Malikane NIDAL MAHMOUD
Responsable prévention des risques naturels au sein du Climate Lab de Generali
Depuis l’Antiquité, la métaphore du « Cygne Noir » fascine, évoquant l’expression du poète romain Juvénal : « rara avis in terris nigroque simillima cygno ». Cette image décrivait un oiseau rare, aussi rare qu’un cygne noir, perçu comme légendaire, jusqu’à ce que des explorateurs allemands découvrent les premiers cygnes noirs en Australie au XVIIe siècle, brisant ainsi le mythe.
Nassim Nicholas Taleb a réintroduit cette notion en 2007 dans son ouvrage Le Cygne Noir : la puissance de l’imprévisible. Il y distingue les événements quotidiens, prévisibles, appelés Cygnes Blancs, des événements imprévisibles aux conséquences majeures, les Cygnes Noirs. L’auteur suggère qu’en dépit de leur imprévisibilité apparente, les Cygnes Noirs pourraient être anticipés avec une meilleure analyse des informations disponibles.
Cette notion s’étend bien au-delà du monde des idées, trouvant un écho troublant dans la réalité des catastrophes naturelles. En France, elles sont définies juridiquement comme des phénomènes d’une intensité exceptionnelle, aux conséquences matérielles directes « non assurables ». La rareté des données statistiques, le risque d’antisélection et la menace de faillite des assureurs expliquent cette classification.
Dans ce paysage où la frontière entre l’attendu et l’inattendu s’efface, le parallèle entre les Cygnes Noirs et les catastrophes naturelles devient criant de vérité, surtout à l’ère du changement climatique, où les explications a posteriori tentent de rationaliser la gravité de ces événements, souvent perçus comme des surprises.
De la non-assurabilité à la collaboration État-assureurs
Par leur non-assurabilité, les sinistres causés par des catastrophes naturelles en France ont longtemps été exclus des contrats d’assurance. Les compagnies d’assurance étaient peu enclines à couvrir les dommages de ces risques, conscients de l’ampleur des montants en jeu. L’indemnisation, souvent insuffisante, était laissée entre les mains des aides publiques, limitées et souvent bien en deçà des dommages subis.
Pourtant, en 1981, lors des inondations de la Saône, du Rhône et de la Garonne, la fragilité de ce système a éclaté au grand jour. L’urgence d’une évolution s’est faite pressante, vers un mécanisme plus robuste impliquant à la fois l’État et les assureurs.
L’idée d’une collaboration étroite a émergé : confier aux assureurs la gestion des sinistres et la diffusion des garanties d’assurance catastrophes naturelles, tout en s’appuyant sur l’État, pour mettre en place un régime garantissant sa solvabilité, grâce à un mécanisme de réassurance public. Ainsi est née le régime d’indemnisation des victimes de catastrophes naturelles, créé par la loi du 13 juillet 1982. Dans ce cadre, la Caisse Centrale de Réassurance (CCR), la compagnie de réassurance détenue à 100% par l’État, a été chargée de fournir aux assureurs implantés en France une couverture de réassurance illimitée. Et en cas de besoin, si la CCR venait à manquer de fonds, l’État se porterait garant en tant que réassureur de dernier recours.
Ainsi, pour surmonter l’impasse de la non-assurabilité des catastrophes naturelles, la France a érigé un système d’indemnisation unique en son genre. A Cygne particulier, traitement particulier.
La sécheresse : Un Cygne méconnu dans le paysage des catastrophes naturelles…
Mais qu’en est-il alors de ces Cygnes très particuliers ? La sécheresse (ou retrait-gonflement des argiles), révèle sa nature insaisissable. C’est la seule catastrophe naturelle à se déployer dans l’ombre, du fait de son déroulement lent. Elle se manifeste sous la forme d’un ballet silencieux de mouvements de terrain lents, une danse entre pénurie d’eau et saturation, affectant les sols argileux ou marneux. Ces sols, tels des éponges, se contractent lorsqu’ils manquent d’eau et se dilatent après de fortes précipitations. Ces fluctuations de volume peuvent, sur plusieurs mois, provoquer des fissures sur les façades des habitations, les rendant parfois inhabitables.
Les dégâts, ciblant principalement les maisons individuelles du fait de leurs fondations superficielles, révèlent la singularité troublante de la sécheresse : elle n’impacte pas les vies humaines, mais plutôt ébranle les constructions érigées par l’Homme. Cette caractéristique, combinée à la cinétique lente du phénomène, la distingue des autres catastrophes naturelles.
Ainsi, bien que le régime d’indemnisation des catastrophes naturelles ait été instauré en 1982, les sécheresses n’ont été prises en compte qu’à partir de 1989. Ce décalage s’explique par le fait qu’à l’origine de sa création, seuls les événements à cinétique rapide étaient envisagés comme bénéficiaires de la solidarité nationale : inondations, mouvements de terrain, séismes, etc. Cependant, à la fin des années 1980 en France, plusieurs sécheresses exceptionnelles successives ont causé des dégâts sur les structures qui ne correspondaient pas aux autres garanties d’assurance de l’époque.
… et négligé par la réglementation française ?
De plus, encore une fois contrairement aux autres catastrophes naturelles, la majorité des dommages que la sécheresse occasionne pourraient être atténués, voire éliminés, par des mesures de construction appropriées. La France est d’ailleurs le seul Etat à traiter ce risque comme une catastrophe naturelle, les autres pays le considérant comme un aléa prévisible, un Cygne Blanc, pouvant être maîtrisé par des techniques de construction adaptées. L’exemple espagnol est particulièrement éclairant en matière de prévention du risque de sécheresse par le biais de la réglementation constructive.
L’Espagne, dans le cadre de la loi LOE (Ley de Ordenación de la Edificación) de 2000, a en effet instauré une obligation : la réalisation d’une étude géotechnique avant toute construction de bâtiments neufs, qu’il s’agisse de maisons individuelles, d’établissements recevant du public ou de bâtiments industriels. Réglementairement, sans étude géotechnique, il est impossible de souscrire une assurance décennale, condition sine qua non pour l’inscription au registre de la propriété. Les règles de l’art stipulent que les fondations des constructions doivent atteindre une profondeur de 3 à 3,5 mètres, zone moins sujette aux variations d’humidité et aux oscillations du niveau phréatique.
En comparaison, en France, un arrêté de juillet 2020 pris dans le cadre de la loi ELAN définit les exigences des études géotechniques dans les zones exposées au phénomène de retrait-gonflement des argiles. La profondeur d’ancrage des fondations doit être au moins égale à celle imposée par la mise hors gel, soit 0,80 m en zone d’exposition moyenne et 1,20 m en zone d’exposition forte, alors que l’épaisseur de la couche d’argile active est souvent de plusieurs mètres. Cette différence notable de profondeur règlementaire entre l’Espagne et la France questionne l’efficacité des mesures législatives préventives françaises pour les constructions neuves.
Ainsi, alors que la sécheresse pourrait être considérée comme un Cygne Blanc par sa prévisibilité, les mesures actuelles en France ne semblent pas suffisamment adaptées pour en atténuer les effets, soulignant la nécessité de réévaluer et d’améliorer les pratiques de construction pour faire face à ce risque de manière plus efficace. Le rapport « « Adapter le système assurantiel français face à l’évolution des risques climatiques » de décembre 2023 dit rapport « Langreney » recommande d’ailleurs de « réaliser à très bref délai, une réévaluation de la loi ELAN, pour aller probablement dans le sens d’un rehaussement de l’exigence d’étude de sol, ou, à défaut, la réalisation de fondations plus sécuritaires » (T. Langreney, G. Le Cozannet, M. Merad, Adapter le système assurantiel français face à l’évolution des risques climatiques, Déc. 2023, p. 76).
Vers une prévention innovante : présentation de l’initiative sécheresse
Cette mesure concernerait les maisons neuves, mais qu’en est-il du parc existant ? Aujourd’hui en France hexagonale, environ 11 millions de maisons individuelles sont exposées à ce risque, soit 50% des habitations individuelles. Pour mieux intégrer les mesures de prévention et de reconstruction post-sinistre, l’État et les assureurs ont lancé l’Initiative Sécheresse.
L’Initiative Sécheresse est un projet ambitieux qui implique actuellement 14 assureurs, 7 groupements d’expertise, et de nombreux partenaires (FSE, CEA, FFB, etc.). Financé par l’État dans le cadre de France 2030 et opéré par l’ADEME, ce projet vise à identifier des mesures efficaces contre le risque de sécheresse. Lancé en septembre 2023, il est piloté par France Assureurs, CCR, et la Mission Risques Naturels (MRN), sous l’impulsion de la CCR et de Jean-Louis Charluteau, ancien directeur de la réassurance et du Climate Lab de Generali France.
La méthodologie de l’Initiative Sécheresse consiste à analyser des solutions de prévention sur 100 maisons individuelles exposées au phénomène de retrait-gonflement des argiles mais non sinistrées, ainsi que des solutions de réparation sur 230 maisons individuelles déjà sinistrées. Ces mesures complèteront les méthodes usuelles de réparation préconisées par les experts, et leurs effets seront analysés sur une période de 5 ans grâce à des outils adaptés.
À l’issue de cette initiative, un bilan complet sera réalisé, avec des points d’étape annuels pour identifier les mesures les plus pertinentes à long terme, renforçant ainsi la résilience des maisons individuelles. Et qui sait, peut-être qu’avec le temps et grâce à ces mesures, la sinistralité sécheresse sera comparable à « un oiseau rare dans le pays, rare comme un Cygne Noir » ?
Du vilain petit canard au Cygne blanc ?
Cependant, il est essentiel de rappeler qu’à l’origine de cette réflexion, la sécheresse est considérée comme un Cygne Noir en raison de son impact financier conséquent. Mais sa progression lente semble la condamner à l’oubli, alors même qu’elle s’inscrit en lettres sombres dans l’histoire des catastrophes naturelles. Depuis 2016, à l’exception de 2021, la France a été touchée chaque année par un épisode de sécheresse exceptionnel. La sécheresse de 2022, avec un coût estimé à plus de 3 milliards d’euros, est la catastrophe naturelle la plus coûteuse depuis la mise en place du régime d’indemnisation, surpassant même l’ouragan Irma de 2017. Le coût moyen annuel de la sécheresse sur la période 2016-2023 s’élève à plus d’un milliard d’euros, alors que des mesures de construction adéquates pourraient prévenir ces dommages.
Ainsi, malgré son impact financier massif, la sécheresse semble être reléguée au second plan par rapport à d’autres catastrophes naturelles, tel un vilain petit canard. Or, dans la fable éponyme, le vilain petit canard se métamorphose au fil du temps en un Cygne Blanc. Dans un contexte marqué par le changement climatique et la multiplication des événements naturels dévastateurs, il est pertinent de se demander si la sécheresse, avec ses caractéristiques uniques, pourrait également se muer en un Cygne Blanc, devenant ainsi un phénomène connu, prévisible et récurrent.
C’est en quelque sorte la perspective de l’Initiative Sécheresse. Cependant, considérer la sécheresse comme un Cygne Blanc implique-t-il de la sortir du régime CatNat ? Vu les montants en jeu, cette solution n’est pas adéquate à court ou moyen terme. La sécheresse nécessite donc un traitement spécifique. Tel un Cygne à cou blanc, fusionnant les traits du Cygne Noir et du Cygne Blanc, elle pourrait être décrite comme un événement à la fois non rare, non récurrent, et pourtant ressenti comme imprévisible, malgré sa potentialité à être évité. Ce phénomène, à la fois familier et mystérieux, doit donc avoir des mesures spécifiques. C’est là l’un des objectifs la loi du 28 décembre 2021, dite loi Baudu, et ses textes d’application.
L’évolution de la sécheresse dans le paysage des catastrophes naturelles
La loi 28 décembre 2021 relative à l’indemnisation des catastrophes naturelles et ses textes d’application visent à améliorer la transparence de la procédure de reconnaissance de l’état de catastrophe naturelle et à faciliter une indemnisation plus rapide et efficace des sinistrés. Plusieurs mesures concernent l’ensemble des périls CatNat, telles que l’aménagement des délais des procédures d’indemnisation, la révision du mécanisme des franchises, et l’amélioration de l’indemnisation des sinistrés. Cependant, la sécheresse est le seul péril à bénéficier de mesures spécifiques comme l’extension du délai de prescription des dossiers sinistres à cinq ans. Les évolutions apportées à la gestion des sinistres liés à la sécheresse sont également précisées par la loi relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale et l’ordonnance du 8 février 2023, complétée par le décret du 5 février 2024.
Depuis janvier 2024, dans le cadre de sinistres sécheresse, la garantie CatNat couvre les dommages affectant la solidité du bâti ou l’usage normal des bâtiments, mais exclue les dommages aux constructions annexes. Les bénéficiaires doivent utiliser l’indemnité pour la remise en état du bien, avec des obligations de travaux sous peine de restitution des acomptes. Le décret du 5 février 2024 impose aux vendeurs de notifier aux acquéreurs les travaux non réalisés suite à un sinistre sécheresse. De plus, les bâtiments construits sans permis sont exclus de la garantie CatNat sécheresse et ceux construits en terrain argileux sans justification documentée de mesures préventives spécifiques le sont également pendant une durée de dix ans suivant la réception des travaux (nouvel article L. 125-7 du Code des assurances).
Enfin, la sécheresse devient le seul péril être reconnue CatNat par d’autres critères que son intensité anormale. Pour les événements survenus à compter du 1er janvier 2024, en plus de ce critère, « la succession anormale d’événements de sécheresse d’ampleur significative » et le fait d’être limitrophe à une commune ayant subi un épisode de sécheresse annuel anormal ou une succession anormale de sécheresses significatives permettent désormais de bénéficier de la reconnaissance CatNat sécheresse.
Les mesures spécifiques introduites par la loi 28 décembre 2021 et ses textes d’application témoignent d’une volonté d’ajuster le cadre législatif aux réalités évolutives du risque de sécheresse, tel un Cygne Noir évoluant avec le temps en un Cygne Blanc.