Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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DE LA RECEVABILITÉ DE LA CONSTITUTION DE PARTIE CIVILE D’UNE VICTIME INDEMNISÉE PAR LE JUGE ADMINISTRATIF, G. Chetard

Guillaume Chetard,

Maître de conférences contractuel,
membre du CERDACC

 

 

(Cass. crim., 30 mars 2021, n° 17-82.096 20-81.516) A LIRE ICI

 

Mots-clés : Action civile – Responsabilité civile – Responsabilité administrative – Faute détachable du service – Faute en lien avec le service – Principe electa una via – Le criminel tient le civil en l’état – Autorité de la chose jugée

Pour se repérer

Le maire d’une commune est poursuivi pour des faits de harcèlement moral sur deux agents municipaux, qui se sont constitués parties civiles. Il est condamné par la cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion, mais cet arrêt est cassé le 15 mars 2016 en ses seules dispositions ayant prononcé une peine complémentaire et ayant statué sur les intérêts civils.

Le 24 août 2016, alors que l’instance pénale devant la juridiction de renvoi est encore pendante, le tribunal administratif de la Réunion considère que la faute du maire n’est pas dépourvue de tout lien avec le service et condamne la commune à payer 10 000 € à chacune des victimes.

La cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion, saisie du renvoi après cassation, prononce sur les intérêts civils par deux arrêts des 24 août 2016 et 11 février 2019. Le maire, condamné à payer près de 50 000 € à chacune des parties civiles, se pourvoit en cassation. Il soutient que les victimes, en saisissant la juridiction administrative, ont abandonné leur action devant le juge criminel en vertu du principe electa una via. Subsidiairement, il critique l’appréciation qu’ont donnée les juges du fond du préjudice à réparer, en ce qu’ils ont refusé de prendre en compte le montant de l’indemnité déjà prononcée par le juge administratif. Selon le pourvoi, cette solution viole le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit.

Pour aller à l’essentiel

La chambre criminelle est saisie d’une problématique qui, pour n’être pas tout à fait nouvelle, reste relativement originale. Selon un principe bien connu, l’auteur d’une infraction qui occasionne un dommage commet, de ce fait, une faute qu’il est obligé de réparer au sens de l’article 1240 (anciennement 1382) du Code civil. Les victimes peuvent alors porter leur action en réparation soit devant le juge civil sur ce fondement, soit devant le juge pénal sur le fondement de l’article 2 du Code de procédure pénale.

L’articulation de ces actions est prévue par les articles 3, 4 et 5 du même code. Le dernier texte, en particulier, établit le principe electa una via : « La partie qui a exercé son action devant la juridiction civile compétente ne peut la porter devant la juridiction répressive. Il n’en est autrement que si celle-ci a été saisie par le ministère public avant qu’un jugement sur le fond ait été rendu par la juridiction civile. » Toutefois le code ne fait aucune mention du juge administratif, qui avait été saisi en l’espèce.

Le plus souvent, l’agent public auteur d’une infraction commet une faute personnelle, qui relève de la compétence du juge judiciaire et du droit de la responsabilité civile. Toutefois cette faute peut aussi avoir été commise dans le service ou à son occasion. Le caractère personnel de la faute de l’agent n’entraîne alors pas systématiquement l’irresponsabilité de l’administration. La faute personnelle peut avoir « conjugué » ses effets avec ceux d’une faute de service distincte, dont l’administration demeure responsable (CE, 28 juil. 1951, Laruelle et Delville : GAJA n° 61). Il y a alors concours (ou cumul) des responsabilités de l’agent et de la personne publique. Un tel concours se produit également lorsque, comme en l’espèce, le juge administratif estime que même en l’absence de toute faute de service, la faute personnelle de l’agent a été permise par le service et n’est donc pas « dépourvue de tout lien » avec celui-ci (CE, 18 nov. 1948, Demoiselle Mimeur, Lebon 492 ; JCP 1950, II., concl. GAZIER).

Cette solution a été rappelée dans des espèces très proches de celle à l’origine de l’arrêt, d’abord par le Tribunal des conflits (T. Confl., 19 mai 2014, n° 3939 : Lebon ; AJDA 2014, p. 1010), puis par la chambre criminelle (Cass. crim., 29 nov. 2016, n° 15-80.229 : AJDA 2017, p. 150). Il ne faisait donc pas de doute, en l’espèce, que le juge judiciaire était compétent à raison du caractère personnel de la faute, tandis que le juge administratif l’était à raison du lien de cette faute avec le service.

D’ordinaire, il est admis qu’un tel cumul de compétences se résout par une option ouverte à la victime, entre la saisine de la juridiction judiciaire et celle du juge administratif. L’originalité de l’espèce tenait à ce que, plutôt que d’opter pour un ordre de juridiction en abandonnant l’autre, les victimes avaient exercé leurs actions en réparation parallèlement, devant les deux juges. À la suite de cela, le juge administratif avait condamné la commune à raison de la faute du maire, non dépourvue de tout lien avec le service, alors même que l’instance concernant la responsabilité personnelle du maire était encore pendante devant le juge pénal.

Il en découlait un conflit d’instances délicat : comment concilier en un tel cas les principes de la séparation des ordres de juridiction, de l’autorité de la chose jugée et de la réparation intégrale ? Le tribunal administratif aurait-il dû, comme l’aurait fait un juge civil, surseoir à statuer jusqu’à ce qu’il ait été prononcé par une décision devenue définitive sur l’action publique (CPP, art. 4) ? Le juge criminel devait-il, au contraire, déclarer irrecevable la constitution de partie civile qui lui était soumise, dès lors qu’un autre juge s’était déjà prononcé sur le préjudice à indemniser (CPP, art. 5) ? Le premier moyen aux pourvois soutenait, avec une audace mêlée d’astuce, que cette dernière solution devait être retenue, le tribunal administratif constituant une “juridiction civile” au sens autonome du Code de procédure pénale.

La chambre criminelle écarte l’argument par un obiter dictum bienvenu. L’article 5 du Code de procédure pénale prévoit bien qu’est irrecevable l’action civile exercée devant le juge répressif, lorsque le juge civil a déjà été saisi d’une action en réparation à raison des mêmes faits. Toutefois, cette exception « suppose que les demandes aient été portées devant le juge civil et devant le juge pénal, ce qui exclut l’application du texte précité lorsque le demandeur à l’action civile devant le juge pénal saisit également le juge administratif. »

La règle de non-cumul des actions en réparation devant les juridictions civiles et pénales ne peut donc pas être étendue par analogie. Au contraire, la procédure suit en quelque sorte le fond : le concours de responsabilités emporte un plein concours de compétences. D’une part, la victime peut ainsi saisir la juridiction de son choix : le juge administratif pour obtenir la condamnation de la personne morale de droit public, ou le juge répressif pour rechercher la responsabilité personnelle de l’auteur de la faute. D’autre part, la victime peut aussi saisir concurremment les deux ordres de juridictions, sans que l’un des juges soit tenu de déclarer la demande irrecevable ou de surseoir à statuer jusqu’à ce que l’autre ait rendu sa décision.

Pour aller plus loin

La solution paraît conforme aux évolutions contemporaines de ces deux voies procédurales. L’une et l’autre se sont largement ouvertes aux victimes pour faciliter la réparation de leurs préjudices. Toutefois, dès lors que deux juges distincts demeurent compétents pour indemniser le même préjudice, leurs décisions pourraient s’avérer difficiles à concilier.

Le second moyen au pourvoi évoquait justement cette possibilité. Selon le demandeur, la juridiction criminelle aurait dû tenir compte de l’indemnisation déjà prononcée par le juge administratif.

Était invoqué le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit. En application de celui-ci, la juridiction saisie prononce l’indemnisation de l’entièreté du préjudice causé par le fait générateur de responsabilité, soit contre l’agent (s’il s’agit du juge judiciaire), soit contre l’administration (s’il s’agit du juge administratif), sans que la question du partage des responsabilités entre eux puisse être posée à ce stade.

En effet, devant le juge criminel statuant sur les intérêts civils, l’ensemble des coauteurs et complices d’une infraction seront condamnés à réparer solidairement le dommage qui en est résulté. Dans le cas où le juge écarte la qualification pénale des faits ou la responsabilité pénale d’un ou plusieurs auteurs, tout en retenant leur responsabilité civile, ceux-ci seront néanmoins obligés in solidum à la réparation. En outre, sauf dans quelques cas exceptionnels (v. C. AMBROISE-CASTÉROT, V° « Action civile », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Dalloz, n° 573-592), le juge répressif ne sera pas compétent pour connaître de la responsabilité de l’administration. L’agent sera donc condamné par le juge judiciaire à réparer l’intégralité du préjudice causé par sa faute personnelle, même dans le cas où une éventuelle faute de service a pu y contribuer.

Réciproquement, si c’est le juge administratif qui est saisi, il statuera sur la responsabilité de l’administration pour faute de service ou pour faute détachable du service mais non dénuée de tout lien avec celui-ci. L’administration déclarée responsable ne pourra alors pas opposer à la victime le caractère personnel de la faute de l’agent pour s’exonérer, même partiellement (CE, 2 mars 2007, Sté Banque française commerciale de l’Océan indien, n° 283257 : Lebon ; AJDA 2007, p. 503).

Le partage des responsabilités entre l’agent public et l’administration pourra ensuite faire l’objet d’un second jeu d’actions en contribution à la dette, qui n’interviendront qu’entre eux et devront être portées devant le juge administratif (CE, 28 juil. 1951, Laruelle et Delville GAJA n° 61).

Ce schéma se complexifie lorsque, au lieu de saisir un seul des deux ordres de juridiction, la victime se tourne successivement – voire, comme en l’espèce, simultanément – à la fois vers le juge administratif et le juge judiciaire. L’un est l’autre sont alors susceptibles de prononcer des indemnisations pour des montants différents.

En premier lieu, l’autorité de la chose jugée n’interviendra pas entre les décisions en question. L’autorité « relative » de chose jugée suppose en effet une triple identité d’objet, de cause et de parties, qui ne sera pas présente par hypothèse. D’une part la partie défenderesse ne sera pas la même devant les deux juges saisis, d’autre part le fondement juridique de la demande différera également, le droit de la responsabilité civile ne s’appliquant en principe pas à l’administration.

L’arrêt commenté le rappelle d’ailleurs. Non seulement le principe electa una via ne s’applique pas aux concours de compétence entre juge criminel et juge administratif, mais ce principe requiert également la même “triple identité” que celle qui détermine la portée de l’autorité de chose jugée. Ont donc fait une exacte application de l’article 5 du Code de procédure pénale les juges du fond qui écartent l’application de ce texte en estimant que « la procédure dont ils sont saisis n’oppose pas les mêmes parties et [que] les demandes présentées […] n’ont pas le même fondement » que celles sur lesquelles s’est prononcé le tribunal administratif.

Cette solution constitue peut-être un léger infléchissement jurisprudentiel. Par le passé, la Cour a admis qu’il y avait identité de parties entre, d’une part l’assignation de personnes morales de droit public devant la juridiction civile à fin d’inscription de faux et, d’autre part, l’action civile exercée devant le juge répressif à l’encontre de leurs représentants, personnes physiques (Cass. crim., 18 sept. 2002, n° 01-44.552). La doctrine de l’arrêt du 31 mars 2021 paraît plus réaliste.

Il est possible d’ajouter que le juge administratif reconnaît également une autorité « absolue » de chose jugée, pour les constatations de fait certaines qui sont le support nécessaire du dispositif des jugements répressifs (CE, 29 nov. 1999, Mme Wach). Cette autorité, toutefois, ne s’étend pas aux énonciations concernant l’action civile, et a fortiori encore moins à l’appréciation du préjudice réparable.

Ni l’autorité de chose jugée, ni le principe electa una via, ni une obligation de surseoir à statuer pour le second juge saisi, ne sont donc applicables en cas d’actions parallèles. Les décisions rendues s’articuleront sur le mode de la subrogation. Le paiement des sommes dues par l’administration condamnée entraîne ainsi sa subrogation, jusqu’à concurrence de ces sommes, dans les droits de la victime qui résulteraient pour elle de condamnations prononcées à son profit contre l’agent par l’autorité judiciaire (CE, 28 juil. 1918, Époux Lemonnier : GAJA, n° 30).

C’est en raison de ce mécanisme de subrogation que l’arrêt du 31 mars rejette finalement la prétention du demandeur fondée sur le principe de la réparation intégrale. La Cour énonce ainsi : « La condamnation par une juridiction administrative de la commune, en raison d’une faute personnelle de son maire, détachable du service mais non dénuée de tout lien avec celui-ci, a pour effet de subroger la collectivité dans les droits de la victime. Elle ne saurait donc avoir pour effet de limiter l’appréciation de la juridiction répressive dans la réparation du préjudice résultant de cette faute, constitutive d’une infraction pénale. » Les deux indemnités n’étant ainsi pas susceptibles de se cumuler, il n’est pas nécessaire pour le juge criminel, même saisi en second, de tenir compte de la condamnation prononcée par le juge administratif contre la personne publique.

Le risque de double réparation étant ainsi écarté, le principe de la réparation intégrale est respecté, au moins en apparence. Si la solution est opportune du point de vue de la répartition des compétences, elle n’efface toutefois pas un certain risque d’incohérence.

En effet, deux juges distincts demeurent ainsi concurremment souverains pour apprécier la gravité d’un même préjudice réparable. L’espèce en témoigne d’ailleurs : les indemnités accordées par le juge répressif s’élèvent presque au quintuple du montant de celles prononcées par le tribunal administratif ! La nature pénale de la faute personnelle du maire ne peut expliquer cette disparité, sa condamnation pour les intérêts civils ne visant qu’une finalité réparatrice, et aucunement punitive, même si elle est prononcée par un juge pénal.

Les victimes pourront en déduire qu’elles ont tout intérêt à exercer l’une et l’autre des actions qui leur sont ainsi ouvertes, afin de bénéficier à la fois de la solvabilité de l’Administration et de la générosité de la juridiction répressive. La séparation des ordres de juridictions a, parfois, ses raisons que la raison ignore…