Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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LES CONNAISSANCES SCIENTIFIQUES DANS LA JURISPRUDENCE DE LA CEDH EN MATIERE D’EXPOSITION A DES SUBSTANCES TOXIQUES, V. Felisatti

Valentina Felisatti

Doctorante de recherche en droit pénal à l’Université de Ferrara

 

Réflexions en marge de Cordella et autres c. Italie

 

Le 24 janvier 2019, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné l’État italien dans l’affaire Cordella et autres c. Italie pour violation des articles 8 et 13 de la Convention (respectivement, le droit au respect de la vie privée et le droit à un recours effectif) à cause de la crise environnementale et sanitaire liée au géant de l’acier Ilva de Tarante [1].

L’arrêt est fondé sur le fait que l’État italien n’a pas adopté de mesures visant à réduire le niveau des émissions polluantes de la raffinerie ayant des effets néfastes sur la santé de la population de Tarente (article 8) et sur l’absence de recours effectif pour demander aux autorités nationales de réduire ces émissions (article 13).

Les pages qui suivent contiennent des observations sur l’arrêt susmentionné. En particulier, après avoir donné une brève description de Ilva di Tarante et des procédures judiciaires nationales qui la concernent encore (A), nous analyserons la décision de la Cour (B) et, enfin, quelques réflexions seront proposées sur le rôle des études scientifiques dans la jurisprudence de la CEDH en matière de catastrophes environnementales (C).

A. L’ILVA DE TARANTE

L’aciérie de Tarente a été construite en 1961 par la société Italsider. Le pôle est rapidement devenu l’usine la plus importante pour la production et la transformation de l’acier en Europe, permettant à la ville ionienne de sortir de la profonde crise vécue après la guerre, mais en même temps liant Tarente et ses habitants à une « monoculture sidérurgique » dont ils ne pourront jamais se dégager. Suite à une crise de l’industrie sidérurgique dans les années 1980, la raffinerie de Tarente passa sous la gestion de Riva group, prenant son nom actuel d’Ilva.

L’histoire de l’Ilva est connue pour les problèmes liés à la pollution produite par la raffinerie qui ont toujours suscité la réalisation d’études visant à vérifier l’impact environnemental et sanitaire des émissions de l’usine [2]. Les politiques environnementales menées par l’entreprise sont en effet à la base de l’affaire judiciaire « Ambiente Svenduto » (Environnement Vendu), qui trouve son origine dans la réalisation d’études épidémiologiques révélant une augmentation inquiétante de la mortalité et de la morbidité dans les zones entourant l’usine sidérurgique.

Dans le cadre de ce procès, le 25 juillet 2012, le Juge des Enquêtes Préliminaires de Tarente a adopté une mesure de saisie préventive de la zone dite « chaude » des usines de l’Ilva, qui a été substantiellement confirmée par le Tribunal de Tarante le 7 août 2012.

Toutefois, cette ordonnance de saisie sans droit d’usage adoptée par les autorités judiciaires a été suivie – quelques mois plus tard – par le premier des décrets dits « Salva-Ilva », mesure par laquelle les autorités gouvernementales italiennes ont autorisé la poursuite des activités de l’aciérie, à condition qu’elle respecte les exigences contenues dans l’AIA (autorisation environnementale intégrée).

En raison du non-respect de ce document, une commission a été créée par décret en 2013 pour élaborer un plan d’assainissement de l’environnement contenant les mesures nécessaires pour se conformer aux prescriptions de l’AIA ; ce plan a ensuite été approuvé par le Ministre de l’environnement par décret n° 53 du 3 février 2014. Cependant, grâce à l’adoption de nombreux décrets « Salva-Ilva », le délai d’adaptation aux mesures prévues par le plan a été reporté à plusieurs reprises, permettant ainsi à l’entreprise de poursuivre ses activités polluantes. Le dernier de ces décrets date du 29 septembre 2017, date à laquelle le délai de mise en conformité a été reporté à 2023.

B. L’ ARRET DE LA COUR DANS LE CAS CORDELLA ET AUTRES C. ITALIE

L’affaire portée devant la CEDH fait suite à deux recours – subséquemment joints [3] – qui ont été soulevés par des habitants de Tarente et des zones environnantes touchées par la pollution industrielle.

Les demandeurs se sont plaints de l’absence d’intervention de l’État visant à prévenir les phénomènes de contamination environnementale qui ont eu et continuent d’avoir un impact sur la santé publique. Plus précisément, face à une situation sanitaire et environnementale gravement compromise, les requérants se plaignent que « les autorités italiennes n’ont pas pris toutes les mesures appropriées pour protéger leur vie et leur santé »[4].

Bien que les requérants aient allégué la violation des articles 2 et 8 (en plus de l’article 13), la Cour n’a classé l’affaire qu’en vertu de l’article 8, sans donner aucune explication quant aux raisons à la base de ce choix[5]. Les griefs des requérants ne seront donc examinés qu’au regard du droit au respect de la vie privée (article 8) et du droit à un recours effectif (article 13).

(i) En ce qui concerne le droit au respect de la vie privée, une fois l’affaire classée en vertu de l’article 8, la Cour invoque les obligations découlant de cette disposition, rappelant la jurisprudence antérieure sur les activités dangereuses gérées par des tiers.  En particulier, la Cour rappelle qu’outre les obligations négatives – consistant dans le devoir de l’État de s’abstenir de toute immixtion arbitraire dans l’exercice du droit – les autorités nationales ont également des obligations positives[6] de protection qui, dans le contexte en cause, consistent à « mettre en place une réglementation adaptée aux spécificités de ladite activité, notamment au niveau du risque qui pourrait en résulter. Cette règlementation doit régir l’autorisation, la mise en fonctionnement, l’exploitation, la sécurité et le contrôle de l’activité en question, ainsi qu’imposer à toute personne concernée par celle-ci l’adoption de mesures d’ordre pratique propres à assurer la protection effective des citoyens dont la vie risque d’être exposée aux dangers inhérents au domaine en cause »[7].

Eu égard à ces principes généraux, la Cour examine si, en l’espèce, l’État italien a rempli les obligations qui lui incombent en vertu de cette disposition. Toutefois, la direction italienne de l’Ilva n’a pas résisté à l’examen de la Cour qui, pour condamner l’État, accorde une importance particulière aux études scientifiques dont elle dispose. Premièrement, la CEDH prend note de l’existence d’enquêtes visant à démontrer une corrélation entre l’exposition aux fumées toxiques d’Ilva et l’augmentation de certaines maladies et la reconnaissance de la gravité des dommages environnementaux qui en résultent[8]. D’autre part, la Cour de Strasbourg constate que, malgré ces preuves scientifiques, l’État n’est pas intervenu de manière pertinente dans la gestion de la question environnementale et fonde la violation de l’article 8 sur les circonstances suivantes : a) les mesures prévues dans l’AIA de 2012 n’ont jamais été respectées[9] ; b) l’exécution concrète du plan de réhabilitation environnementale approuvé en 2014 a été reportée à 2023[10] ; c) depuis décembre 2012 le gouvernement a adopté plusieurs arrêtés « Salva-Ilva » pour que la raffinerie continue sa production[11].

(ii) En ce qui concerne le droit à un recours effectif, la Cour note que la législation italienne ne prévoit pas de recours permettant aux justiciables de demander et d’obtenir une réduction du niveau de pollution. L’absence de tels recours est considérée comme suffisante pour justifier une violation de l’article 13 de la Convention[12].

C. LES ÉTUDES SCIENTIFIQUES ENTRE L’ARTICLE 2 ET L’ARTICLE 8 DE LA CEDH

La décision de la Cour dans l’affaire Cordella et autres c. Italie est l’une des nombreuses décisions dans lesquelles le sujet des connaissances scientifiques est mis en évidence, ce qui revêt une importance considérable dans le contexte des catastrophes environnementales et sanitaires, notamment en ce qui concerne les phénomènes caractérisés par des émissions successives de substances toxiques dans l’environnement, susceptibles de mettre la vie des personnes en danger.

Le raisonnement juridique de la Cour suit toujours le même schéma : une fois le recours admis, la Cour décide dans quel droit de la Convention encadrer l’affaire (dans l’affaire Cordella et autres c. Italie, le choix était compris entre 2 et 8) et vérifie enfin si l’État a rempli ses obligations (positives et négatives) découlant de la disposition choisie.

La phase de cadrage est une étape cruciale de trois points de vue : elle est pertinente en amont, car elle détermine le cadre du raisonnement suivant qui va être mené, étant donné que le droit à la vie bénéficie d’une protection absolue, tandis que le droit protégé par l’article 8 bénéficie d’une protection relative[13]; elle est pertinente au regard du type de contrôle demandé à la Cour, car le type d’obligations positives qui se révèle n’est pas parfaitement concordant[14] ; enfin, elle est pertinente en aval, en cas de violation avérée[15].

Nous nous limiterons ici à quelques considérations sur la phase de cadrage en amont, en essayant de mettre en évidence si et comment les études scientifiques disponibles influencent le raisonnement de la Cour.

Le point de départ incontesté est que le choix d’assujettir une affaire à l’un ou l’autre des droits fondamentaux n’est pas arbitraire, mais dépend de la nature du préjudice subi par les demandeurs. En particulier, pour le classement au titre de l’article 2, il est nécessaire (et suffisant) que la personne ait été mise en danger grave de mort – sans qu’il soit donc nécessaire de vérifier un événement mortel[16] – alors que pour le renvoi du cas au titre de l’article 8, une détérioration significative de la qualité de vie est suffisante (et nécessaire).

La question cruciale qui se pose alors est la suivante : à quel moment la vie des requérants a-t-elle été sérieusement mise en danger ?

Il existe des situations dans lesquelles la réponse à cette question ne soulève pas de difficultés particulières, telles que – pour rester sur le sujet des catastrophes – en cas de survenance d’un macro-événement de dommages, comme une catastrophe naturelle ou liée aux moyens de transport : dans ces circonstances, il suffira en effet de s’assurer que les demandeurs se trouvent à portée du désastre pour prouver un danger grave pour leur vie.

Au contraire, il y a des situations où la réponse devient plus complexe, et c’est précisément le cas des catastrophes caractérisées par un compromis environnemental et sanitaire, surtout si c’est une étiologie sérielle. En effet, comme déjà mentionné, pour l’application de l’art. 2, il est nécessaire que la vie du demandeur ait été sérieusement mise en danger, et c’est précisément derrière cette constatation que, dans les cas d’émissions sérielles de substances toxiques dans l’environnement, les plus grandes difficultés résident.

Comme déjà souligné en doctrine[17], il n’est pas nécessaire que les demandeurs soient atteints d’une maladie mettant leur vie en danger pour qu’on puisse considérer qu’il y a danger grave pour la vie. En effet, en limitant l’analyse aux phénomènes désastreux, si dans les catastrophes naturelles ou celles liées aux moyens de transports placés sous la protection de l’article 2, la Cour n’a jamais affirmé la nécessité d’établir l’existence d’une atteinte à l’intégrité physique de nature à mettre la vie en danger[18], on ne voit pas pourquoi une maladie devrait être nécessaire en cas d’exposition aux substances toxiques.

Ce qui importe, en réalité, ce sont les événements finaux : avoir mis gravement en danger la vie des requérants (art. 2) ; ou avoir causé (seulement) une simple détérioration de la qualité de la vie (art. 8). C’est précisément l’événement final qui doit être lié à l’exposition au polluant : et dans ce contexte, un rôle central pour l’évaluation de ce lien causal est couvert par les connaissances scientifiques mises à la disposition du juge.

Il n’est pas facile de distinguer clairement, à partir de la jurisprudence de la Cour, les éléments dans lesquels on peut s’attendre à une qualification de l’affaire au titre de l’article 2 (danger grave pour la vie) de ceux dans lesquels c’est l’article 8 qui doit être mis en évidence (parce qu’il ne peut attester un danger pour la vie). Premièrement, en fait, la plupart des cas de pollution industrielle sont placés sous le coup de l’article 8, même lorsque les requérants se sont plaints d’une violation de l’article 2. Deuxièmement, à partir des arguments sur les raisons pour lesquelles l’article 8 s’applique, il est difficile de tirer des arguments contraires sur les raisons pour lesquelles l’article 2 ne s’applique pas, étant donné la tendance de la juridiction de Strasbourg à justifier la pertinence de l’article 8 et non le manque de pertinence de l’article 2 [19].

En l’absence de critères exprimés par la CEDH, il est encore possible d’examiner sa jurisprudence pour voir le type de connaissances nomologiques soumises à son examen afin d’en déduire un paramètre distinct.

Par exemple, dans l’affaire Taşkin et autre c. Turquie [20], concernant une contamination de l’environnement résultant de l’exploitation d’une mine, les émissions du site polluant a été reconnu comme dangereux pour la santé, ce qui a entraîné une violation de l’article 8 ; cependant, l’affaire ne cite jamais des études attestant une augmentation effective du taux de mortalité ou de morbidité dans la population adjacente à la zone, mais seulement des études dans le cadre desquelles un risque potentiel pour la santé des habitants avait été démontré[21].

Dans le cas de Di Sarno et autres c. Italie [22] – où la gestion étatique de l’élimination des déchets sur le territoire de la Campanie est concernée – une augmentation de l’incidence de certaines maladies a été constatée par certaines études réalisées en 2008. Cependant, « les données épidémiologiques collectées en Campanie ne permettaient pas d’établir un rapport de causalité entre l’exposition de la population aux déchets solides urbains et la prévalence de maladies. Il en ressortait en particulier que le taux élevé de la mortalité associée aux maladies cardiovasculaires et aux tumeurs du poumon et du foie observé en Campanie s’expliquait par le surpeuplement et la pauvreté de la région, par la diffusion du tabagisme, par de mauvaises habitudes alimentaires et par une endémie d’hépatites virale »[23].

Il convient de souligner que dans les deux arrêts précités, la Cour de Strasbourg n’établit aucun lien entre les limites de ces études et le refus d’encadrer le fait au regard de l’article 2, mais souligne plutôt leur potentiel en matière de détérioration de la qualité de la vie et donc de justifier la qualification au regard de l’article 8. Toutefois, on peut raisonnablement supposer que des études de ce type ne sont pas en mesure de prouver que le demandeur a subi un danger réel pour sa vie en raison de son exposition : dans le premier cas (Taşkin et autre c. Turquie) parce qu’il existe des preuves de la toxicité générique de la substance ; dans le second cas parce que l’augmentation des décès peut également s’expliquer par d’autres facteurs (Di Sarno et autres c. Italie).

En ce qui concerne l’affaire Cordella et autre c. Italie, il convient de noter que des études épidémiologiques réalisées, comme le prévoit expressément la Cour, sont suffisantes pour certifier « un lien de causalité entre l’exposition et l’augmentation de la mortalité »[24]. L’épidémiologie est une science qui part d’une donnée : l’observation empirique d’une augmentation des taux de mortalité et de morbidité dans une population donnée, appelée  » cohorte « . Comme dans l’affaire Di Sarno et autre c. Italie, une telle augmentation pourrait être justifiée par un certain nombre de facteurs qui pourraient à eux seuls expliquer le phénomène, tels que les conditions économiques et les habitudes alimentaires des personnes exposées, l’incidence d’autres épidémies, la prévalence du tabagisme. Toutefois, si, dans le cas particulier, ces facteurs alternatifs peuvent être éliminés, et si les résultats trouvent confirmation dans des autres études, l’enquête épidémiologique serait en mesure de fournir deux informations : la première est que l’exposition à la substance augmente le risque pour toutes les personnes exposées de développer la maladie ; la seconde est qu’un certain nombre de personnes n’aurait pas développé la maladie (ou ne serait pas décédé) sans l’exposition. La limite de l’épidémiologie est qu’elle ne permet pas de dire qui, parmi les personnes exposées, serait tombé malade de toute façon et qui, au contraire, n’aurait développé aucune pathologie[25].

Comme on le sait, l’appel devant la CEDH est individuel et l’on peut présumer, à première vue, que les résultats épidémiologiques au niveau de la population ne sont pas utiles par rapport à la situation des plaignants individuels. En revanche, à la lumière des considérations faites précédemment, ce n’est pas le cas. Si le demandeur ne souffrait d’aucune maladie, l’étude de cohorte serait en effet en mesure de démontrer que l’exposition aux substances émises par le site polluant augmentait son risque de contracter la maladie et que, dans le cas de maladies mortelles, le demandeur, en tant que membre du groupe des personnes exposées, était donc en grave danger de mort, comme ce serait le cas dans un accident ferroviaire ou une avalanche dans laquelle il n’a été blessé. Si, en revanche, le demandeur joint un certificat médical attestant le développement d’une maladie (mortelle), il faudrait prouver que la maladie – en tant qu’expression du danger – est liée à l’exposition ; preuve, cependant, que l’épidémiologie n’est pas en mesure de fournir des données concernant le cas individuel. Pour ne pas tomber dans le paradoxe d’exclure, tout court, les « demandeurs malades » du champ de protection de l’article 2 lorsque des preuves épidémiologiques sont disponibles, il faut tout d’abord rappeler que l’argument de l’augmentation du risque en cas d’évidences épidémiologiques s’applique à tous les demandeurs exposés à la substance et que, de toute façon, pour la preuve que la maladie est liée à l’exposition la Cour se satisfait de présomptions qui peuvent être obtenues à partir d’ « éléments statistiques suffisants et convaincants »[26]. Dans un tel contexte, l’épidémiologie pourrait remplir cette fonction probante.

A partir de ces prémisses, on aurait pu s’attendre à ce que, dans l’affaire Cordella, les faits soient classés au titre de l’article 2, alors que la Cour – maitresse de la qualification juridique – a préféré encadrer l’affaire sous l’article 8, constatant certainement une infraction due au préjudice du « bien-être » des requérants, mais sans toutefois justifier l’exclusion de l’article 2[27].

REMARQUES FINALES

Malgré les préoccupations exprimées ici dans le contexte de la « qualification juridique des faits », l’arrêt doit être salué.

Tout d’abord, cette décision constitue un nouvel avertissement[28] pour l’Italie pour qu’elle prenne des mesures afin de remédier à une situation environnementale et sanitaire gravement compromise. En particulier, la Cour souligne que l’adaptation doit commencer par la mise en œuvre, dans les meilleurs délais, des mesures contenues dans le plan de restauration environnementale[29].

En outre, l’affaire Cordella représente un élément supplémentaire dans la mosaïque des relations entre les droits de l’homme et l’environnement. Ce rapport peut être observé de deux points de vue différents. D’une part, l’environnement trouve une protection anthropocentrique, en ce sens qu’une situation de dégradation de l’environnement ne devient pertinente que lorsqu’elle entraîne une détérioration de la qualité de vie du demandeur ou lorsqu’elle devient une « catastrophe sanitaire ». D’autre part, on peut dire que la personne est protégée dans sa dimension environnementale, en ce sens qu’elle a droit à un environnement sain qui ne nuit pas à sa qualité de vie.

Enfin, l’arrêt pourrait servir de tremplin pour approfondir – et clarifier – le rôle des connaissances scientifiques et nomologiques dans la jurisprudence de la Cour, afin de délimiter plus clairement le champ d’application des articles 2 et 8 de la Convention en cas de catastrophe environnementale et sanitaire.

[1] CEDH, aff. Cordella et autre c. Italie, 24 janvier 2019 (requêtes n. 54414/13 et 54264/15) sur laquelle voir dejà S. Zirulia, Ambiente e diritti umani nella sentenza della Corte di Strasburgo sul caso Ilva, in Diritto penale contemporaneo, 3/2019, pp. 135 ss.

[2] Il s’agit d’études réalisés par des autorités environnementales et sanitaires telles que le Centre européenne de l’environnement et de la sante (organisme de l’OMS), l’ARPA (agence régionale pour la prévention et la protection environnementale), l’Observatoire épidémiologique de Pouilles et l’Institut supérieur de la santé. Ces études sont rappelées par la CEDH dans l’arrêt Cordella (par. 13-29).

[3] Requêtes n. 54414/13 et 54264/15, introduites devant la CEDH respectivement le 29 juillet 2013 et le 21 octobre 2015 et jointes conformément au l’article 42 du règlement de la Cour.

[4] CEDH, aff. Cordella et autre c. Italie, cit., par. 141.

[5] Sur ce point, v. infra.

[6] Sur la distinction entre obligations positives et négatives, v. Lavrysen L., Human rights in a positive State : rethinking the relationship between positive and negative obligations under the European Convention on Human Rights, Cambridge – Antwerp – Portland, 2016.

[7] CEDH, aff. Cordella et autre c. Italie, cit., par. 159.

[8] Parmi les différentes études mentionnées dans les premières pages de l’arrêt, au cœur de la décision la Cour se concentre sur le rapport SENTIERI de 2012, une étude de cohorte en 2016 et une étude ARPA en 2017. V. CEDH, aff. Cordella et autre c. Italie, cit., par. 164-166.

[9] CEDH, aff. Cordella et autre c. Italie, cit., par. 168.

[10] CEDH, aff. Cordella et autre c. Italie, cit. par. 168.

[11] CEDH, aff. Cordella et autre c. Italie, cit., par. 169.

[12] CEDH, aff. Cordella et autre c. Italie, cit., par. 175-176.

[13] En conséquence, même en cas d’infraction constatée, la Cour doit vérifier si l’ingérence dans le droit n’est justifiée par aucun motif digne de protection.

[14] Dans le cadre des activités dangereuses, la Cour n’impose des obligations de protection pénale qu’en vertu de l’article 2, ce qui rend nécessaire l’établissement d’un cadre de droit pénal approprié et la réalisation d’enquêtes efficaces (voir le leading case Öneryldiz c. Turquie, 30 novembre 2004, requête n. 48939/99). Sur ce point, précisément en ce qui concerne les catastrophes, v. C. Lacroix, L’influence de la jurisprudence de la Cour européenne de droit de l’homme. Le droit au procès pénal en cas de catastrophes, in RISEO, 3/2011, pp. 173 ss.

[15] La violation de l’article 2 tend à avoir des effets plus sévères de la part des États, y compris du point de vue de l’indemnisation.

[16] En ce qui concerne le catastrophes naturelles, v. CEDH, aff. Budaieva et autre c. Russie, 20 mars 2008 (requetés n. 15339/02, 21166/02, 20058/02, 11673/02 et 15343/02), par. 146. En ce qui concerne l’exposition à l’amiante, v. CEDH, aff. Brincat et autres c. Malta, 24 juillet 2014 (requêtes n. 60908/11, 62110/11, 62129/11, 62312/11 et 62338/11), par. 82. En réalité, le dernier affaire a été classée en vertu de l’article 2 pour le requérant décédé et de l’article 8 pour les requérants restés en vie, mais simplement parce que leur état de santé n’était pas de nature à considérer que leur vie était en danger (par. 84).

[17] S. Zirulia, Ambiente e diritti umani nella sentenza della Corte di Strasburgo sul caso Ilva, cit., p. 155.

[18] V. CEDH, aff. Budaieva et autre c. Russie, cit. V. CEDH, aff. Budaieva et autre c. Russie, cit. concernant la responsabilité de l’Etat russe suite à une coulée de boue dans la ville de Tyrnyauz, dans laquelle la Cour déclare qu’il suffit que la vie soit mise en danger, sans toutefois exiger qu’il y ait un préjudice réel à l’intégrité physique (par. 146) ; encore plus explicite dans l’affaire Kolyadenko et autres contre Russie, 28 février 2012 (requêtes n. 17423/05, 20534/05, 20678/05, 23263/05, 24283/05 and 35673/05) où la Cour déclare explicitement que “the fact that they survived and sustained no injuries has no bearing on this conclusion”, notamment la decision de analyser le cas sous l’angle de l’article 2 (par. 155).

[19] En particulier, la Cour utilise deux méthodes. Dans certains cas, elle affirme que en tant que « maitresse de la qualification juridique des faits de la cause », les griefs des requérants doivent être examinés sous l’angle du droit au respect de la vie privée et du domicile garantie par l’article 8 de la Convention. V. CEDH, aff. Cordella et autre c. Italie, cit., par. 94 ; CEDH, aff. Di Sarno at autre c. Italie, 10 janvier 2012 (requête n. 30765/08), par. 96 ; Tatar c. Romanie, 27 janvier 2009 (requête n. 67021/01), par. 72, qui se réfère à la décision de recevabilité lorsque la Cour a utilisé l’expression susmentionnée (paragraphe 47 de la décision de recevabilité). Dans d’autres cas, en revanche, la Cour analyse d’abord les griefs des plaignants au titre de l’article 8 et, ce n’est qu’à la fin de cette analyse qu’elle déclare qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les mêmes faits sous l’angle de l’article 2 également. V. CEDH, aff. Taşkin et autre c. Turquie, 10 novembre 2004 (requête n. 46117/99), par. 139-140.

[20] CEDH, aff. Taşkin et autre c. Turquie, cit.

[21] La Cour, d’ailleurs, fait un parallélisme afin de souligner les motifs pour lesquels l’article 8 doit s’appliquer. Plus précisément, elle affirme que si dans l’affaire López Ostra c. Espagne (arrêt du 9 décembre 1994) la Cour avait appliqué l’article 8 s’agissant d’atteintes graves à l’environnement pouvant affecter le bien-être d’une personne et la priver de la jouissance de son domicile de manière à nuire à sa vie privée et familiale, sans mettre en grave danger la santé de l’intéressée, « il en va de même lorsque les effets dangereux d’une activité auxquels les individus concernés risquent d’être exposés ont été déterminés dans le cadre d’une procédure d’évaluation de l’impact sur l’environnement » (par. 113).

[22] CEDH, aff. Di Sarno et autre c. Italie, cit., sur lequel v. F. Haumont, La crise des déchets en Campanie et les droits de l’homme (Cour eur. dr. h., arrêt di Sarno e.a. c. Italie, 10 janvier 2012), in Revue trimestrielle des droits de l’homme, n° 92, pp. 969 ss. ; C. Picheral, Obligation de fonctionnement régulier du service de collecte et de traitement des déchets : CEDH, 10 janv. 2012, n° 30765/08, Di Sarno et a. c. Italie, in La Semaine juridique : édition générale (JCP), no. 4, pp. 150 ss.

[23] CEDH, aff. Di Sarno et autre c. Italie, cit.  par. 63.

[24] CEDH, aff. Cordella et autre c. Italie, cit. par 165.

[25] Pour une analyse plus approfondie du méthode épidémiologique, v. M. D. Green, D. M. Freedman, L. Gordis, Reference manual on epidemiology, in Aa.Vv, Reference manual on scientific evidence, Washington, 3 ed., 2011, pp. 549 ss., particulièrement pp. 566 ss. A cet égard, nous rappelons certaines études dans la doctrine italienne visant à examiner le rôle que les connaissances épidémiologiques pourraient revêtir pour prouver le lien de causalité en matière pénale. En langue française, v. L. M. Masera, Evidence épidémiologiques d’une augmentation de la mortalité et responsabilité pénale, in Revue de science criminelle et droit pénale comparé, 3/2015, pp. 553 ss. En langue italienne, les monographies suivantes: L. M. Masera, Accertamento alternativo ed evidenza epidemiologica nel diritto penale, Milano, 2007; S. Zirulia, Esposizione a sostanze tossiche e responsabilità penale, Milano, 2018.

[26] CEDH, aff. Tatar c. Romania, 27 janvier 2009 (requête n. 67021/09), par. 105. Afin d’éviter des malentendus, il convient de souligner que l’affaire Tatar concernait la violation de l’article 8 en raison des conséquences préjudiciables subies par la requérante du fait de l’exploitation d’une usine d’extraction minière. L’appelante s’était plainte d’une maladie non mortelle, à savoir l’asthme bronchique, et la Cour avait jugé que, pour prouver le lien avec les activités polluantes de la société Aurul, des présomptions étaient suffisantes, lesquelles toutefois n’existaient pas en l’espèce. En effet, la Cour note qu’il y avait des preuves d’une augmentation du nombre de maladies respiratoires, mais que ces preuves (non épidémiologiques au sens strict) étaient insuffisantes pour établir une inférence causale. Néanmoins, l’article 8 a été appliqué parce que ce qui importe, une fois de plus, ce n’est pas l’événement intermédiaire « maladie non mortelle », mais l’événement final « détérioration de la qualité de la vie », dont le requérant a certainement souffert. Pour plus d’informations sur la prononciation, v. A. Pomade, Recherche de causalité entre les risques invisibles et la santé humaine : convergences entre les jurisprudences française et européenne (CEDH 27 janvier 2009, Tatar c. Roumanie, n. 67021/01), in Revue trimestrielle de droit européen, 2/2010, pp. 333 ss.

[27] Il convient de noter que l’affaire Cordella et autres c. Italie n’est pas la première dans laquelle le problème de la pollution environnementale produite par l’Ilva de Tarante est porté devant la Cour de Strasbourg. En effet, déjà dans l’affaire Smaltini et autres c. Italie (décision du 16 avril 2015, pourvoi n° 43961/09) les effets préjudiciables causés par la raffinerie avaient été portés à l’attention du juge. Toutefois, la Cour souligne que ces deux affaires sont très différentes l’une de l’autre. L’affaire Smaltini et autres c. Italie concernait en effet un appel interjeté par une habitante de Tarente qui avait souffert de leucémie (et était décédé pendant le procès auprès de la CEDH) et qui s’était plaint de la violation de l’article 2 pour le fait que le juge des investigations préliminaires de Tarente avait prononcé la clôture du procès national institué contre les dirigeants de la société pour blessures involontaires, considérant que le lien causal entre l’exposition aux fumées toxiques émises par l’Ilva et la leucémie du requérant n’avait pas été prouvé. Le pourvoi a été déclaré irrecevable (décision du 16 avril 2015) : la Cour déclare que les études scientifiques dont elle dispose n’ont même pas démontré une augmentation du taux d’incidence de la maladie dont se plaint le requérant (donc pas même la première étape de la causalité épidémiologique) et que, vu l’absence de telles études, la Cour avait bien justifié sa décision, considérant que les connaissances scientifiques actuelles ne permettent pas de démontrer un lien causal. En d’autres termes, l’affaire Smaltini concernait des problèmes liés à l’établissement d’un lien de causalité en matière pénale et permettrait de réfléchir sur la causalité pénale conventionnelle, alors que l’affaire Cordella, concernant la mauvaise administration de la raffinerie Ilva et l’absence de mesures de protection de la santé des requérants, a dû tout d’abord examiner la capacité des émanations toxiques à affecter la bien-être et le droit à la vie des requérants pour comprendre si et quel article de la Convention avait été affecté, puis de vérifier si l’État avait respecté ses obligations positives et négatives.

[28] En fait, l’affaire Ilva di Tarante a également fait (et fait toujours) l’objet d’un litige au sein de l’Union européenne : plus récemment, la Commission européenne a émis un avis motivé le 16 octobre 2014 pour non-respect des exigences de la directive 2010/75/UE sur la réduction de la pollution, notamment en ce qui concerne Ilva.

[29] CEDH, aff. Cordella et autres c. Italie, cit., par. 182.