes – Approche comparée du recours à la justice pour la gestion des grandes catastrophes (de types accidents aériens ou ferroviaires), ss. la dir. de M.- F. Steinlé-Feuerbach et C. Lacroix, Dalloz, coll. « Thèmes et Commentaires », mai 2015, p. 14 et s.) : « En cas de catastrophe, il existe une forte volonté de déconnecter ab initio la recherche des responsabilités et l’indemnisation. (…) S’agissant d’accidents collectifs, la déconnexion a été fréquemment réalisée avec succès dans le cadre d’un comité de suivi sous l’égide du ministère de la Justice avec comme objectif la conclusion d’une convention d’indemnisation garantissant la transparence du dispositif et l’égalité de traitement des victimes. (…). Les premières expériences qui furent tentées à la suite de l’accident aérien du Mont Sainte-Odile et de l’effondrement du stade de Furiani (…) Elles constituèrent à la fois une innovation majeure et un modèle reproductible pour des évènements collectifs ultérieurs. » (V. égal. A. Guegan-Lécuyer, Dommages de masse et responsabilité civile, Préf. de P. Jourdain, Avant- propos de G. Viney, LGDJ, coll. « BDP », t. 472, 2006, n° 130). D’autres accidents collectifs ont ensuite bénéficié de la mise en place de dispositifs d’indemnisation ad hoc comme lors de la catastrophe du parc de Pourtalès du 6 juillet 2001 à Strasbourg, ou après l’effondrement de la passerelle du Queen Mary II, le 15 novembre 2003.

S’agissant de l’accident d’Eckwersheim, la déjudiciarisation civile a été menée avec succès puisqu’à l’issue de ce processus amiable, « parmi les quarante-deux personnes blessées, trente- deux ont signé un protocole transactionnel, et cinq d’entre elles ont perçu 80 % de l’indemnisation proposée à titre de provision, les autres victimes n’étant pas consolidées ou ayant refusé toute indemnisation. Soixante-dix-neuf proches de victimes décédées sont également entrés en négociation. Soixante d’entre eux ont été indemnisés via un accord transactionnel et, à ce titre, quinze proches ont perçu 80 % des sommes proposées à titre provisionnel. »

Pour autant, la part résiduelle non négligeable confirme la pertinence de pouvoir soumettre à la même juridiction l’action publique et l’action civile, car l’appréciation in concreto après l’audition des victimes apporte une plus-value dans une appréciation plus fine des préjudices.

Parmi les personnes morales parties civiles, on dénombre cinq syndicats, comme traditionnellement la FENVAC, et trois organismes de sécurité sociale.

Les faits ayant été commis « à ECKWERSHEIM en tout cas sur le ressort du Pôle accidents collectifs de Paris », le tribunal va se livrer à une brillante démonstration de son savoir-faire en matière d’indemnisation. Avant de statuer sur les montants des préjudices, la juridiction prend le soin d’un rappel particulièrement pertinent des principes généraux de la réparation du dommage corporel (I), d’examiner les situations qui mènent à l’irrecevabilité des demandes (II) et prend formellement position sur quelques préjudices particuliers (III).

 

I. Rappel des principes généraux d’indemnisation du dommage corporel

 Le terme « Rappel » du titre n’est pas anodin, il s’agit ici non seulement de poser à nouveau les principes essentiels actuels du droit à la réparation du dommage corporel, lesquels sont l’aboutissement d’une réflexion doctrinale en faveur des victimes (C. Lienhard, « Réparation intégrale des préjudices en cas de dommage corporel : la nécessité d’un nouvel équilibre indemnitaire » : D. 2006 p. 2485), mais également des conséquences concrètes qu’il importe d’en tirer (S. Porchy-Simon, « La nomenclature » : RGDA n°4 avril 2024, p. 78).

Le premier principe énoncé est celui de l’article 2 du code de procédure pénale qui guidera le tribunal tout au long de son processus indemnitaire : « L’action civile en réparation du dommage causé par un crime, un délit ou une contravention appartient à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l’infraction. »

Le deuxième principe est celui de la certitude du dommage : « le dommage doit donc être certain, en relation directe avec l’infraction et subi personnellement par celui qui en réclame l’indemnisation. », pour le tribunal, cela « n’implique pas que le dommage ait été subi directement par celui qui agit, puisque ce préjudice peut aussi bien être subi par ricochet. » Il suffit aux victimes indirectes d’établir qu’elles ont subi un préjudice en lien avec l’infraction pour pouvoir se porter partie civile. Est également rappelée la possibilité d’une action civile à titre successoral « dès lors que le droit à réparation du préjudice éprouvé par la victime avant son décès, étant né dans son patrimoine, se transmet à ses héritiers » ainsi que la possibilité d’invoquer un préjudice futur « lorsque sa survenance est certaine ».

Sont ensuite énoncés les principes relatifs au montant de la réparation du préjudice, ce dernier s’appréciant à la date de la décision du juge (Cf. Crim. 7 oct. 2008, n°07-87.792). La juridiction développe ensuite les conséquences du principe de la réparation intégrale, c’est-à-dire tout le préjudice, rien que le préjudice (Civ. 2ème, 28 oct. 1954 : JCP 1955, II.8765, note R. Savatier ; Y. Lambert-Faivre et S. Porchy-Simon, Droit du dommage corporel, 9ème éd., Dalloz 2022, n° 26 et s.).

Quant aux différents préjudices, leur qualification est souverainement appréciée, « la seule limite qui lui est imposée étant celle de la prohibition d’une double indemnisation d’un même préjudice. » Aucun barème d’indemnisation ne saurait en effet être imposé au juge, qu’il s’agisse de ceux parfois publiés par des cours d’appel ou de ceux des assureurs ou encore des nombreux barèmes qui, selon Claude Barrois, psychiatre et ancien professeur agrégé du Val- de-Grâce, « relèvent de principes archaïques, bizarres ou dépassés », et qui considère que la référence à un barème « n’a pas de caractère contraignant pour le juge de droit commun » (C. Barrois, « Barèmes » in Les mots du trauma-Vocabulaire de psychotraumatologie ss. la dir. de C. Damiani et F. Lebigot, éd. Philippe Duval, 2015, p. 25 et s. ; S. Hocquet-Berg, « Les référentiels d’indemnisation » : RGDA n°4 avril 2024, p. 84).

Un autre barème a été très discuté, il s’agit de celui de capitalisation. Il est constant que l’indemnisation en capital des victimes de préjudices s’inscrivant dans la durée viagère ou jusqu’à un âge prédéterminé implique de recourir à un barème de capitalisation (A. Coviaux et F. Bibal, « Barèmes de capitalisation : le test comparatif » : Gaz. Pal. 12 juill. 2006, n° spécial : La réparation du dommage corporel p. 25 et s.). Pour Claude Lienhard, « Le choix du barème est lourd de conséquences et peut être à l’origine d’injustices économiques criantes générant des discriminations entre victimes », et il estime que « C’est le barème actualisé publié par la Gazette du Palais que l’on doit considérer comme étant le plus adéquat » (C. Lienhard, « Réparation intégrale des préjudices en cas de dommage corporel : la nécessité d’un nouvel équilibre indemnitaire », loc. cit.). C’est également l’avis du tribunal de Paris : « Il conviendra enfin d’utiliser, en cas de besoin, le barème de capitalisation publié dans la Gazette du Palais du 31 octobre 2022, le mieux adapté aux données sociologiques, financières et économiques actuelles ». (Pour une comparaison entre le barème 2022 de la Gazette du Palais et celui de l’ONIAM, v. Charles Joseph-Oudin et Camille Lafon : Le Village de la Justice, 20 mars 2023. Voir ici)

Le dernier principe est celui de l’article 480-1 du code de procédure pénale qui instaure la solidarité des personnes condamnées pour un même délit. Il est ici réaffirmé :« Cette solidarité s’impose au juge comme une conséquence légale de la condamnation qu’il prononce et elle a pour effet de donner à la partie civile une pluralité de débiteurs, chaque coprévenu étant tenu pour le tout à l’égard de la victime. » Il est précisé que cette solidarité « ayant été instituée en faveur des victimes pour garantir l’effectivité de l’indemnisation de leur préjudice, il ne peut être fait droit à une demande de solidarité sollicitée par l’un des condamnés ». Fixer les contributions respectives des coauteurs ne relève pas de l’office du juge pénal.

Ces principes généraux énoncés présentent le très grand avantage de fixer les composantes actuelles d’un équilibre indemnitaire.

 

II. Les situations particulières menant à l’irrecevabilité des demandes

Plusieurs cas particuliers conduisant au refus du tribunal de prononcer des dommages-intérêts ont mérité des éclaircissements.

 

1°) Le refus du bénéfice de l’article 470-1 du code de procédure pénale

Philippe B., le pilote traction, ayant bénéficié d’une relaxe, des parties civiles ont demandé sa condamnation sur le fondement de l’article 470-1 du code de procédure pénale aux termes duquel : « Le tribunal saisi, à l’initiative du ministère public ou sur renvoi d’une juridiction d’instruction, de poursuites exercées pour une infraction non intentionnelle au sens des deuxième, troisième et quatrième alinéas de l’article 121-3 du code pénal, et qui prononce une relaxe demeure compétent, sur la demande de la partie civile ou de son assureur formulée avant la clôture des débats, pour accorder, en application des règles du droit civil, réparation de tous les dommages résultant des faits qui ont fondé la poursuite.»

Le bénéfice de cette disposition suppose que les faits reprochés au prévenu soient constitutifs d’une faute civile au sens de l’article 1242 du code civil, en lien certain avec le dommage. Tel n’est pas le cas de Philippe B. dont il a bien été démontré précédemment (Cf. Première Partie, JAC n° 241, nov. 2024) qu’il n’avait commis aucune faute dans le cadre de sa mission de pilote traction, et l’imprudence commise en dehors de ce cadre n’était pas en relation causale certaine avec la survenance du dommage. Il ne saurait davantage être condamné sur un autre fondement de responsabilité civile : « La responsabilité civile de Philippe B. doit par conséquent être écartée. Les parties civiles ayant sollicité sa condamnation seront donc déboutées. »

 

2°) Les protocoles transactionnels

Le titre employé dans la décision n’est pas anodin. Les conventions d’indemnisation, au départ improvisées, étaient en attente d’une qualification juridique prétorienne précise et ont constitué des objets judiciaires non identifiés jusqu’à ce que le tribunal correctionnel de Saint-Nazaire, dans l’affaire du Queen Mary, considère que la convention « s’analyse comme une stipulation pour autrui dont la force obligatoire ne peut être invoquée contre les victimes qui ne l’ont pas acceptée » (Trib. corr. Saint-Nazaire, 11 fév. 2008 : JAC n° 88 , obs. M.-F. Steinlé- Feuerbach ). La qualification de transaction avait déjà été proposée par la doctrine (C. Lacroix, La réparation des dommages en cas de catastrophes, préf. M.-F. Steinlé-Feuerbach, avant- propos de D. Houtcieff, LGDJ, coll. « BDP », t. 490, 2008, n° 408 et s.). L’accident de la passerelle du Queen Mary II permet toutefois de supposer que le succès de telles conventions dépend de la solvabilité et du bon vouloir des responsables désignés ab initio et de leurs assureurs qui acceptent de s’engager « pour le compte de qui il appartiendra ». La cour d’appel de Rennes a été très réservée quant à la convention et a considéré que «la seule acceptation pure et simple d’une quelconque indemnité non accompagnée d’une reconnaissance explicite de ce qui constituerait un accord transactionnel, est insuffisante pour établir l’acceptation même implicite des termes de la convention proposées par l’assureur, reçues dès lors comme à valoir sur son indemnisation définitive » (Rennes, 2 juil. 2009 : JAC n° 97 , obs. C. Lienhard).

Si le tribunal de Paris choisit clairement la qualification de protocoles d’accord transactionnels, il importe de ne pas oublier que le processus amiable d’indemnisation a été mené sous l’égide du Procureur de la République du tribunal de grande instance de Paris et qu’un cabinet « a été mandaté pour proposer à chacune des victimes une indemnisation respectant les principes de la nomenclature Dinthilac et évaluée à hauteur des différents référentiels pratiqués par les cours d’appel, et notamment par la cour d’appel de Paris. »

Des articles 2044, 2048, 2049 et 2052 du code civil la juridiction parisienne déduit : « que la transaction dispose d’une autorité relative, auparavant assimilée à l’autorité de la chose jugée, en ce qui concerne son objet, sa cause et les parties qui l’ont conclue, et qu’en matière indemnitaire la réparation d’un dommage, objet de la transaction, est définitivement fixée à la date à laquelle la transaction est intervenue, faisant obstacle à l’introduction ou à la poursuite entre les mêmes parties d’une action en justice ayant le même objet, exception faite dans l’hypothèse d’une aggravation du dommage concerné par l’indemnisation. »

En conséquence, le tribunal refuse d’accorder des indemnitaires supplémentaires lorsque le demandeur a conclu un protocole transactionnel selon lequel, en contrepartie du parfait encaissement de la somme allouée, il « reconnaît être totalement et intégralement indemnisé de tous les préjudices qu’il a subi en relation avec le déraillement du train d’essai survenu à Eckwersheim le 14 novembre 2015, qu’il se déclare intégralement rempli dans ses droits et accepte de renoncer à toute demande de quelque nature que ce soit à l’égard de tout tiers qui serait reconnu responsable de l’accident, sauf en cas d’aggravation modifiant le taux d’IPP de (X), et en lien avec cet accident.

Cette renonciation concerne toutes les juridictions ».

En effet, « Il résulte des termes de ces protocoles que l’intention de ses auteurs, conformément aux dispositions de l’article 2049 du code civil ci-dessus cité, était de mettre un terme à tout litige relatif à l’indemnisation des suites connues de l’accident au jour de la signature de la transaction

On ne peut que recommander aux débiteurs, et à leurs conseils, d’une part, de rédiger des protocoles dont les termes sont clairs, précis et dépourvus de toute ambiguïté qui ouvriraient la porte à une interprétation par le juge et, d’autre part, de proposer une indemnisation satisfaisante. En effet, en ce qui concerne les victimes qui invoquent des préjudices non inclus dans la transaction, le tribunal rétorque clairement qu’il leur appartenait « de refuser la signature de la transaction si elles souhaitaient faire trancher ce point de droit par le tribunal correctionnel. La régularisation de leur accord y fait désormais obstacle (…) Il sera seulement statué sur leurs demandes fondées sur l’article 475-1 du code de procédure pénale. »

Il en découle que la prudence est de mise et qu’une transaction portant seulement sur 80% du montant des préjudices, laissant la place à l’office du juge, est souhaitable.

Il est important que la juridiction précise que les victimes qui ont signé le protocole transactionnel conservent « la possibilité de se constituer partie civile dans le cadre de la procédure pénale en cours ». Il n’en est en effet pas de même pour nos voisins allemands, ce qui explique certainement l’absence au procès pénal des proches des passagers allemands du Concorde qui s’est écrasé à Gonesse le 25 juillet 2000, la transaction interdisant toute action judiciaire y compris devant les juridictions répressives.

 

3°) La compétence exclusive – ou partagée – du pôle social

Une place particulière doit être réservée aux victimes salariées de SYSTRA et de la SNCF.

La juridiction rappelle que l’article L. 451-1 du code de la sécurité sociale (CSS) dispose que « Sous réserve des dispositions prévues aux articles L. 452-1 à L. 452-5 [cas de la faute intentionnelle de l’employeur ou de ses préposés], L. 454-1 [cas de la faute d’un tiers], L. 455- 1, L. 455-1-1 et L. 455-2 aucune action en réparation des accidents et maladies mentionnés par le présent livre ne peut être exercée conformément au droit commun, par la victime ou ses ayants droit ».

Le code de la sécurité sociale organise en effet une réparation des victimes daccidents du travail dérogatoire au droit commun de la responsabilité. Il s’agit bien de réparer, mais pas nécessairement l’intégralité du dommage.

La loi du 9 avril 1898 assure une réparation automatique, mais partielle pour la victime dun accident du travail, à la charge des organismes de sécurité sociale. Ce n’est donc pas un régime de responsabilité, mais d’indemnisation automatique, puisque le salarié n’a pas à démontrer une faute de son employeur. En contrepartie, les employeurs financent cette protection par des cotisations tout en bénéficiant d’une immunité civile – leur responsabilité civile ne pouvant être recherchée par leurs salariés, lesquels ne peuvent pas davantage saisir la CIVI. Finalement, en cotisant, les employeurs assument par avance une part de responsabilité dans les accidents ou les maladies professionnelles, celle liée aux risques qu’ils créent, la victime est indemnisée mais non de manière intégrale.

Si l’accident du travail est dû à la faute inexcusable de lemployeur, la victime peut alors obtenir une majoration de l’indemnité ou de la rente ainsi qu’à une prise en charge de certains préjudices non couverts (B. Géniaut, « L’affirmation de la nomenclature Dintilhac en matière d’accident du travail » : JAC n° 127, sept. 2012) sans pour autant pouvoir prétendre à une indemnisation intégrale. En effet, il ne s’agit pas à proprement parler d’une réintroduction du droit commun, mais de l’application d’un sous-régime particulier destiné à améliorer l’indemnisation des victimes, principales comme par ricochet (C. Radé, Droit de l’indemnisation des victimes de dommages corporels, LexisNexis, coll. « DDP », nov. 2024, n°114). Lemployeur a bien alors commis une faute d’un certain degré, comme la violation d’une règle de sécurité mais, si la faute est inexcusable, elle nest pas pour autant intentionnelle. Il est intéressant de constater qu’en cas de condamnation pénale de lemployeur pour faute non intentionnelle, la jurisprudence estime que sur le plan du droit du travail il a commis une faute inexcusable (Civ. 2ème, 11 oct. 2018, n°17-18.712 ; M. Hervieu, « Condamnation pénale de l’employeur : sa faute civile est inexcusable » : D. étudiant 16 nov. 2018) ; L. Bedja, [Brèves]), « Impact de la décision pénale sur l’action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur » : Le Quotidien, oct. 2018). Mais, ce n’est toutefois qu’en cas de faute intentionnelle de l’employeur que le droit commun s’applique. La gravité de la faute de l’employeur permet la réparation intégrale.

Il découle de ce mécanisme une grande inégalité entre les victimes d’accident du travail et celles de droit commun. Cependant, selon la Cour européenne des droits de l’homme, cette inégalité nest pas constitutive d’une discrimination (CEDH, 12 janv. 2017, req. n°74734/14, aff. Saumier c/ France, D. Asquinazi-Bailleux, « Absence de réparation intégrale : pas de discrimination » : JCP S 2017, 1054).

Pour ce qui est du déraillement d’Eckwersheim, le tribunal constate « que l’accident ne résulte pas de la faute intentionnelle de l’employeur. Toutes les demandes indemnitaires résultant directement de l’accident du travail et formées à l’encontre de l’employeur du salarié concerné doivent donc être adressées à la juridiction spécialisée dans le contentieux de la sécurité sociale. »

Ainsi, le contentieux de l’indemnisation des victimes salariées échappe au tribunal judiciaire de Paris, toutefois la constitution de partie civile des ayants droit de la victime est recevable devant elle car, ainsi que le constate Samy Douider, « les facettes indemnitaire et vindicative de cette action sont depuis longtemps dissociées par la jurisprudence » (S. Douider, « Accident du travail : une compétence du pôle social qui ne tolère aucun empiétement », obs. ss. Crim. 4 janv. 2023, n°22-80.696 : AJ Pénal 2023, p. 145).

Reste à définir la notion d’ayant droit en cas de décès accidentel d’un salarié (art. L. 434-7 à L. 434-14 CSS) laquelle pour la juridiction est « schématiquement, le conjoint, concubin ou partenaire de PACS, et les enfants âgées de moins de vingt ans au moment des faits », ce qui exclut le conjoint du salarié lorsque celui-ci a survécu, les règles du droit commun devant donc s’appliquer dans ce cas.

Si la faute intentionnelle est exclue en l’espèce, la faute inexcusable doit en revanche être retenue, permettant la réparation non seulement des préjudices visés par l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale mais aussi de l’ensemble des dommages non couverts par le livre IV de ce code (décision n°2018-8 QPC du Conseil constitutionnel du 18 juin 2010 ; C. Quézel- Ambrunaz, « Faute inexcusable de l’employeur et droit des victimes d’actes fautifs : mise en œuvre des réserves d’interprétation du Conseil constitutionnel » : RDLF 2012, chron. n°11 ; Civ. 2ème, 30 juin 2011, n°10-19.475, Bull. 2011, II, n°148 ; N. Dedessus-Le Moustier, « Réparation des préjudices subis en cas de faute inexcusable de l’employeur » : JCP éd. G, n° 29, 18 juill. 2011, 864 ; H. Groutel, « Accident du travail : préjudices indemnisables en cas de faute inexcusable de l’employeur, » : RCA n° 10, oct. 2011, comm. 320).

C’est en application de ces règles que le tribunal judiciaire accède, ou non, aux demandes des personnes concernées. Pour exemple, le cas de la fille d’un salarié de la société SYSTRA âgée seulement de dix-huit ans au moment de l’accident et qui ne pouvait donc, en raison de sa qualité d’ayant-droit, prétendre à une indemnisation au titre du préjudice d’angoisse de mort imminente de son père. Il est encore précisé que ces dispositions du code de la sécurité sociale étant d’ordre public, le juge doit les relever d’office.

Dans les hypothèses où le juge pénal est compétent pour statuer, il doit tenir compte des prestations versées par les organismes de sécurité sociale, afin qu’il n’y ait pas une double indemnisation. Ce point est particulièrement important dans le cas où la responsabilité de l’accident est partagée entre l’employeur et un tiers. La deuxième chambre civile a ainsi débouté un salarié de sa demande en majoration de rente devant la juridiction de la sécurité sociale alors qu’il avait déjà exercé une action de droit commun contre le tiers responsable sans alléguer ne pas avoir été intégralement indemnisé de ses préjudices lors de sa première action (Civ 2ème, 6 janv. 2022, n°20-14.502 ; D. Asquinazi-Bailleux, « Un revirement de jurisprudence salutaire : la rente AT/MP ne répare plus le déficit fonctionnel permanent » : La lettre juridique, fév. 2023).

Le juge judiciaire saisi se trouve alors confronté à la difficulté d’identifier les préjudices indemnisés en droit commun et en droit de la sécurité sociale en l’absence d’intitulé harmonisé des dits préjudices. Après avoir constaté l’existence d’une jurisprudence fluctuante ainsi que l’absence de recours contre l’employeur ou ses préposés, ainsi que contre leur assureur, du tiers condamné à payer l’intégralité du préjudice (C. cass., 31 oct. 1991, n° 88-17.449), le tribunal préfère être prudent : « Cette situation doit conduire à privilégier, en premier lieu, la procédure sociale et l’indemnisation prévue par le code de la sécurité sociale, puisque le recours subrogatoire des caisses ou de l’employeur est ensuite susceptible de s’exercer sans obstacle de droit à l’encontre du tiers co-responsable devant le juge répressif ou civil. »

Dans le souci d’une bonne administration de la justice le tribunal répond par conséquent favorablement aux demandes de surseoir à statuer de la société SYSTRA, de la SNCF et de SNCF Réseau quant aux demandes indemnitaires de certaines victimes salariées dans l’attente « que la juridiction sociale fixe le montant définitif de leur indemnisation, et que la juridiction correctionnelle soit ensuite en mesure de déterminer les préjudices qui n’auraient pas été indemnisés selon le code de la sécurité sociale. »

 

III. Sur quelques préjudices particuliers

Une attention remarquable est portée à la reconnaissance de deux préjudices particuliers : le préjudice d’angoisse de mort imminente et celui d’attente et d’inquiétude. Ces préjudices ont d’abord été identifiés par des juges du fond avant d’être consacrés par la Cour de cassation. Référence est faite à la nomenclature Dintilhac (Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels sous la direction de Jean-Pierre Dintilhac, juillet 2005 ; S. Porchy-Simon, « La nomenclature » : RGDA 2024 n°4 avril 2024, p. 78). Cette nomenclature, sous forme de propositions, distingue les préjudices des victimes directes de ceux des victimes indirectes, pour les secondes, elle distingue encore les préjudices en cas de survie de la victime directe de ceux en cas de décès de celle-ci. Pour chaque catégorie sont listés des préjudices patrimoniaux puis extra-patrimoniaux.

S’agissant plus particulièrement des préjudices spécifiques au collectifs que nous avions pressentis dès 2000 (« Victimes de violences et d’accidents collectifs. Situations exceptionnelles, préjudices exceptionnels : réflexions et interrogations » : Médecine et Droit, nov.-déc. 2000, n° 45, p.1), la juridiction prend pour modèle des décisions de juges du fond ayant eu à connaitre d’accidents collectifs et plus particulièrement celui d’Allinges (C. Lienhard et M.-F. Steinlé-Feuerbach, « Accident collectif, collision entre un train et un car scolaire : un jugement remarquable », obs. ss. trib. corr. Thonon-les-Bains, 26 juin 2013 : JAC n° 136, juil. 2013 ; D. 2014. 47, obs. P. Brun et O. Gout). Benjamin Deparis, Président du TGI de Thonon- les-Bains en 2013 (B. Deparis, « Le point de vue du magistrat : retour sur le jugement du tribunal correctionnel de Thonon-les-Bains du 26 juin 2013 », Gaz. Pal. 22 mars 2014 p. 10 et s.), avait fait partie du groupe de travail dirigé par le Professeur Stéphanie Porchy-Simon cité par le tribunal (C. Lienhard et C. Szwarc, « L’avènement des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches » : JAC n° 165, mars 2017). Il était également intervenu lors du colloque sur « Le traitement judiciaires des accidents collectifs » qui s’était tenu le 4 octobre 2019 au Tribunal de Grande Instance de Paris (Accidents collectifs : quel traitement judiciaire ? Publication des actes du colloque, coordination Y. Badorc et L. Raschel : JSS, n°84, nov. 2019. Voir ici. Pour une distinction entre angoisse et anxiété dans le domaine de la psychiatrie, Cf. C. Damiani, « Le préjudice d’angoisse », Colloque « Réparation : Le trauma confisqué », École du Val de Grâce, 26 nov. 2014, ALFEST).

 

1°) Le préjudice d’angoisse de mort imminente :

Tout en reconnaissant l’existence du préjudice d’angoisse de mort imminente, le tribunal se retranche derrière une décision récente de la deuxième chambre civile (Civ. 2. 11 juil. 2024, n° 23-10.068), non liée à un accident collectif, pour poser ses limites avant d’examiner les différentes demandes.

 

a/ La reconnaissance du préjudice par le tribunal judiciaire de Paris

Le tribunal se montre pragmatique, il constate d’abord que « le préjudice d’angoisse de mort imminente ou, préjudice lié à la conscience par la victime de sa mort prochaine, ne figure pas dans la nomenclature Dintilhac, dont il est rappelé qu’elle n’est qu’une aide à la formalisation des demandes d’indemnisation, à leur discussion par les parties et à la décision des juges à partir d’un référentiel commun qui n’a que valeur indicative et non normative ». Il classe ensuite ce préjudice au poste des « souffrances endurées » avant consolidation et après consolidation, au poste du « déficit fonctionnel permanent ».

Est ensuite décrite l’émergence de ce préjudice reconnu par la jurisprudence « comme un poste de préjudice extrapatrimonial temporaire très spécifique, défini comme le préjudice moral d’angoisse éprouvé par une victime confrontée à l’effroi d’une mort imminente, alors qu’elle est demeurée suffisamment consciente pour envisager sa propre fin. ». Un tel préjudice a été reconnu, dès 2012 (Crim. 23 oct. 2012, n°11-83.770 ; C. Lacroix, « Pretium doloris et préjudice de vie abrégée : cumul ! » : JAC n° 128, nov. 2012) pour la victime d’un accident de la circulation, déjà sous conditions : « La réparation implique de rapporter la preuve du préjudice allégué, à savoir de la souffrance morale ou physique endurée par la victime entre l’accident et son décès, soit que la victime ait eu une conscience suffisante de son état ; que tel est bien le cas en l’espèce puisqu’il est reconnu que Julien Y… a présenté, entre l’accident et son décès, un état de conscience suffisant pour ressentir les douleurs physiques ou morales et envisager sa propre fin ».

Ce préjudice est autonome de celui des souffrances endurées comme l’a reconnu la Cour de cassation dans un arrêt de principe :« N’indemnise pas deux fois le même préjudice la cour d’appel qui, tenue d’assurer la réparation intégrale du dommage sans perte ni profit pour la victime de violences ayant entraîné la mort, répare, d’une part, les souffrances endurées du fait des blessures, d’autre part, de façon autonome, l’angoisse d’une mort imminente » (C. Cass., ch. mixte, 25 mars 2022, n°20-15.624). Elle limite cependant la reconnaissance de ce préjudice aux hypothèses où la victime est mourante, mais non immédiatement décédée. Née dans le patrimoine de la victime, la créance d’indemnisation est transmissible à ses ayants droit.

Restait en suspens la question de savoir si un tel préjudice était ou non limité aux victimes décédées. Le tribunal constate que : « Les juridictions du premier degré l’ont régulièrement indemnisé au profit de victimes blessées (Affaire dite du Queen Mary II : TGI Saint Nazaire 11 février 2008 confirmé par CA Rennes 2 juillet 2009 ; Affaire dite de la catastrophe d’Allinges : Tribunal correctionnel Thonon-Les-Bains 26 juin 2013 ; Affaire du Crash de Yemenia Airways : CA Aix en Provence 30 juin 2016). »

Pour la juridiction parisienne « ce préjudice naît en effet au moment du fait dommageable, lorsque la mort apparaît certaine, et que la victime a la certitude qu’elle va mourir. Cette angoisse ne dépend pas du résultat finalement atteint, et donc d’une mort effective, ou d’une possible survie. Elle est essentiellement liée à la gravité du fait dommageable, telle qu’il ne laisse aucun espoir aux victimes qui le subissent. L’angoisse de mort imminente entre en tout état de cause dans le patrimoine du défunt avant même qu’il ne décède. ». Elle cite en exemple le déraillement de Brétigny pour lequel le tribunal correctionnel d’Évry avait jugé que « Pour le tribunal, l’existence du préjudice d’angoisse de mort imminente ne dépend pas de l’issue, mortelle ou non, de l’accident, mais des circonstances précises dans lesquelles la victime a pu penser, pendant quelques instants, que la mort allait l’emporter » (Trib. corr. d’Évry, 26 oct. 2022 : JAC n° 222, déc. 2022, obs. M.-F. Steinlé-Feuerbach).

 

b/ Le refus de l’autonomie du préjudice pour les victimes survivantes

Le tribunal cite un arrêt récent de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation rendu dans une affaire qui n’était pas un accident collectif, mais l’agression violente d’une aide- soignante dans un hôpital, blessées de 14 coups de couteau par un patient déclaré pénalement irresponsable, a affirmé que : « À compter de la survenance du fait dommageable, la victime d’une atteinte corporelle ou d’une menace d’atteinte corporelle suffisamment graves pour qu’elle envisage légitimement l’imminence de sa propre mort, subit un préjudice spécifique.

Dans le cas où la victime a survécu, ce préjudice se réalise dès qu’elle a conscience de la gravité de sa situation, et tant qu’elle n’est pas en mesure d’envisager raisonnablement qu’elle pourrait survivre.

Ce préjudice d’angoisse de mort imminente en cas de survie se rattache au poste des souffrances endurées, qui indemnise toutes les souffrances physiques et psychiques, quelles que soient leur nature et leur intensité, ainsi que les troubles associés qu’endure la victime à compter du fait dommageable et jusqu’à la consolidation de son état de santé.

Cependant, son indemnisation par un poste de préjudice autonome ne peut donner lieu à cassation que si ce préjudice a été indemnisé deux fois, en violation du principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime » (Civ. 2. 11 juil. 2024, n° 23-10.068 ; M. Hervieu, « Indemnisation du préjudice d’angoisse de mort imminente de la victime survivante » : D. étudiant 25 sept. 2024 ; A. Cayol, « L’autonomie relative du préjudice d’angoisse de mort imminente » : D. actualité 26 sept. 2024). Cet arrêt est cité dans la Lettre de la deuxième chambre civile du 7 décembre 2024 sous l’intitulé « Le préjudice spécifique d’angoisse de mort imminente d’une victime qui a survécu se rattache au poste des souffrances endurées », on peut donc en induire que cette jurisprudence est maintenant établie.

La juridiction parisienne en déduit que lorsque la victime a survécu, « le préjudice d’angoisse de mort imminente ne revêt pas toutes les conséquences d’un préjudice autonome, puisque le poste de préjudice des souffrances endurées, qui ne concerne pas que les souffrances liées aux blessures subies mais également toutes les conséquences psychologiques liées à l’évènement vécu à compter de sa survenance, a aussi vocation à indemniser pour la victime l’angoisse de sa propre fin. ». Ainsi, en cas de survie de la victime, ce préjudice perd son autonomie pour être comptabilisé dans le poste de préjudice des souffrances endurées. Le tribunal s’écarte sensiblement des préconisations émises tant dans le rapport Porchy-Simon que dans le Livre blanc qui plaidaient pour des préjudices autonomes par rapport aux postes déjà existants et répertoriés dans la nomenclature Dintilhac (Livre blanc, Barreau de Paris, 2016, www.avocatparis.org).

Les conséquences de cette dilution d’un préjudice jusqu’à présent considéré comme autonome restent à apprécier. Il convient d’être prudent car, même s’il est précisé que « l’indemnisation, au titre des souffrances endurées, doit donc en tenir compte et sera nécessairement plus élevée pour les victimes ayant eu conscience de l’imminence de leur mort », le risque d’une diminution de l’indemnisation n’est pas à négliger.

L’appréciation de ce préjudice peut se révéler délicate, en particulier pour les victimes survivantes pour lesquelles le tribunal estime important « de distinguer chronologiquement le préjudice d’angoisse de mort imminente de celui qui résulte des séquelles psychologiques liées au sentiment d’avoir cru mourir pour éviter une double indemnisation des mêmes souffrances, d’autre part dans la nécessité de ne pas confondre conscience (objective) de la mort et sensation (subjective) d’y avoir été confronté, confusion qui aboutirait à indemniser mieux certaines victimes en fonction de leur ressenti subjectif et de la peur éprouvée. »

Selon la juridiction, il n’est pas nécessaire de recourir à une expertise médicale, car ce préjudice est lié aux circonstances de l’événement, les montants alloués variant en fonction du délai pendant lequel la victime a pu ressentir l’angoisse de sa propre fin. On assiste donc à une forfaitisation assez surprenante d’un préjudice d’ordre psychologique qui aura pour effet de majorer automatiquement le poste de préjudice des souffrances endurées.

S’agissant des victimes décédées, la question de la conscience de l’approche de la mort ne pouvant être tranchée par des expertises médico-légales, le tribunal se réfère au récit des personnes survivantes en fonction des voitures occupées dans le train. Les témoins décrivent tous « la violence du choc lors de la bascule de la rame, la projection du mobilier, puis la pénétration d’eau et de boue dans la rame. ». La personnalité des victimes est également prise en compte, les demandes concernant toutes des professionnels ayant parfaitement conscience des risques d’un déraillement : « ils ont nécessairement envisagé leur propre mort au moment de la bascule du train, dans un accident aussi inconcevable que violent. »

Cette conscience n’a toutefois été que de courte durée, l’accident s’étant produit en quelques secondes et les décès ont été rapides. Il en a été notamment ainsi d’une victime ayant subi un traumatisme crânien, un montant de 10 000 euros de dommages et intérêts au titre du préjudice d’angoisse de mort imminente a été retenu, cette somme étant identique pour toutes les victimes décédées, professionnelles ou non.

La forfaitisation est-elle compatible avec le principe de la réparation intégrale ?

Une appréciation in concreto de ce préjudice est en revanche effectuée pour les victimes survivantes. Ainsi, la réparation est refusée à une victime qui dormait au moment de l’accident et s’est réveillée alors que le wagon dans lequel elle se trouvait était déjà couché en n’ayant aucune réminiscence de l’accident. Un autre passager avait lui tout de suite compris ce qui se passait, il a hurlé pour appeler ses enfants, a vu sa femme inconsciente coincée sous un siège. Un certificat médical du Centre de rééducation fonctionnelle constate les éléments cliniques d’un état de stress aigu et le tribunal considère que ses séquelles psychologiques « sont la suite logique et chronologique de l’angoisse de mort imminente que (la victime) a éprouvée. Elle devra donc lui être indemnisée à travers une majoration des sommes habituellement allouées pour des souffrances endurées de 3 sur 7. » Toutefois, le récit de ses enfants, également présents dans ce wagon, conduit le tribunal à débouter ceux-ci de leur demande.

 

2°) Le préjudice d’attente et d’inquiétude : une reconnaissance circonstanciée

La juridiction parisienne admet l’existence de ce préjudice, tout en posant des limites.

 

a/ La reconnaissance du préjudice

Le tribunal admet que « dans certaines circonstances particulières, notamment de drame collectif (accident, ou infraction volontaire), puisse exister pour les proches des victimes directes un préjudice autonome, distinct du préjudice d’affection qui correspond à la seule douleur morale liée à la disparition d’un être cher. Ce préjudice autonome, dit « d’attente et d’inquiétude » résulte de l’angoisse profonde qui naît lorsque les proches de la victime directe sont informées de la gravité de la situation dans laquelle ils savent la personne chère impliquée, qui perdure jusqu’à ce que ces proches obtiennent des informations sur l’issue qui en est résulté précisément pour l’être aimé. »

Nous avions constaté lors d’un séminaire de travail FENVAC-CERDACC, le 2 octobre 1999, qu’après l’annonce d’un événement collectif commence pour les familles et les proches des personnes concernées l’attente de l’annonce des décès. Les parents de victimes d’accidents collectifs soulignent la longueur de l’attente entre l’annonce de l’événement, souvent par les médias, et la certitude du décès. Par ailleurs, il apparaissait déjà clairement à la lecture de certaines décisions que le temps écoulé entre la survenance d’une catastrophe et l’annonce des décès est un des éléments pris en compte par les juges pour l’évaluation du préjudice moral des proches des personnes disparues lors de la catastrophe. Il en avait été ainsi pour l’accident du Mont Sainte Odile survenu le 22 janvier 1992, pour lequel la CIVI tint compte des « circonstances particulières de l’accident annoncé par les médias dès la disparition de l’avion des écrans radars, et régulièrement commenté jusqu’à la découverte de l’épave, l’arrivée des secours, l’identification des rescapés et des morts » ; la CIVI avait accordé 100 000 F à chacun des parents et 80 000 F à la sœur d’une des victimes, la durée de l’attente, et donc de l’angoisse des familles, figurant parmi les justifications de l’évaluation de l’indemnisation monétaire du préjudice moral (TGI Colmar (CIVI), 2 juill. 1992 : D., 1993, 208, note C. Lienhard). Suite à l’incendie de la clinique psychiatrique de Bruz, le 25 juin 1993, on retiendra plus particulièrement le cas des parents d’un jeune homme décédé le jour de son vingt-troisième anniversaire et dont le corps a été « découvert dans les décombres très tardivement, en sorte que ses parents, mal informés par les services de la Préfecture et de la Gendarmerie qui l’avaient déclaré évacué, l’ont cherché aux alentours toute une journée pour apprendre ensuite sa mort ». Le tribunal correctionnel de Rennes allouera 150 000 F pour chacun des deux parents, 80 000 F pour chacune des deux sœurs, 50 000 F pour chacun des grands-parents, 20 000 F pour l’oncle, la tante, parrain et marraine et 30 000 F pour une tante (Trib. corr. Rennes, 30 sept. 1996).

Qu’il s’agisse des victimes directes ou indirectes, le préjudice d’angoisse a été expressément reconnu par la justice et quantifié en fonction de la durée à propos d’une prise d’otage. La nuit du 1er au 2 août 1990, date de l’invasion du Koweït par l’armée irakienne, le vol 149 de la compagnie British Airways reliant Londres à Madras et Kuala-Lumpur faisait, sans nécessité, escale à Koweït-City dont l’aéroport allait, quelques instants après, passer sous le contrôle des troupes irakiennes. Selon le tribunal de grande instance de Paris, « tous les passagers « eurent à subir les affres de la détention dans des conditions d’existence d’une extrême précarité, parfois accompagnés de sévices d’ordre physique ou psychologique ; (…) à ces conditions de vie s’est ajouté le préjudice psychique particulièrement grave résultant des souffrances morales et nerveuses engendrées par cette situation d’otage » (TGI Paris, 8 nov.1995 : Rev. fr. de droit aérien, 1er avril 1997, p. 147). Le tribunal fixa à 400 000 F l’indemnité globale due aux passagers dont la détention a duré un mois et à 600 000 F celle due aux passagers dont la détention s’est prolongée jusqu’à la fin du mois. Alors que les victimes avaient survécu à leur malheureuse aventure, chacun des proches des victimes s’était vu allouer en première instance une somme de 60 000 F en indemnisation du préjudice moral. En appel, la société British Airways avait soutenu que « malgré tout le respect qui est dû aux victimes et à leurs proches (…) quelques temps d’angoisse, durerait-elle trois mois, ne valent certes pas autant, selon le sens commun et la jurisprudence des tribunaux, que la perte définitive d’un être cher… ». La responsabilité contractuelle de la compagnie aérienne a été confirmée en appel (CA Paris, 12 nov. 1996 : Rev. fr. de droit aérien, 1er avril 1997, p. 155) et son pourvoi en cassation rejeté (Civ. 1ère, 15 juil. 1999, n° 97-10.268 : J. Faddoul, « Obligation de sécurité du transporteur aérien, durant une escale, après les opérations de débarquement » : Dalloz Aff., n° 172, 2 sept. 1999, 1239).

Le tribunal judiciaire de Paris reprend la description de ce préjudice subi par les proches effectuée dans le rapport du groupe Porchy-Simon (L’indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches, Rapport du groupe de travail dirigé par Stéphanie Porchy-Simon, fév. 2017) : « un préjudice autonome lié à une situation ou à des circonstances exceptionnelles résultant d’un acte soudain et brutal, notamment d’un accident collectif, d’une catastrophe, d’un attentat ou d’un acte terroriste, et provoquant chez le proche, du fait de la proximité affective avec la victime principale, une très grande détresse et une angoisse jusqu’à la fin de l’incertitude sur le sort de celle-ci. » (p. 64 du Rapport).

La Cour de cassation a consacré l’existence de ce préjudice dans un arrêt du 25 mars 2022 : « Ce préjudice, qui se réalise ainsi entre la découverte de l’événement par les proches et leur  connaissance de son issue pour la personne exposée au péril, est, par sa nature et son intensité, un préjudice spécifique qui ouvre droit à indemnisation lorsque la victime directe a subi une atteinte grave ou est décédée des suites de cet événement » (Cass., ch. mixte, 25 mars 2022, n° 20-17.072 ; pour un commentaire conjoint de cet arrêt et de celui de même jour cité plus haut (pourvoi n° 20-17072) : A. Cayol, « Le préjudice d’attente des proches et le préjudice d’angoisse de mort imminente de la victime directe sont des préjudices spécifiques qui doivent être réparés de manière autonome » : D. actualité 5 avril 2022 ; A. Guégan, « La nature indicative de la nomenclature Dintilhac consacrée par la chambre mixte de la Cour de cassation – À propos de l’autonomie du préjudice d’angoisse de mort imminente de la victime directe et du préjudice d’attente et d’inquiétude des proches » : Gaz. Pal. 10 mai 2022, p. 16 ; C. Lienhard, « Spécificité et autonomie des préjudices d’attente, d’inquiétude et de mort imminente, et recevabilité de l’action civile » : Gaz. Pal. 7 juin 2022, p. 58).

 

b/ Les critères de la reconnaissance du préjudice

Le tribunal relève les critères retenus par la jurisprudence pour caractériser le préjudice d’attente de proches :

  • un lien de très grande proximité avec la victime avec une présomption irréfragable lorsqu’il s’agit des enfants, parents, époux et compagnons de vie et une présomption réfragable pour les frères et sœurs ; s’agissant des relations familiales élargies ou amicale, la démonstration de liens de proximité avec la victime doit être faite ;
  • la connaissance par le proche du fait que la victime directe est concernée par l’évènement survenu, le préjudice ne naissant qu’à compter du moment où le proche tente par tous moyens d’obtenir des informations sur la présence de la victime sur les lieux du drame ;
  • la gravité de l’évènement qui doit compromettre sérieusement les chances de survie de la victime.

Est réservé le cas particulier de pronostic vital engagé de la victime où le préjudice perdure jusqu’à ce que les médecins soient en capacité de déterminer si la victime survivra.

C’est en fonction de ces critères que le tribunal statue sur les demandes des parties civiles. Parmi les différentes situations, nous signalons celle des personnes qui devront démontrer avoir subi une attente entre l’annonce de l’accident et des nouvelles de l’état de santé de leur proche étant entendu qu’en raison des expertises ADN, certaines ont attendu plusieurs jours avant d’obtenir l’information officielle de la mort de leur époux, compagne, père ou enfant.

La pertinence du premier critère nous semble mériter discussion. Le caractère irréfragable de la présomption retenue pour certains membres de la famille peut être discuté, nul ne pouvant en effet ignorer les antagonismes existants parfois entre ces personnes ; doit-on cependant permettre aux défendeurs de pénétrer dans la stricte intimité du noyau familial ? L’obligation de démontrer l’existence du préjudice en dehors de ce cercle étroit est justifiée quant au principe mais, à la lecture des cas individuels, il est permis d’avoir l’impression qu’il permet d’écarter aisément certains demandeurs comme dans le cas de cette famille dont le défunt, salarié d’une des entreprises, avait invité onze membres de son entourage familial ou amical dans la rame, ceci alors même que le tribunal reconnaît que « La survenance de l’accident a donc nécessairement plongé les différents membres de ces communautés dans l’angoisse avant que le bilan définitif du drame n’en soit connu, et dans un état de sidération et d’affliction incontestable lorsque la liste des décès et des blessés graves leur a été communiquée. »

A titre de comparaison, s’agissant cependant des victimes directes, le tribunal correctionnel de Thonon-Les-Bains qui eut à connaître de l’affaire d’Allinges (collision entre un TER et un car scolaire), cité par la juridiction parisienne, avait estimé « que le préjudice spécifique inhérent aux victimes d’accidents collectifs est d’autant plus caractérisé au cas d’espèce qu’il a frappé non des passagers transportés sans lien entre eux mais les membres d’une même communauté scolaire. »

 

En conclusion on relèvera que certaines parties civiles ont interjeté appel. Sur le volet indemnitaire le débat n’est donc pas clos. Pour autant, de l’avis général, la qualité du traitement judiciaire pénal et civil a sans doute permis un apaisement. Pour cela il faut des délais judiciaires acceptables, une organisation et une tenue d’audience impeccables de tous les acteurs du procès pénal, un temps judiciaire d’audience adapté, l’écoute de la parole des victimes ainsi qu’une motivation détaillée et complète.

 

Plus que jamais l’observation de la fabrique du droit des catastrophes est passionnante et essentielle à sa compréhension.