Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

Non classé

« NUCLÉAIRE ET LUMIÈRE : ET SI TOUT N’ÉTAIT QU’UN JEU D’OMBRES ? », V. Erné-Heintz

Valentine Erné-Heintz

Maître de conférences en sciences économiques

Habilitée à Diriger des Recherches

Université de Haute-Alsace, CERDACC EA 3992, Mulhouse, France.

Résumé de la présentation intitulée « Nucléaire et lumière : et si tout n’était qu’un jeu d’ombres ? », prononcée lors du colloque Lumières, à Mulhouse, les 30 et 31 mars 2023

Nucléaire et lumière. Cet hexasyllabe avec une rime répétée renforce la structure métrique sous-jacente de ces deux concepts plurivoques. Cependant, loin de cette symétrique phonique se dégage une ultime question qui, comme une caméra avançant au fur et à mesure dans le temps, nous interpelle au sujet des déchets ultimes : un avenir radieux … actif (« radioactif ») après un démantèlement nucléaire est-il possible ? Effectivement, penser le post-démantèlement nous plonge dans le mythe de la caverne (Platon, Livre VII de la République, 385-370) et évoque notre rapport à la connaissance. Indubitablement, il apparaît comme une ombre sur le mur de la caverne qui souligne le besoin de conscience, d’éthique, d’expériences, comme un voyage de l’obscurité vers la lumière, de la lumière vers l’obscurité. Autrement dit, à travers le souvenir et la mémoire, la lumière est un lien qui relie les générations.

Le nucléaire s’inscrit dans plusieurs dynamiques temporelles : durée de vie de l’installation, devenir du site et gestion des déchets nucléaires. Ces horizons se réfèrent à l’altérité, aux générations futures et nous obligent à décliner notre questionnement autour de plusieurs axes qui se conjuguent à différents temps (passé, présent, futur) même si, à l’instar de Proust (1913), « Le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant » : réfléchir à l’après-nucléaire comporte indéniablement une part d’ombre.

La lumière s’oppose à l’obscurité (et aux ténèbres) : la lumière éclaire, parfois au moyen du nucléaire. Une première analyse consisterait à associer ces deux concepts à l’ordre et au chaos. La lumière symboliserait le sens, la raison voire la voie à suivre. Cependant, elle embrase, ordonne, clarifie tout autant qu’elle peut aveugler. C’est la raison pour laquelle, notre contribution, tente de lier, de relier le nucléaire à la lumière et s’autorise à déconstruire Le Mot et la Chose (de Lattaignant, 18es.) : « quel est votre mot ? Et sur le mot et sur la chose ? […]  Je parierais que le mot Vous plaît beaucoup moins que la chose ». Elle s’articulera à mettre en lumière, le tragique et la singularité de la mémoire nucléaire en s’inspirant des exemples de démantèlement. L’hypothèse sous-jacente est de montrer que l’histoire de la fin de vie d’une centrale nucléaire se révèle être un jeu d’ombres et de lumières entre d’une part, la définition de l’après-centrale (projet de territoire) et, d’autre part, la gestion des déchets issus du démantèlement.

Mettre en lumière, c’est raconter une histoire, c’est sortir de l’ombre un témoignage comme transformer une histoire industrielle en un musée dédiée à l’énergie nucléaire (à l’instar du site de Brennilis en plein cœur de la Bretagne). Mais, se souvenir, c’est aussi (re)construire un récit, réfléchir au contenu de la mémoire et à la trace du passé. Dès lors, le démantèlement d’une centrale nucléaire oblige à s’interroger sur les modalités de la transformation du site. Opter pour le démantèlement différé (les parties de l’installation contenant des substances radioactives sont maintenues ou placées dans un état sûr pendant plusieurs décennies avant que les opérations de démantèlement ne commencent dans l’attente d’une baisse « naturelle » de la radioactivité) ou le démantèlement immédiat n’est pas neutre : privilégier le dernier, c’est supprimer physiquement la centrale par le biais d’une stratégie du retour à l’herbe, c’est effacer la mémoire, cacher toute trace. C’est parfois raconter une autre histoire à l’aune de la controverse du post-Fessenheim versus postnucléaire du fait de l’image fusionnelle entre le nucléaire et la commune comme si l’arrêt de l’activité nucléaire signifiait la fin de la commune. Passer à une autre histoire, c’est peut-être effacer son identité (nucléaire) au profit (ou non) d’une autre trajectoire industrielle.

En l’espèce, le démantèlement est engagé dès l’arrêt de l’installation. Aujourd’hui, la France a adopté une stratégie de démantèlement immédiat c’est-à-dire que les opérations de démantèlement se déroulent « dans un délai aussi court que possible » après l’arrêt de l’installation, délai qui peut varier de quelques années à quelques décennies selon la complexité des opérations. L’ASN considère que ce choix permet, entre autres, de ne pas en faire porter la responsabilité sur les générations futures. Le Projet d’Avenir du Territoire de Fessenheim (PAT) affiche une « ambition commune » de dépasser l’histoire nucléaire du territoire en l’insérant dans une nouvelle trajectoire énergétique : « devenir un territoire de référence à l’échelle européenne en matière d’économie bas carbone » (PAT, 2019, p.4). A ce titre, le projet de technocentre pour le retraitement des déchets nucléaires « fait conflit » dans ce projet commun ; il montre comment une question technique liée à la gestion des déchets radioactifs (stockage géologique, seuils de libération) peut signifier stabiliser durablement cette identité nucléaire. En cela, la directive Euratom du 3 février 1992 sur la circulation des déchets radioactifs (Conseil de l’Union européenne, 1992) et la première grande loi française sur les déchets radioactifs de haute activité (dite « loi Bataille ») en 1991 ont eu des incidences majeures sur la structuration de toute la filière. En effet, contrairement à ce qui se produit dans d’autres pays européens, il n’existe pas en France de mécanisme de déclassement automatique (de « libération ») des déchets produits dans la zone à déchets radioactifs : tout déchet produit dans cette zone est considéré comme un déchet radioactif, qu’il soit effectivement contaminé ou non, et doit rejoindre les filières de gestion de l’ANDRA. Tous les déchets provenant des zones à déchets nucléaires doivent rejoindre les filières de gestion des déchets nucléaires, quelle que soit leur contamination réelle. L’ANDRA ouvrit à cette fin en 2003 un nouveau site de stockage pour les déchets de très faible activité, le CIRES de Morvilliers (Aube). L’ANDRA peine aujourd’hui à réunir les conditions de la création de nouveaux sites de stockage. En l’espèce, voir les débats autour du projet de stockage des déchets de haute activité (Cigéo). Il n’en demeure pas moins que la question de cette libération reste entière : sera-t-elle conditionnelle avec des circuits de traitement à l’intérieur de la filière nucléaire ou inconditionnelle avec des circuits de traitement dans la filière conventionnelle ? Or, selon EDF, le démantèlement de Fessenheim va générer 380 000 tonnes de déchets : environ 95% de ces déchets sont dits conventionnels (béton, métaux) : ils seront recyclés ou utilisés pour du remblai. Le reste (déchets radioactifs) se décompose ainsi : 3% de déchets de très faible activité ; 2% de déchets de faible et moyenne activité à vie courte et 0,1% de déchets de moyenne activité à vie longue.

Plus spécifiquement, introduire une activité de retraitement des déchets peut être envisagée comme une activité salvatrice car elle les inscrit dans une économie circulaire. Dans ce cas, le seuil de libération (c’est-à-dire un niveau de radioactivité en dessous duquel un matériau est issu d’une zone nucléaire) peut s’analyser comme une alternative visant à effacer une faute, à réduire sa culpabilité face aux générations futures : la génération actuelle, en supportant le poids (industriel, financier, environnemental), en réduit d’autant la charge transmise à celle d’après. Pour autant, est-ce à dire qu’établir des seuils de libération – en référence au refus historique des seuils de libération en France (doctrine Lacoste) induite par la position de l’ASN dans les années 90 bien que la doctrine Euratom 96/29 le permette – peut être considéré comme un déchet conventionnel, constitue une solution éclairée ? Mais, une fois éparpillés, ces déchets sont dispersés, dilués et devenus invisibles. Cette classification discrétionnaire se révèle en réalité « conventionnelle sans être arbitraire », pour paraphraser Henri Poincaré (1904). Au contraire, lorsque ces déchets nucléaires sont traités en vue d’être stockés, ils ont vocation à être conditionnés en emballage avant d’être entreposés, enfouis comme mis à l’ombre, cachés dans des emballages ; confiner les déchets, c’est enlever du regard et mettre à l’ombre, c’est remettre à demain et transférer aux générations futures leur gestion. En effet, la disparition de l’immersion et de la dilution comme solutions de gestion des déchets solides favorisa la recherche d’une gestion à terre (Commission Castaing, 1983). Le traitement visant au stockage définitif s’oppose au principe de libération des déchets susmentionné. Dès lors, si le cœur balance entre le confinement, la dispersion et le recyclage, comment laisser une trace visible aux générations futures ?

En définitive, mettre en lumière, c’est aussi mettre en débat, c’est avoir « Mehr Licht ! » (« plus de lumière ! ») pour faire référence aux dernières volontés du poète allemand Goethe. Ce besoin d’introduire le débat, d’échanger des options pour réunir les conditions de nouvelles trajectoires fait référence à l’implication de la population, à la capacité des citoyens à agir : qu’il s’agisse de l’opportunité d’installer de nouveaux réacteurs, d’une usine de retraitement des déchets ou d’un site de stockage, il émane un besoin de transparence, d’autant plus vif que le débat porte à la fois sur des questions techniques qu’éthiques eu égard au degré de réversibilité (ou d’irréversibilité) de certains choix. Débat d’autant plus inévitable qu’en 2021, 35 installations nucléaires de tout type (réacteurs de production d’électricité ou de recherche, laboratoires, usine de retraitement de combustible, installations de traitement de déchets, etc.) étaient arrêtées ou en cours de démantèlement en France, ce qui correspond à environ un tiers des installations nucléaires de base (INB) en exploitation autres que les réacteurs de puissance. Là encore, l’expérience de Fessenheim nous permet d’illustrer le processus de concertation mis en œuvre à la suite de la fermeture de la centrale. Il en est de même pour le Plan National de Gestion des Matières et Déchets Radioactifs (PNGMDR) soumis à la consultation du public. En somme, mettre en lumière, c’est aussi révéler une part d’ombre comme l’écrit Jean-Paul Sartre : « Plus claire la lumière, plus sombre l’obscurité… Il est impossible d’apprécier correctement la lumière sans connaître les ténèbres ».

Autrement dit, le démantèlement d’une centrale soulève deux questions. La première interroge la réhabilitation d’un site à savoir le devenir du territoire après le démantèlement et apostrophe sur l’identité d’un territoire : existe-t-il une « exceptionnalité nucléaire » qui empêche un territoire d’envisager d’autres trajectoires ? La seconde aborde la question des déchets nucléaires : faut-il attendre pour mieux savoir demain ou réutiliser aujourd’hui les résidus du démantèlement en trouvant de nouveaux usages ? L’attente est souvent assimilée à la réflexion, à la transmission mais elle n’en reste pas moins ambigüe : face lumineuse de l’attente et de la sagesse (ne pas se précipiter) mais aussi face ombragée du confinement, de la transmission sur une génération d’après qui pourrait s’interpréter comme une cruauté mémorielle obligeant cette dernière à réparer, à en supporter la charge. Pour autant, l’action immédiate visant à recycler dévoile elle aussi une double face : lumineuse pour une gestion immédiate obéissant à un principe de responsabilité (la génération qui a généré les déchets s’en charge immédiatement) mais trouble du fait de l’absence de traçabilité. Les seuils de libération sont-ils alors un guet-apens mémoriel ? Ce jeu d’ombres et de lumières qui apparaît lors du démantèlement d’une centrale nucléaire est révélateur du besoin de favoriser un dialogue avec la population, de mener des médiations scientifiques à l’aune de l’OPECST (loi du 8 juillet 1983) car, au final, l’objectif est d’éviter la pénombre, le « trou de mémoire ».

En somme, si le nucléaire apparaît comme une tragédie entre le passé et le présent, entre le présent et le futur, il questionne notre capacité à transmettre une histoire industrielle pour éviter l’oubli. Il révèle aussi une difficulté à différencier sa part d’ombre et sa zone de lumière lorsqu’il s’agit de définir la meilleure des trajectoires au nom du principe de précaution en matière de radioprotection, ALARA (As Low As Reasonably Achievable qui signifie aussi basse que raisonnablement possible).

Bibliographie indicative

Barthe, Y., 2000, La mise en politique des déchets nucléaires. L’action publique aux prises avec les irréversibilités techniques, Centre de sociologie de l’innovation, Ecole des mines de Paris, Thèse de doctorat.

Blanck J., 2017, Gouverner par le temps. La gestion des déchets radioactifs en France, entre changements organisationnels et construction de solutions techniques irréversibles (1950-2014), Thèse de sociologie, Sciences Po Paris.

Brunet, P., 2008, De l’usage raisonné de la notion de « concernement » : mobilisations locales à propos de l’industrie nucléaire. Natures Sciences Sociétés, vol. 16(4), p. 317-325.

Erné-Heintz V., 2022, « Déconstruire la nucléarité après le démantèlement d’une centrale : le cas de Fessenheim », Revue Norois. Environnement, aménagement, société, 264-265, 2022,  http://journals.openedition.org/norois/12707

Erné-Heintz V. et Bour V., 2021, « Mise à l’épreuve d’un projet de reconversion d’un territoire après la fermeture d’une centrale nucléaire », Revue Vertigo, octobre, Hors-Série 35, https://journals.openedition.org/vertigo/32974

Erné-Heintz V.  et Bour V., 2021, « Les débuts d’une réflexion sur la reconversion d’un territoire nucléaire à l’aune du projet d’avenir du territoire de Fessenheim », n°212, http://www.jac.cerdacc.uha.fr/les-debuts-dune-reflexion-sur-la-reconversion-dun-territoire-nucleaire-a-laune-du-projet-davenir-du-territoire-de-fessenheim-v-bour-et-v-erne-heintz/

Garcier, R., 2014, « Disperser, confiner ou recycler : Droit, modes de gestion et circulations spatiales des déchets faiblement radioactifs en France », L’Espace géographique, tome 43(3), p. 265-283.

Hecht, G., 2012, Being Nuclear. Africans and the Global Uranium Trade, The MIT Press, Cambridge.

Lapostolle, D., 2021, « Analyser les trajectoires territoriales de transition énergétique », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement [En ligne], Hors-série 34 | avril, mis en ligne le 28 avril 2021.

Meyer T., Vallerand F., Bour V., Dauwe C., Erné-Heintz V., Schellenberger T. (2021), « Produire les échelles de la transition à Fessenheim : contingences et jeu d’acteurs autour de la fermeture d’une centrale nucléaire », L’Espace Politique [En ligne], 43 | 2021-01, mis en ligne le 01 mars 2022, http://journals.openedition.org/espacepolitique/9674