Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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LE CRASH DE CHARM-EL-CHEICK : UN DENI DE JUSTICE RECONNU, M-F. Steinlé-Feuerbach

 

Marie-France Steinlé-Feuerbach

Professeur émérite en droit privé
Directeur honoraire du CERDACC

 

TGI Paris, 14 janvier 2019, N° RG : 17/07529 A lire ICI

 

Le 3 janvier 2004, un Boeing 737 de la compagnie égyptienne Flash Airlines s’écrase sur la Mer Rouge quelques instants après son décollage de l’aéroport de Charm-El-Cheikh à destination de Paris. L’accident a entraîné le décès des 148 passagers et membres d’équipage, dont 135 français. Une information contre X a été ouverte immédiatement par le parquet de Bobigny, il faudra attendre le 11 juillet 2017 pour que le juge d’instruction du tribunal de grande instance de Paris rende une ordonnance de non-lieu. Saisi par l’Association de défense des familles des victimes de la catastrophe aérienne de Charm El Cheick, le tribunal de grande instance de Paris reconnaît l’existence d’un déni de justice en raison de la durée excessivement longue de l’instruction.

 

Mots clés : accident aérien ; association de défense ; délai excessif d’instruction ; déni de justice ; dommages et intérêts.

L’instruction relative à un accident aérien est nécessairement longue car elle suppose de nombreuses expertises et dans la présente affaire des difficultés supplémentaires ont surgi en raison d’une absence de coopération efficace avec les autorités égyptiennes. Il aura fallu plus de treize années d’instruction pour que, finalement, celle-ci s’achève sur un non lieu. Par acte du 23 mai 2017, l’Association de défense des familles des victimes de la catastrophe aérienne de Charm El Cheick a assigné l’agent judiciaire de l’Etat aux fins de voir dire que la responsabilité de l’Etat est engagée sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judicaire et au paiement de la somme de 10 000 € en réparation du préjudice moral.

Selon l’article L. 141-1 du code de l’organisation judicaire, « L’Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. Sauf dispositions particulières, cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice. »

Pour le TGI de Paris « Un déni de justice correspond à un refus d’une juridiction de statuer sur un litige qui lui est présenté ou au fait de ne procéder à aucune diligence pour instruire ou juger les affaires (…) s’appréciant sous l’angle d’un manquement du service public de la justice à sa mission essentielle, il englobe par extension, tout manquement de l’Etat à son devoir de protection juridictionnelle de l’individu, qui comprend celui de répondre, sans délai anormalement long, aux requêtes des justiciables, conformément aux dispositions de l’article 6-1 de la Convention européenne des droits de l’homme ».

Cette décision apporte un éclairage intéressant quant à la notion de « déni de justice » en y posant des limites (I) tout en appréciant l’anormalité de la longueur du délai de l’instruction (II).

I. Les limites du déni de justice

Le TGI de Paris, après avoir constaté que l’Association a pu exercer toutes les voies de recours dont elle disposait, estime qu’il ne lui appartient pas de statuer sur l’analyse du dossier telle qu’elle a été effectuée tant par le ministère public que par le juge d’instruction. L’appréciation du déni de justice ne saurait donc porter sur le fond de la procédure et la manière dont a été menée l’instruction.

Est également écarté l’argument relatif à l’absence de coopération judiciaire avec les autorités égyptiennes, l’Association ayant fait grief aux différents services de l’Etat d’avoir été dans l’incapacité d’obtenir des autorités égyptiennes la coopération judiciaire élémentaire, notamment le retour des commissions rogatoires qui n’ont pas été exécutées ou l’audition des témoins.

Il ne fait pas de doute que l’absence de ces pièces essentielles a pu fragiliser l’instruction menée en France mais il ne saurait pour autant être reproché aux magistrats de n’avoir pu obtenir leur communication. Ainsi que le souligne le tribunal, il n’appartient pas aux juges d’instruction de gérer les relations internationales, les relations diplomatiques échappant à leur maîtrise.

Les éléments d’extranéité sont sources de difficultés quant à l’analyse même d’un dossier mais également quant au délai de la réponse judiciaire. Le TGI de Paris estime néanmoins que ce dernier aurait pu être moins long.

II. Le délai non raisonnable de l’instruction

Pour le tribunal de grande instance de Paris, statuer dans un délai anormal équivaut à un déni de justice (TGI Paris (1re ch.), 5 novembre 1997, D. 1998, note M.-A. Frison-Roche ; Y Strickler, Procédure civile, 7e éd.,  année 2017-2018, Bruylant, collection Paradigme, n° 29). L’anormalité du délai ne correspond cependant pas à une durée définie du délai mais s’apprécie in concreto. La longueur d’une procédure d’information, quelle qu’elle soit, n’excède pas un délai raisonnable lorsqu’elle est justifiée par le caractère exceptionnel du dossier au regard de son ampleur, de sa complexité et de sa technicité (Cf. par ex. Civ. 1ère, 13 sept. 2017, n° 16-22.673, D. 16 oct. 2017 qui tient compte également de la dimension internationale de l’affaire et d’enjeux de santé publique).

En matière de crash aérien, le cas de l’accident du Mont Sainte-Odile est souvent cité comme exemple d’une procédure exceptionnellement longue. Alors que l’avion s’était écrasé le 20 janvier 1992, la relaxe des prévenus prononcée le 6 novembre 2006 avait été confirmée par la cour d’appel de Colmar par un arrêt en date du 14 novembre 2008, soit quatorze ans après les faits. L’association ECHO regroupant des familles de victimes avait recherché la responsabilité de l’Etat sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire. La demande avait été rejetée et le bien-fondé de ce rejet confirmé par Cour de cassation (Civ. 1er, 23 fév. 2011, n° 09-71.164) car «  à aucun moment la procédure pénale n’est restée en souffrance sans qu’aucune diligence ne soit accomplie », la multiplication des expertises ayant été indispensable en raison de la complexité de l’affaire.

Ce même raisonnement est tenu pour le crash de Charm-El-Cheikh, le tribunal constatant que dès l’ouverture de l’instruction une expertise technique a été confiée à un collège de cinq experts qui a rendu son rapport quatre ans plus tard. Ces quatre années sont justifiées par la complexité du dossier et des investigations, les experts ayant dû se rendre deux fois en Egypte. Les investigations menées par le juge d’instruction recouvrent 37 tomes de procédure.

L’Association ne conteste pas ce temps consacré aux investigations et fait courir le délai raisonnable à partir d’avril 2010, date à partir de laquelle, selon elle, les éléments ajoutés au dossier « peinent à occuper un tome supplémentaire ».

Ce n’est pas l’avis du TGI de Paris qui prend en compte notamment les investigations menées à la demande de l’Association elle-même. Il constate cependant que peu d’actes ont été diligentés à partir de 2011, les juges d’instruction restant dans l’attente du retour des commissions rogatoires internationales adressées aux autorités égyptiennes et de celui d’une demande d’entraide internationale. Pourtant, le 6 juin 2012, les juges d’instruction avaient à nouveau sollicité, en vain, le Procureur général de la république arabe égyptienne et ce n’est que le 19 décembre 2013 qu’a été dressé un procès verbal de carence pour constater que le dirigeant de la compagnie aérienne ne répondait pas aux convocations. L’avis de fin d’information avait été notifié le 28 janvier 2014.

S’il ne peut être reproché aux juges d’instruction la longueur des délais induits par les relations diplomatiques entre la France et l’Egypte, le tribunal ne recule pourtant le point de départ du délai estimé par l’Association que de quelques mois. Il se réfère à un courrier du ministre des affaires étrangères, en date du 13 août 2010, annonçant que le dossier était clos pour les autorités égyptiennes qui estimaient avoir répondu définitivement aux questions qui leur avaient été posées. La durée de l’instruction a encore été prolongée par une nouvelle demande de l’Association d’entraide pénale le 18 avril 2014, demande définitivement rejetée le 30 septembre 2014.

Le TGI de Paris constate qu’il aura encore fallu 15 mois pour que le réquisitoire définitif soit rendu le 30 décembre 2015 et à nouveau un an et demi pour que l’ordonnance de non-lieu soit rendue le 11 juillet 2017. Pour le tribunal de grande instance « Même si la rédaction de ces deux actes a été complexe, comme peuvent en témoigner leur longueur et leur précision, ils sont intervenus chacun dans un délai qui doit être considéré comme excessif ». Le déni de justice en raison d’une durée anormale de l’instruction est donc reconnu !

S’agissant du point de départ de cette durée anormale, il semble que le tribunal le fixe à 33 mois avant juillet 2017, donc à la fin 2014, pourtant c’est à partir de 2012 qu’il estime que l’allongement de délai d’instruction « a nécessairement causé un préjudice aux familles des victimes qui étaient dans l’attente de l’issue de la procédure pénale ».

La demande formée au titre du préjudice moral est accueillie car « une attente prolongée non justifiée induit un préjudice dû au temps d’inquiétude supplémentaire ressentie par les familles ».

L’agent judiciaire de l’Etat est condamné à payer 10 000 € à l’Association de défense des familles des victimes de la catastrophe aérienne de Charm El Cheick à titre de dommages et intérêts et 4000 € au titre de l’article 700 CPC.