Katelle ADOPO
Noémie BOLLECKER
Ludivine COLIN
Étudiantes en M1 Droit – Droit de l’entreprise, Université de Haute-Alsace
Commentaire de CEDH, 9 avril 2024, Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c/ Suisse
« Limiter le réchauffement climatique à 1,5°C » : cet objectif fixé par l’Accord de Paris en 2015 semble de plus en plus difficile à atteindre. (« Qu’est-ce que l’Accord de Paris ? » : United Nations Climate Change, https://unfccc.int/fr/a-propos-des-ndcs/l-accord-de-paris). Le dernier rapport rendu en 2023 par le Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution Climatique (GIEC) souligne l’urgence d’agir, estimant que la fenêtre d’action se referme rapidement. Face à cette situation, le droit devient un outil de lutte contre l’inaction climatique.
C’est dans ce contexte que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a rendu, le 9 avril 2024, un arrêt dans l’affaire Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse (https://hudoc.echr.coe.int/eng-press?i=003-7919434-11026190 ; Van Drooghenbroeck (S.), « Le réchauffement climatique et ses remèdes strasbourgeois : au cœur d’une politique judiciaire » : Rev. trim. DH, 2024, n° 4, p. 867 à 889). Cet arrêt intervient alors que la Suisse se trouve dans une situation délicate suite au rejet par référendum en juin 2021 de la révision de la loi sur le CO2, créant ainsi un vide juridique en matière de politique climatique nationale.
Le problème soumis aux juges de la CEDH était le suivant : “L’insuffisance des politiques climatiques peut-elle être considérée comme une violation des droits humains garantis par la Convention ” ?
Pour se repérer
En 2020, ayant épuisé l’ensemble des recours internes, l’association Verein KlimaSeniorinnen Schweiz, soutenue par quatre de ses membres, a porté l’affaire devant la CEDH pour faire valoir ses revendications. En effet, les requérantes, particulièrement vulnérables aux vagues de chaleur intensifiées par le changement climatique, se plaignent de diverses omissions des autorités suisses en matière d’atténuation du changement climatique, ce qui causera beaucoup de pollution et une période de canicule. Elles estiment que les objectifs concernant la réduction des émissions nationales étaient insuffisants, inconstitutionnels et incompatibles avec la Convention européenne des droits de l’homme ainsi qu’avec le droit international. Autrement-dit, les requérantes allèguent que les autorités suisses n’agissent pas aux fins d’atténuation du changement climatique et en particulier des effets du réchauffement planétaire.
Pour aller à l’essentiel
L’étude de cet arrêt rendu par la Grande Chambre de la CEDH révèle un intérêt particulier d’une part en ce qu’il reconnaît une responsabilité de la Suisse face à son inaction climatique (I) et d’autre part, car il permet d’établir une articulation opportune entre les droits de l’homme et les enjeux du changement climatique (II).
I.- La responsabilité de la Suisse face à son inaction climatique
Dans l’arrêt du 9 avril 2024, il est établi que les juges de la CEDH sont compétents pour examiner le litige (A). Ils imputent à la Suisse la responsabilité de son inaction face au changement climatique en raison de plusieurs omissions commises par celle-ci (B). De ce fait, ils rappellent donc l’existence d’obligations positives auxquels les États doivent se soumettre afin de lutter contre ce phénomène néfaste pour la planète et qui engendre des conséquences graves sur la santé humaine (C).
A.- La compétence de la CEDH
« Est-ce le rôle de la CEDH d’agir pour le climat ? ». C’est la question que soulève Madame Laurence de Charette, journaliste et éditorialiste française, dans un article paru dans le Figaro. Elle soutient que la décision rendue par la CEDH interroge sur l’évolution d’une juridiction dédiée à la défense des droits humains et sur les motivations politiques de ses juges. (Charette (L. de), « Est-ce le rôle de la CEDH d’agir pour le climat ? » : FIGAROVOX, 2024, https://www.lefigaro.fr/vox/societe/est-ce-le-role-de-la-cedh-d-agir-pour-le-climat-20240418)
L’arrêt du 9 décembre 2024 est un arrêt ouvrant droit à une justice environnementale (§ 414). À ce jour, la Cour ne s’était jamais penchée sur le caractère particulier des problématiques engendrées par le changement climatique. Elle est compétente pour examiner les griefs environnementaux lorsque ceux-ci relèvent d’une atteinte alléguée aux droits garantis par la Convention et elle conclut en affirmant que cette compétence est établie, compte tenu de la « préoccupation commune de l’humanité » (§ 451). Il s’agit donc d’une garantie à l’égard des citoyens qui peuvent ester en justice dès lors qu’ils ressentent et constatent que les juridictions nationales ne réalisent pas de véritables actions afin de lutter contre le changement climatique.
Cependant, les juges ajoutent toutefois qu’« Une intervention juridictionnelle, y compris de la Cour, ne peut remplacer les mesures qui doivent être prises par les pouvoirs législatif et exécutif, ou fournir un substitut à celles-ci. Toutefois, la démocratie ne saurait être réduite à la volonté majoritaire des électeurs et des élus, au mépris des exigences de l’État de droit. La compétence des juridictions internes et de la Cour est donc complémentaire à ces processus démocratiques. La tâche du pouvoir judiciaire consiste à assurer le nécessaire contrôle de la conformité avec les exigences légales. La base juridique de l’intervention de la Cour se limite toujours à la Convention, qui donne aussi à la Cour le pouvoir de vérifier la proportionnalité de mesures générales adoptées par le législateur national » (§ 412). La Cour interprète ici sa compétence en totale complémentarité avec les mesures qui doivent être prises par les juridictions étatiques nationales.
Ainsi, cet arrêt qui met en œuvre la capacité de la CEDH à agir sur un litige combinant droits de l’homme et droits environnementaux est opportun (§ 420) et les juges considèrent qu’il est d’une importance particulière d’évoquer ces questions pour les générations futures qui malheureusement subiront les conséquences de ce changement climatique et des inactions étatiques.
L’arrêt aura une portée mondiale du fait de cette fusion bienvenue entre les deux droits et du fait des risques engendrés par ce changement climatique sur la population.
B.- L’omission des autorités suisses en matière de changement climatique
L’insuffisance des mesures prises par la Suisse pour atténuer les effets du changement climatique, notamment en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) est fortement soulignée par les juges de la CEDH. Les requérantes ont pu démontrer que ces omissions menaçaient directement leur vie et leur santé. En effet, invoquée par l’association Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et soutenue par quatre femmes d’un certain âge, une requête a mis en lumière les manquements des autorités suisses face à l’insuffisance des mesures adéquates pour lutter contre le changement climatique.
Dans cet arrêt, un nouveau droit est expressément défini par la Cour : “ celui des individus à être protégés par les États contre les effets néfastes du dérèglement climatique, dont la menace est désormais reconnue ”. C’est la première fois que la CEDH condamne un État pour son manque d’action contre le changement climatique. Ce lien avait déjà été établi par les juridictions nationales, comme aux Pays-Bas, en France, en Irlande ou encore en Belgique, mais jamais au niveau international et donc l’incidence principale de la décision c’est qu’elle fait jurisprudence au sein des quarante-six États membres du Conseil de l’Europe.
Il y a eu en effet des décisions de juridictions nationales rendues en matière de changement climatique. En premier lieu, dans un arrêt Pays-Bas c/ Fondation Urgenda (CEDH, 20 déc. 2019, Pays-Bas c/ Fondation Urgenda, 20/12/2019, n°200.178.245/01), la Cour de cassation néerlandaise avait confirmé la décision par laquelle les juridictions du premier degré avaient enjoint à l’État de réduire, d’ici à la fin de l’année 2020, les émissions de GES d’au moins 25 % par rapport à 1990.
À ce titre, deux ans plus tard, le Tribunal administratif de Paris a condamné l’Etat français le 3 février et 14 octobre 2021 (TA Paris, 3 fév. 2021 et 14 oct. 2021, n° 1904967, 1904968, 1904972, 1904976) pour l’existence d’un préjudice écologique en raison des conséquences actuelles et futures du changement climatique. Il s’agissait de la première condamnation de la France sur cette problématique. Faisant application de l’article 1246 du Code civil, le juge a imputé la responsabilité du préjudice écologique à l’État du fait que la dégradation du climat a porté atteinte aux écosystèmes et à l’Homme. Quant à la carence fautive de l’État, il a été admis que celle-ci découlait de la violation de son obligation de lutte contre le réchauffement climatique. En définitive, la lenteur de l’État a été dans cet arrêt considérée comme une cause déterminante du préjudice écologique invoqué.
Enfin, dans un arrêt Friends of the Irish Environment v. Ireland (Arrêt Friends of the Irish Environment v. Ireland, 31 juill. 2020, n° 205/19), la Cour suprême irlandaise rend une décision favorable à l’égard des requêtes effectuées par l’association Friends of the Irish Environment (FIE) qui dénonçait une violation de la loi sur l’action climatique de 2015 mais également de la Constitution irlandaise et de la Convention européenne des droits de l’homme par le plan national d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre (National Mitigation Plan of 2017) promulgué par le gouvernement irlandais. La Cour invalide donc définitivement le plan d’atténuation du gouvernement, ce qui oblige ce dernier à adopter un nouveau plan qui sera plus précis et en accord avec la loi de 2015.
Avec ces trois arrêts, se dessine déjà l’idée d’une condamnation étatique en raison de son inaction ou de l’insuffisance des mesures prises face à un changement climatique aujourd’hui dramatique.
En se tournant vers la responsabilité des États en matière environnementale, deux types de fautes peuvent être commises : « les fautes dans la commission et les fautes conséquentes à l’omission ».
C.- Rappel des obligations positives incombant aux États en matière de changement climatique
Il découle de l’arrêt de la CEDH une contribution récente de celle-ci à la protection de l’environnement et des générations futures. Si aucune disposition de la Convention européenne des droits de l’homme n’est spécialement destinée à assurer une protection générale de l’environnement, cela ne signifie pas que les questions environnementales sont étrangères à la Convention ni qu’elles échappent à la compétence judiciaire de la CEDH.
L’un des apports majeurs de cette décision, réside dans la clarification des obligations positives des États face aux défis climatiques. Ce devoir repose sur l’article 8 de la Convention qui impose aux États de protéger les individus contre les menaces graves et prévisibles, y compris celles liées aux phénomènes climatiques. De manière accessoire, la Cour s’est également fondée sur l’article 6 qui garantit le droit à un procès équitable, notamment concernant l’accès au juge dans les contentieux environnementaux.
Depuis plusieurs années, une doctrine relative aux obligations positives en vertu de la Convention a émergé. Le contenu ainsi que la portée des obligations positives des États dans le contexte du changement climatique sont définis dans l’arrêt. La Cour rappelle que les États ont le devoir d’adopter et d’appliquer effectivement en pratique des règlements et mesures visant à fournir une protection effective de la vie, du bien-être et de la santé et que les obligations positives relatives à l’élaboration d’un cadre réglementaire doivent souvent être adaptées aux caractéristiques spécifiques du sujet et aux risques encourus.
Ces obligations incluent premièrement l’obligation de prévention qui signifie que les États doivent adopter des politiques efficaces pour limiter les risques, notamment en réduisant les émissions de GES. Deuxièmement, ils ont l’obligation de protéger c’est-à-dire qu’ils doivent mettre en œuvre des mécanismes concrets pour protéger les populations vulnérables des effets néfastes du changement climatique, comme les vagues de chaleur. Enfin, les États ont l’obligation de remédier à ces atteintes en ouvrant droit à des recours judiciaires ou administratifs effectifs.
L’arrêt définit désormais la nature des obligations des États en matière de lutte contre les changements climatiques comme prendre « des mesures en vue d’une réduction importante et progressive de ses niveaux d’émission de GES, aux fins d’atteindre la neutralité nette, en principe au cours des trois prochaines décennies » (§ 548), prendre des mesures immédiatement et fixer des objectifs de réduction intermédiaires appropriés pour la période visant à atteindre la neutralité nette afin d’éviter « de faire peser une charge disproportionnée sur les générations futures » (§ 549) ou encore compléter les mesures de réduction d’émission de GES par « des mesures d’adaptation visant à amoindrir les conséquences les plus sévères ou immédiates du changement climatique »(§ 552).
En l’espèce, la Cour a estimé que la Suisse n’avait pas respecté ses obligations positives en matière de protection climatique, comme le prescrit la Convention. Cette défaillance se manifeste notamment par d’importantes lacunes quantifiables dans la mise en place d’un cadre adéquat de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Bien que les autorités nationales disposent d’une certaine latitude dans l’application de la législation interne, cette marge d’appréciation doit être exercée dans le respect des engagements de l’article 8, lesquels imposent des normes précises. La Suisse n’a pas adopté promptement les mesures nécessaires ni conçu une législation suffisamment adéquate pour encadrer un budget carbone national ou toute autre norme visant à limiter les émissions de GES de manière effective et durable afin de concevoir, élaborer et mettre en œuvre cette législation avec les mesures à prendre à cet égard (§ 550).
Cette approche met en lumière, sous un angle plus général, la reconnaissance de l’obligation positive de la Suisse à prendre des mesures concrètes de réduction des émissions, afin de viser un objectif réel de protection de ses citoyens face aux effets du réchauffement climatique. Ce cadre décisionnel marque un progrès notable, en illustrant la convergence entre les droits de l’homme et le droit environnemental : il ouvre la voie à une articulation renouvelée de ces deux champs, mettant en avant une responsabilité accrue des États pour garantir la sécurité environnementale de leurs citoyens, en conformité avec les principes fondamentaux des droits de l’homme.
II.- L’articulation opportune entre droits de l’homme et changement climatique
La Cour apprécie l’extension du champ d’application de l’article 8 de la Convention (A) et examine la légitimité d’agir en la matière, notamment en fonction de la qualité de la victime (B).
A.- L’extension du champ d’application de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme
Dans l’affaire Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, la Cour européenne des droits de l’homme établit un lien crucial entre la violation des droits de l’homme et le changement climatique, ce qui va constituer une évolution significative de sa jurisprudence en matière environnementale. C’est en effet la première fois que la CEDH va statuer spécifiquement sur les effets du changement climatique car jusque-là, elle était cantonnée à établir le lien entre divers problèmes environnementaux et droits de l’homme.
Toutefois, la difficulté de cet arrêt réside bien dans l’établissement d’un lien de causalité entre le changement climatique qui est un problème global et diffus et la violation des droits garantis par la Convention. La Cour va reconnaître que la dégradation de l’environnement peut entraîner et a entraîné des effets négatifs graves et potentiellement irréversibles sur la jouissance des droits de l’homme (§ 431).
Auparavant, dans l’arrêt Demir et Baykara c. Turquie de 2008, (CEDH, 12 novembre 2008, Demir et Baykara c. Turquie, n° 34503/97 : D. 2009, p. 739, note Marguénaud (J.-P.) et Mouly (J.)), la Cour avait déjà rappelé que « la Convention est un instrument vivant qui doit être interprété à la lumière des conditions de vie actuelles, auxquelles il y a lieu d’intégrer l’évolution du droit international, de façon à refléter le niveau d’exigence croissant en matière de protection des droits de l’homme, lequel implique une plus grande fermeté dans l’appréciation des atteintes aux valeurs fondamentales des sociétés démocratiques ».
Pour pouvoir conclure à ce lien, un syllogisme novateur a dû être adopté par la Cour, s’appuyant sur une approche multidimensionnelle de la causalité qui lui permet de relier les effets globaux et étendus du changement climatique aux violations potentielles des droits individuels garantis par la Convention.
Ces quatre dimensions de causalité sont établies par un lien scientifique entre les émissions de gaz à effet de serre et les manifestations du changement climatique, un lien juridique entre les effets du changement climatique et leurs impacts sur l’exercice des droits de l’homme actuels ou futurs, un lien individuel entre les dommages ou risques spécifiques subis par des individus ou groupes et les actions ou omissions de l’État concerné ainsi qu’un lien de responsabilité, c’est-à-dire l’attribution de la responsabilité à un État spécifique pour les effets du changement climatique, malgré la multiplicité des acteurs contribuant aux émissions de GES.
Afin d’établir le lien juridique, la Cour se fonde sur une interprétation élargie de l’article 8 de la convention. Cet arrêt marque une étape importante dans l’évolution de sa jurisprudence. « L’article 8 doit être considéré comme englobant un droit pour les individus à une protection effective, par les autorités de l’État, contre les effets néfastes graves du changement climatique sur leur vie, leur santé, leur bien-être et leur qualité de vie » (§ 519 ).
Ce droit au respect de la vie privée a été utilisé dans de nombreux arrêts en droit de l’environnement afin de garantir le droit à une vie saine dans un contexte de dégradation de l’environnement.
Toutefois, il est nécessaire de souligner que l’utilisation de cet article n’est pas nouvelle car elle permet d’assimiler les préjudices subis en matière environnementale aux droits fondamentaux consacrés par la Convention.
En effet, depuis l’arrêt Lopez Ostra contre Espagne en 1994 (CEDH, 9 déc. 1995, Lopez Ostra contre Espagne, n°16798/90), la portée de l’article 8 a progressivement été étendue pour couvrir diverses questions environnementales. Elle a ainsi reconnu pour la première fois par cet arrêt que des atteintes graves à l’environnement pouvaient affecter le bien-être d’une personne et la priver de la jouissance de son domicile. Cette approche a également été appliquée dans des affaires comme Fadeyeva c. Russie (CEDH, 9 juin 2005, Fadeyeva contre Russie, n°55723/00) et Dubetska et autres c. Ukraine (CEDH, 12 février 2011, Dubetska et autres contre Ukraine, n°30499/03), concernant les effets de la pollution industrielle.
Il est cependant important de relever le fait que ces arrêts concernaient des problèmes environnementaux localisés et que le problème environnemental était clairement délimité géographiquement avec des effets qui étaient directement observables sur une population locale spécifique. Il était donc inopérant de raisonner de cette manière-là dans un contexte de changement climatique. C’est pour cette raison, par ailleurs que la Cour a précisé au début de sa réponse qu’il n’était pas opportun d’appliquer de manière stricte les jurisprudences antérieures en matière environnementale. Elle a été innovante dans sa manière d’apprécier l’atteinte et c’est ce qui fait de cet arrêt un arrêt inédit en ce qu’il marque une évolution significative en étendant l’application de l’article 8 à un phénomène global et à long terme tel que le changement climatique.
La Cour reconnaît ainsi que l’article 8 englobe « un droit pour les individus à une protection effective, par les autorités de l’Etat, contre les effets néfastes du changement climatique sur leur vie, leur santé, leur bien-être et leur qualité de vie » (§ 519). Cette interprétation permet à la cour d’établir un lien direct et immédiat entre les effets du changement climatique et les droits protégés par la Convention, créant ainsi un cadre juridique pour aborder les questions climatiques sous l’angle des droits de l’homme. Par ailleurs, comme le précise la Cour au début de son raisonnement, il est nécessaire que la Convention s’adapte aux évolutions et aux défis contemporains, tout en s’appuyant sur les droits garantis par la convention.
Ce raisonnement amène à se pencher sur un autre aspect crucial, celui de la qualité de victime des requérantes, nécessaire à la reconnaissance d’un préjudice. Cette démonstration était cruciale pour établir la recevabilité de leur requête.
B.- L’intérêt à agir en matière de changement climatique : la qualité de victime
La question de la recevabilité des requêtes des quatre femmes âgées évoquées par l’association suisse mérite d’être soulevée. En effet, il est important de noter que la Cour a jugé que celles-ci ne satisfaisaient pas aux critères requis pour être reconnues en qualité de victimes au sens de l’article 34 de la Convention, ce qui a conduit à l’irrecevabilité de leurs griefs à cet égard. Au regard de celui-ci, la « Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses protocoles » (art. 34 de la Convention).
Ainsi, la CEDH a limité le locus standi (l’intérêt à agir), pour pouvoir prétendre à la qualité de victime, exigeant un lien individuel en prouvant que l’action ou l’omission de l’État suisse en matière environnementale a eu des effets directs sur les requérantes, leur provoquant ainsi des dommages (§ 487). Les requérantes devaient prouver que l’atteinte avait entraîné une « véritable ingérence » dans leur jouissance du droit garanti par l’article 8, relatif au respect de la vie privée et familiale (§ 514). La Cour précise que pour établir ce lien, il ne suffit pas de se référer aux effets globaux du changement climatique, mais qu’il est impératif de démontrer un impact direct sur la vie privée ou familiale. Jugeant également que l’ingérence doit être grave, avec des conséquences néfastes atteignant un certain seuil, évalué au cas par cas en fonction des circonstances spécifiques. Il est essentiel que l’atteinte ait des conséquences sur la santé et la qualité de vie des personnes concernées.
Par conséquent, on pourrait se questionner quant à la recevabilité de la qualité de victime du réchauffement climatique. Il est vrai que dans la décision Duarte Agostinho (CEDH, gr. ch., 9 avr. 2024, Duarte Agostinho et autres c/ Portugal, n° 39371/20 : RIDC, 2022/1, p. 127 à 137, note Le Bris (C.) et Kobylarz (N.)) concernant les requérants qui étaient des enfants déclarés, la requête a été considérée comme irrecevable. De même dans la décision Carême contre France (CEDH, gr. ch., 9 avr. 2024, Carême c/ France, n° 7189/21) où le requérant ne justifiait pas d’un intérêt lui permettant d’avoir la qualité pour agir (Van Drooghenbroeck (S.), “Le réchauffement climatique et ses remèdes strasbourgeois : au cœur d’une politique judiciaire” : Rev. trim. DH, 2024, n° 4, p. 867).
Toutefois, la Cour a précisé que l’association, quant à elle, remplissait les conditions de recevabilité et avait qualité pour agir dans l’État défendeur en soulevant les insuffisances et carences de l’action climatique. Réalisant un progrès remarquable, non pas le fait qu’une association puisse représenter autrui, ce qu’elle a déjà admis (CEDH, 17 juillet 2014, Centre de ressources juridiques c. Roumanie, n° 47848/08 : Gaz. Pal., 24 juill. 2014, n° 205, p. 28, obs. Berlaud (C.)), mais elle juge que «la qualité d’une association pour agir au nom de ses adhérents ou d’autres individus touchés dans le pays concerné ne sera pas subordonnée à une obligation distincte d’établir que les personnes au nom desquelles l’affaire a été portée devant la Cour auraient elles-mêmes satisfait aux conditions d’octroi de la qualité de victime qui s’appliquent aux personnes physiques dans le domaine du changement climatique » (§ 502). Nous sommes en présence d’une action d’intérêt collectif bien que la Cour admette l’intérêt à agir de l’association « pour le compte de ses adhérent » (§ 525).
Pour aller plus loin
Le 9 octobre 2024, le Center for International Environmental Law (CIEL) qui est une organisation juridique d’intérêt public à vocation environnementale et qui promeut depuis 1989 le développement durable à travers la protection de l’environnement et de la santé humaine, a commenté le bilan d’action publié à cette même date par le gouvernement suisse sur la mise en œuvre des actions pour lutter contre le changement climatique. Dans l’arrêt, la Cour avait demandé à la Suisse de fixer un calendrier précis pour atteindre la neutralité carbone, ainsi que des objectifs et des voies intermédiaires, conformément aux engagements pris au niveau mondial en matière de climat.
C’est au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe qu’il revient de superviser et de contrôler la suite de l’arrêt, la mise en œuvre de ces actions par l’État. La Suisse a alors soumis ce bilan d’action sans en exécuter pleinement le verdict de la Cour. Monsieur Sébastien Duyck qui est le responsable de la campagne sur les droits de l’homme et le changement climatique et juristes senior à CIEL, a ainsi déclaré : « La réponse du gouvernement suisse à l’arrêt des Aînées Contre Le Climat démontre un manque de volonté politique d’aligner les politiques climatiques du pays sur le consensus scientifique établi et sur son devoir juridiquement contraignant de prévenir les dommages prévisibles dus à l’aggravation du changement climatique.
Plutôt que de se conformer pleinement à l’arrêt de la Cour, le gouvernement a identifié quelques mesures déjà en vigueur, tentant ainsi de réinterpréter ses obligations au titre de la Convention Européenne et ignorant des aspects essentiels de la décision de la Cour. Les actions limitées proposées par la Suisse sont loin de répondre au fait que ses politiques climatiques restent largement insuffisantes. L’absence, dans un avenir immédiat, d’action climatique adéquate alignée sur la science ne peut qu’entraîner une augmentation des émissions et une aggravation des impacts climatiques, en particulier pour les communautés vulnérables, tant en Suisse que dans le reste du monde.
Les gouvernements des autres États membres du Conseil de l’Europe ont maintenant le devoir d’insister pour que la Suisse se conforme pleinement et rapidement à ses obligations juridiques telles qu’elles sont énoncées dans l’arrêt rendu par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme » (Duycks (S.), «Le refus de la Suisse de se conformer pleinement à l’arrêt historique sur le climat de la CEDH sape la crédibilité internationale du pays » : CIEL, 2024, https://www.ciel.org/news/le-refus-de-la-suisse-de-se-conformer-oleinement-a-larret-sur-le-climat-sape-la-credibilite-internationale-du-pays/).