L’ARTICLE 1384 ALINEA 2 DU CODE CIVIL : UNE DISPOSITION CONFORME AU PRINCIPE D’EGALITE ?

Marie-France STEINLE-FEUERBACH

  

Le refus de transmission par l’Assemblée plénière d’une Question prioritaire de constitutionnalité (Ass. plén., QPC, 7 mai 2010, n° 09-15.034, D. Act. 25 mai 2010, comm. I. Gallmeister) relance le débat relatif au deuxième alinéa de l’article 1384 applicable en cas de communication d’incendie. Cette disposition postérieure au Code Napoléon est une des rares allant à l’encontre des droits des victimes en posant une exception au principe général de la responsabilité objective du fait des choses (M.-F. Feuerbach-Steinlé, « De l’opportunité de la suppression de l’alinéa 2 de l’article 1384 du code civil », JCP 1993, éd. N, I, 38» ).

Jusqu’en 1920 la victime d’un incendie né dans un fonds voisin ne pouvait engager la responsabilité du gardien de celui-ci qu’en démontrant la faute de celui-ci. Cette quasi-irresponsabilité du gardien de la chose dans laquelle l’incendie avait pris naissance a été remise en cause par un arrêt en date du 16 novembre 1920 (D.P., 1920, 1, 169, note Savatier) présumant le gardien responsable « vu l’art. 1384 al.1 et attendu que la présomption de responsabilité édictée par cet article à l’encontre de celui qui a sous sa garde la chose inanimée qui a causé le dommage ne peut être que par la preuve d’un cas fortuit ». Cette extension à la communication d’incendie de la jurisprudence relative au fait des choses (Civ. 16 juin 1896 Teffaine, D., 1898, 1, 433) avait eu pour conséquence une levée de boucliers chez les assureurs.

Le législateur avait prêté une oreille compatissante aux doléances des compagnies d’assurances en votant la loi du 7 novembre 1922 qui introduit un deuxième alinéa à l’art. 1384 du Code civil aux termes duquel « celui qui détient, à un titre quelconque tout ou partie de l’immeuble ou des biens immobiliers dans lesquels un incendie a pris naissance ne sera responsable, vis-à-vis des 1/3, des dommages causés par cet incendie que s’il est prouvé qu’il doit être attribué à sa faute ou à la faute des personnes dont il doit répondre ». Il s’agit là d’un régime exorbitant du droit commun puisque la victime doit prouver une faute, il en découle une inégalité flagrante du traitement des victimes selon que s’applique le premier ou le deuxième alinéa de l’article 1384. La jurisprudence est hésitante quant à l’application de cette disposition (I) avec laquelle la Cour de cassation entretient des rapports ambigus (II).

 

I.- La jurisprudence oscillante de la Cour de cassation quant au champ d’application de l’article 1384 alinéa 2 du Code civil

Les juges du fond et la Cour de cassation se montrent régulièrement hostiles à cette disposition et essaient au maximum de limiter sa portée. Toutefois, la Cour de cassation se sent parfois obligée de rappeler l’existence du texte et sa nécessaire application ce qui conduit à une jurisprudence justement qualifiée de « sinusoïdale » (P. Jourdain, obs. ss. Civ. 2ème, 16 janvier et 13 février 1991, RTD civ. 1991, p. 343). Ainsi, une abondante jurisprudence avait écarté le deuxième alinéa de l’article 1384 C.C. au profit du premier lorsque l’incendie était provoqué par des étincelles ou des flammes émises par un foyer normal – étincelle jaillissant d’une cheminée, d’un moteur, d’une locomotive…- (Req., 1er décembre 1942, S. 1943, 1, 19 ; Civ., 20 janvier 1948, D. 1948, 201), jusqu’à ce qu’un arrêt rendu le 25 février 1966 par l’Assemblée plénière (D., 1966, 369) décide que le deuxième alinéa s’imposait même si l’incendie était la conséquence du jaillissement d’une étincelle provenant d’un foyer normal.

Les implosions de téléviseurs ravivèrent la polémique et on distingua parfois suivant que l’implosion (ou l’explosion) a précédé ou non l’incendie pour fonder la responsabilité du gardien du téléviseur sur alinéa 1 dans le premier cas, sur alinéa 2 dans le second (Civ. 2ème, 15 juin 1972, Bull. II, n° 185 ; Civ. 2ème, 22 janvier 1976, Bull. II, n° 21 ; Civ. 3ème, 30 mai 1993, RTD civ. 1990, p. 669, obs. P. Jourdain). La mise en œuvre de cette distinction nécessite le recours à l’expertise sauf à présumer l’antériorité de l’explosion (Civ. 2ème, 4 mars 1982, Bull. II, n° 35). Cette distinction a également été abandonnée (Civ.2ème, 13 février 1991, RTD civ. 1991, p. 343, obs. P. Jourdain ; Civ. 2ème, 13 mars 1991, JCP 1991, IV, 184) et actuellement l’alinéa 2 l’emporte quelle que soit l’origine de l’incendie.

Après les foyers normaux et les téléviseurs, la jurisprudence a trouvé un autre terrain où l’alinéa 2 est écarté : celui des accidents de la circulation lorsque l’incendie s’est propagé à un partir d’un véhicule (Civ. 2ème, 8 janvier 1992, JCP 1992, IV, n° 709 : véhicule prenant feu devant la sortie d’un parking ; Civ. 2ème, 12 décembre 1994, n° 93- 12. 718 botteleuse circulant dans un champ Civ. 2ème, 22 novembre 1995, JCP G 1996 II, 22656 note J. Mouly : voiture garée dans un parking ouvert à la circulation). Plus récemment, la Cour de cassation revient à l’obligation d’appliquer le texte spécifique à la communication d’incendie suite à l’incendie d’un cyclomoteur stationné dans le hall d’un immeuble, lieu impropre à la circulation (Civ. 2ème, 26 juin 2003, JCP G 2003, act. 354), tout en maintenant le régime des accidents de la circulation pour un véhicule garé dans un parking depuis plusieurs heures, l’origine de l’incendie étant inconnue (Civ. 2ème. 18 mars 2004, Argus, n° 6877, 40 ; 8 janvier 2009, Bull. II, n° 1). La Cour de cassation semble donc privilégier la loi du 5 juillet 1985, bien plus favorable aux victimes, lorsque le véhicule est garé dans un endroit ouvert à la circulation.

Il ne fait aucun doute que l’alinéa 2 de l’article 1384 crée une dérogation injustifiée au droit commun du fait des choses, cette disposition n’a fort heureusement pas été reprise dans l’avant-projet « Catala ». Le moyen le plus simple de se débarrasser de cet anachronisme serait de le supprimer, ce que la Cour de cassation souhaite parfois.

 

II.- Les rapports ambigus entretenus par la Cour de cassation avec alinéa de l’article 1384  du Code civil

Dans son Rapport annuel de 1991 la Cour de cassation avait suggéré au législateur une révision de « la responsabilité du gardien d’un immeuble ou de biens immobiliers dans lesquels un incendie a pris naissance ». Cette suggestion est réitérée régulièrement jusqu’à ce que dans son Rapport de 2003 elle marque son impatience : « Sur les propositions de réforme issues de rapports antérieurs à 2002, il apparaît que, sur divers sujets, l’accord des autres départements ministériels intéressés n’a pu être obtenu ; il en est ainsi (…) de la responsabilité du titulaire de la garde d’un immeuble ou de biens immobiliers dans lesquels un incendie a pris naissance. Cette dernière proposition figurant dans tous les rapports annuels depuis 1991, le Bureau décide de la retirer eu égard à l’impossibilité manifeste de parvenir à une réforme en ce sens. »

Cependant, la proposition de révision est formulée à nouveau dans le Rapport 2005, doctrine à l’appui : « Dans son récent ouvrage sur la responsabilité civile extra contractuelle (Litec juillet 2005, pages 218 et suivantes et 244 et suivantes), le professeur Philippe Brun relève, après d’autres, le caractère circonstanciel de la loi du 7 novembre 1922 qui a introduit ce deuxième alinéa.

Il relève la complexité de la jurisprudence relative à cette disposition dérogatoire au droit de la responsabilité et conclut en notant que « la suppression de cette dérogation injustifiée au jeu normal de la responsabilité du fait des choses est la seule réponse à ces solutions alambiquées et contradictoires » de la jurisprudence qui a fait ce qu’elle a pu pour limiter les effets de cette disposition. »

Cette suggestion n’apparaissant pas dans les Rapports postérieurs, il est permis de penser que la Cour y a définitivement renoncé en attendant une éventuelle réforme en profondeur du droit des obligations.

L’opportunité d’éradiquer cette disposition malencontreuse était offerte à la Cour par la requête effectuée par un justiciable de renvoyer au « Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité consistant à savoir si les dispositions de l’article 1384, alinéa 2, du code civil portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution et notamment au principe d’égalité, au droit de propriété et au principe selon lequel tout fait quelconque de l’homme qui cause un dommage à autrui l’oblige à le réparer ». Le mémoire ayant été déposé hors délai, il appartenait à la deuxième Chambre civile, de décider s’il convenait ou non de rouvrir l’instruction et, dans son arrêt du 15 avril 2010, la deuxième Chambre civile de la Cour de cassation estime bien nécessaire l’examen de la question prioritaire de constitutionnalité (Civ. 2ème, 15 avril 2010, n° 09-15.034, D. Act. 1075). L’Assemblée plénière n’est pas de cet avis et oppose un non-lieu à transmettre la question prioritaire de constitutionnalité.

La Haute Assemblée estime que la question posée ne présente pas un caractère sérieux. Elle considère « que le régime de l’article 1384, alinéa 2, du code civil répond à la situation objective particulière dans laquelle se trouvent toutes les victimes d’incendie communiqué » ; certes, il n’y a pas de rupture d’égalité entre les victimes d’une communication d’incendie, mais il y en a bien une par rapport à celles qui bénéficient du régime de l’alinéa 1. L’arrêt ajoute que ce régime particulier « est dépourvu d’incidence sur l’indemnisation de la victime par son propre assureur » ce qui n’est pas entièrement exact. En effet, alors que le responsable d’un dommage est tenu à l’indemnisation intégrale du préjudice subi par la victime l’assurance de dommage aux biens peut se trouver contractuellement plafonnée. Pour terminer, l’Assemblée plénière ajoute « qu’il n’est pas porté atteinte au principe selon lequel tout fait quelconque de l’homme, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer », ce qui revient à placer la faute au centre de la responsabilité civile alors que la jurisprudence, depuis de longues années, ne lui accorde plus qu’un rôle résiduel.

S’agissant plus généralement des QPC, il est intéressant de relever que Madame Michèle Alliot-Marie, Garde des Sceaux, vient de constituer un comité de suivi de la question prioritaire de constitutionnalité lequel a pour mission d’analyser l’évolution des modalités du contrôle opéré par le Conseil constitutionnel et l’impact de la nouvelle procédure sur l’ordre juridique. Ce comité, présidé par François Molins, directeur du cabinet du ministre d’Etat, comprend, au titre de l’association française de droit constitutionnel (AFDC), les professeurs Bertrand Mathieu, président de l’association, Anne Levade, Ferdinand Mélin Soucramanien, Xavier Philippe, Didier Ribes et Dominique Rousseau.

 

 

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