OBLIGATIONS ET DROITS FONDAMENTAUX – COMPTE-RENDU DU SEMINAIRE LOUVAIN – PARIS 1, 23 et 24 mai 2025, C. Joubert et J. Didry Barca

Coline JOUBERT et Julien DIDRY BARCA

Doctorants à l’Université Paris 1

 

Les 23 et 24 mai 2025 s’est tenue, dans les locaux de la faculté de droit de l’Université catholique de Louvain-la-Neuve (UC Louvain), la deuxième session du séminaire conjoint entre l’UC Louvain et l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne « Obligations et droits fondamentaux », organisé sous la responsabilité scientifique de Bernard Dubuisson et Patrick Wéry (UC Louvain), et de Jonas Knetsch et Nicolas Bargue (Université Paris 1). Cette session a réuni une trentaine de chercheurs belges et français. Elle portait sur l’incidence des droits fondamentaux sur la responsabilité civile, et en particulier sur trois notions clefs : la faute, le dommage, et la réparation. Au fil de trois tables rondes, chaque thème a fait l’objet d’un rapport belge et d’un rapport français, soulignant les problématiques soulevées et permettant de lancer une discussion de fond. En ressort une certaine ambiguïté des rapports qu’entretiennent les droits fondamentaux et le droit de la responsabilité civile.

23 mai 2025

La journée est ouverte par quelques mots de bienvenue prononcés par Bernard Dubuisson (professeur à l’UC Louvain) remerciant les participants de leur présence et situant la session au sein du séminaire, faisant suite à une première session relative à plusieurs questions transversales quant aux interactions entre obligations et droits fondamentaux. Il rappelle ensuite le déroulement du séminaire avant de céder la parole à Patrice Jourdain pour le premier rapport français sur la faute, insistant sur son investissement dans la collaboration franco-belge depuis presque trente ans.

 

Table ronde n° 1.- La notion de faute à l’épreuve des droits fondamentaux

Le rapport français est présenté par Patrice Jourdain (professeur émérite de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne). Dans ce rapport les droits fondamentaux sont entendus, au sens large, comme les droits essentiels de la personne humaine et dans un sens étroit comme ceux reconnus par une norme supra-législative. La faute est quant à elle appréhendée au sens de la responsabilité civile extracontractuelle c’est-à-dire comme « la violation d’une norme de comportement qui peut résulter d’une prescription légale ou réglementaire ou du manquement au devoir général de prudence et de diligence ». Si, de prime abord, les relations entre la faute et les droits fondamentaux paraissent lâches, ce rapport tend à prouver le contraire.

Tout d’abord, d’après le rapport, il apparaît que l’atteinte aux droits fondamentaux vient conforter la faute dans son rôle de fait générateur de responsabilité. Cet impact des droits fondamentaux sur la faute réside dans la protection supra-législative de cette dernière. Les normes supra-législatives imposent de prévoir un principe de responsabilité fondé sur la faute. Ces normes découlent de la jurisprudence du Conseil constitutionnel mais également de la Cour EDH. A ce titre, le Conseil constitutionnel a énoncé divers principes qui visent à imposer une réparation des dommages causés par une faute : c’est le cas du principe d’égalité (fondé sur l’article 6 de la Constitution de 1958), du principe de responsabilité (fondé sur l’article 4 de la DDHC de 1789) ou bien encore du principe de compétence réservée. A travers la jurisprudence constitutionnelle, le droit à réparation des dommages fautifs est érigé en droit fondamental. La jurisprudence de la Cour. EDH joue également un rôle essentiel puisqu’elle impose aux Etats de retenir la responsabilité de l’auteur d’un dommage résultant de la violation d’un droit fondamental issu de la Conv. EDH et ce, dans une dynamique d’horizontalisation des droits fondamentaux. Cependant, contrairement au Conseil constitutionnel, la Cour EDH n’énonce pas de principe de responsabilité. Si la protection de la responsabilité pour faute intervient au stade législatif, ne peut-on pas également considérer l’existence d’une faute en cas de violation d’un droit fondamental ? La réponse à cette question varie en fonction des juridictions devant lesquelles sont invoquées les violations desdits droits fondamentaux. En ce sens, c’est l’étude de la jurisprudence de la Cour de cassation qui apparaît la plus pertinente puisqu’elle a vocation à contrôler les juridictions ordinaires qui sont, elles, appelées à déduire la faute de l’atteinte à un droit dans un litige de responsabilité civile. Cependant, même en cas de violation de droits subjectifs ordinaires, la déduction de la faute est rarement admise. Elle ne l’est que si le droit subjectif violé est identifié et visé par un texte de droit interne. De même, l’étude de la jurisprudence de la Cour de cassation, amène à constater que la violation des droits subjectifs aboutissant à l’attribution de dommages intérêts n’est pas toujours fondée sur la responsabilité civile ni sur des textes internationaux énonçant des droits fondamentaux. Ces observations viennent minimiser l’impact du caractère fondamental d’un droit sur la caractérisation de la faute. Ainsi, l’incidence la plus visible des droits fondamentaux sur la faute réside dans les jurisprudences du Conseil constitutionnel et de la Cour EDH.

Si la faute est effectivement confortée par les droits fondamentaux, ces derniers tendent également à l’évincer. Cette éviction s’illustre, en premier lieu, par la limitation du domaine de la responsabilité pour faute et, en second lieu, par l’apport d’une justification au caractère fautif du comportement de l’auteur du dommage. En ce qui concerne la première observation, la responsabilité pour faute est limitée par l’exercice d’un droit fondamental dans le cas où l’auteur se prévaut de la liberté d’expression. À la suite d’une évolution jurisprudentielle, la liberté d’expression apparaît comme un facteur d’éviction de la responsabilité pour faute. Le recours aux droits fondamentaux tend également à justifier la faute par un mécanisme de rehaussement du seuil de celle-ci. Ce mouvement de recul du seuil de la faute s’illustre par exemple par l’exercice de la liberté d’expression, du droit de grève, de la liberté de la concurrence, du droit d’agir en justice ou bien encore du droit de propriété. Néanmoins, ces justifications de la faute connaissent des conditions ainsi que des limites. Le rôle du juge est alors primordial : c’est à lui que revient la tâche de vérifier que le seuil de la faute n’a pas été dépassé. Cette vérification s’exerce de différentes manières, la plus commune étant le contrôle de l’abus de droit. En ce qui concerne la liberté d’expression, le juge doit également vérifier le respect des conditions d’exercice dudit droit qui dépendent de l’objet ou du mode d’expression en cause. Ainsi, des conditions particulières doivent être remplies pour les critiques de produits ou de services, pour les critiques et informations données dans un but d’intérêt général ou bien encore pour l’expression humoristique. En ce qui concerne les affaires relatives à la liberté d’expression, le juge contrôle « la légitimité de l’usage préjudiciable de la liberté d’expression ». La Cour EDH opère également un autre type de contrôle visant à vérifier, que l’ingérence de la responsabilité dans l’exercice du droit fondamental est justifiée. Elle considère ainsi que l’ingérence est justifiée si elle est prévue par la loi, poursuit un but légitime et est proportionnée au but poursuivi. Ce type de contrôle a lieu pour le droit de grève et la liberté d’expression. Ce même raisonnement apparaît dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel relative au droit de propriété. Enfin, lorsqu’il existe un conflit entre des droits fondamentaux, les juridictions ont recours à la méthode de la balance des intérêts. Ce type de contrôle de proportionnalité, initié par la Cour EDH, fut récemment repris par la Cour de cassation.

Ainsi, l’incidence des droits fondamentaux sur la faute s’illustre de deux manières. La protection supra-législative de la responsabilité pour faute vient conforter la faute en tant que fait générateur de responsabilité lorsque les victimes subissent une atteinte à leurs droits fondamentaux. Mais les droits fondamentaux apparaissent également comme des facteurs d’éviction de la faute bénéficiant ainsi aux auteurs des dommages fautifs.

Le rapport belge est présenté par Lukas Van Roy (assistant à l’Institut de droit des obligations et membre affilié de l’Institut de droit pénal de la KU Leuven). La définition de la faute inaugure cette présentation. Selon le nouvel article 6.6 du Code civil belge, la faute correspond à « un manquement à une règle légale imposant un comportement déterminé ou à la règle générale de prudence qu’il convient de respecter dans les rapports sociaux ». A la lecture de cette définition, la violation d’un droit subjectif et donc, pour le sujet qui nous intéresse, d’un droit fondamental, n’apparaît pas en soi comme un des fondements de la faute. D’après le rapport, la violation d’un droit fondamental sera constitutive d’une faute si ce dernier peut être qualifié de droit subjectif. La jurisprudence et la doctrine admettent que les droits subjectifs sont principalement caractérisés lorsqu’ils peuvent à eux seuls, constituer un fondement juridique autonome pour lequel l’autorité publique ne dispose pas d’une marge de manœuvre dans leur appréciation. A première vue, à l’aune de cette acception, les droits fondamentaux ne peuvent pas être considérés comme des droits subjectifs puisque les articles de la Conv. EDH, en particulier les articles 2 et 8, ne peuvent, de manière autonome, constituer le fondement d’une action. Pourtant, la jurisprudence fait preuve de souplesse dans cette appréhension stricte des droits subjectifs. Elle considère que les droits fondamentaux peuvent être assimilés à des droits subjectifs dès lors qu’ils sont déterminés de manière suffisamment précise. La qualification du droit fondamental en tant que droit subjectif est alors dépendante du type de droit invoqué et du contexte de l’action. A ce titre, le droit à l’image est perçu comme un droit subjectif.

Mais la violation des droits fondamentaux, entendus comme des droits subjectifs, n’est pas nécessairement qualifiée de faute. Pour cela, les éléments constitutifs de cette dernière, prévus à l’article 6.6 du Code civil belge, doivent toujours être remplis. L’élément matériel devra donc être caractérisé. Par conséquent, la violation du droit fondamental, considéré comme droit subjectif devra donc être admise comme violation d’une règle de conduite imposant un comportement déterminé. Or, le propre des droits fondamentaux est justement d’être généraux, autrement dit de ne pas imposer un comportement déterminé. À ce titre, F. Auvray assimile les droits fondamentaux à des « normes de type 4 » pour lesquelles le juge doit déterminer la règle de conduite qui découle de la norme. Cette vision est soutenue par la jurisprudence qui, dans des contentieux invoquant le droit au procès équitable ou le principe d’égalité et de non-discrimination, retient que les droits fondamentaux ne sont pas assez précis pour entraîner ipso facto qualification de faute en cas de violation. Ce manque de précision est d’ailleurs amplifié du fait de la marge de manœuvre dont disposent les Etats en matière de droits fondamentaux. Cependant, si le droit fondamental est consacré en droit interne par le législateur alors il devient une norme de conduite suffisamment précise dont la violation s’assimile à une faute extracontractuelle. C’est par exemple le cas des articles 314 bis et suivants du Code pénal qui protègent le droit à la vie privée découlant de l’article 8 de la Conv. EDH. De surcroît, même si la violation d’un droit fondamental ne déclenche pas immédiatement une faute, les droits fondamentaux jouent un rôle dans la détermination de la norme générale de prudence. En ce sens, à la lumière des droits fondamentaux, le juge peut recourir à un contrôle de proportionnalité ou de balance des intérêts afin d’interpréter la norme générale de prudence et ainsi, déterminer ou non l’existence d’une faute.

S’il est difficile de caractériser une faute par la seule violation d’un droit fondamental, ces derniers exercent néanmoins une influence sur le droit de la responsabilité extracontractuelle belge. Cette influence s’illustre particulièrement dans trois domaines de la responsabilité.

Le premier est relatif à la responsabilité des autorités publiques dans l’Affaire Climat.  À l’occasion de cette affaire, la juridiction de première instance a retenu que les articles 2 et 8 de la Conv. EDH ne peuvent être considérés comme fondement d’une règle de conduite imposant un comportement déterminé. Cependant, ils peuvent être invoqués afin de déterminer le cadre juridique permettant de concrétiser la norme de prudence. Bien que la Cour d’appel ait rendu une solution différente, les sévères critiques de la doctrine à l’encontre de cette décision d’appel assurent qu’il faut s’en tenir à l’interprétation retenue par la juridiction de première instance.

La responsabilité de la presse apparaît comme un second domaine influencé par les droits fondamentaux. Effectivement, en cas de violation d’un droit fondamental, il est courant que celui-ci entre en conflit avec un autre. Dans ce cas, l’appréciation de la faute passe par la pondération des intérêts en présence. A titre d’exemple, la liberté d’expression prévue par l’article 10 de la Conv. EDH peut être limitée par d’autres droits fondamentaux ou par des considérations d’intérêt général. De plus, en ce qui concerne la restriction de la liberté d’expression, la norme générale de prudence à retenir est envisagée à l’aide des conditions européennes. En définitive, la responsabilité de la presse est influencée par les droits fondamentaux en ce que l’on retrouve l’existence du principe de responsabilité en cascade prévu à l’article 25 de la Constitution belge.

Enfin, la responsabilité de l’Etat du chef du pouvoir judiciaire est également influencée par les droits fondamentaux. Cette influence se retrouve dans le domaine de la condition d’anéantissement. Cette dernière subit une exception en cas de violation du droit de l’Union européenne ou de la Conv. EDH. Il s’agit là d’une démonstration directe de l’influence des droits fondamentaux sur l’établissement de la faute de l’État en droit belge. Les droits fondamentaux ont également forgé une deuxième exception en matière de condition d’anéantissement. En ce sens, l’usage des articles 6, 10 et 11 de la Conv. EDH a permis la réinterprétation de l’ancien article 1382 du Code civil et l’introduction d’une action en responsabilité contre un acte d’une juridiction statuant en dernier ressort, même s’il n’y a pas de possibilité de faire censurer l’irrégularité de l’acte. Les droits fondamentaux influencent alors directement les conditions de la responsabilité. Une dernière exception à la condition d’anéantissement est érigée par le recours aux droits fondamentaux : dès lors que la condition d’anéantissement empêche les personnes tierces à la décision d’engager la responsabilité de l’Etat, il est retenu que cette dernière viole les articles 10 et 11 de la Constitution belge.

Le rapport conclut en retenant que les droits fondamentaux, qui connaissent une croissance importante, ont un véritable pouvoir quant à l’interprétation de l’ancien article 1382 du Code civil belge.

 

Table ronde n° 2.- La notion de dommage à l’épreuve des droits fondamentaux

Le rapport belge est présenté par Sébastien De Rey (chargé de cours à l’Université d’Amsterdam, à l’Ecole Royale Militaire de Belgique et chargé de cours invité à l’UC Louvain) qui rappelle, à titre introductif, que la notion de dommage est complexe, en particulier, quand on la confronte aux exigences de protection des droits fondamentaux. Le rapport s’interroge alors sur la question suivante : « Le dommage, pierre angulaire de la responsabilité extracontractuelle, peut-il être ébranlé par la protection des droits fondamentaux ? ».

En droit supranational, la conception classique du dommage est mise à l’épreuve au regard de l’interprétation qui en est faite par la Cour EDH, cette dernière admet parfois en jurisprudence que la seule violation d’un droit garanti par la Convention peut suffire à caractériser un dommage même si la victime ne rapporte aucune autre preuve de celui-ci. La reconnaissance du dommage apparaît alors comme inhérente à la violation des droits fondamentaux. C’est l’établissement d’un mécanisme de présomption de dommage, qui naît en particulier dans les contentieux mobilisant les articles 2, 3, 5 et 6 de la Conv. EDH, au sein desquels la Cour alloue une indemnisation alors que le requérant n’a pas formulé de demande sur ce terrain. Il ressort de la jurisprudence que cette présomption de dommage, serait une présomption simple qui ne pourrait porter que sur des dommages de nature morale. Selon certains auteurs, cette présomption de dommage moral serait justifiée en ce que la preuve de l’existence d’un tel dommage serait difficile à rapporter ou bien encore car du fait de l’éminence des droits impliqués, il conviendrait de faciliter la réparation de la victime. Cependant, il ne faut pas conclure de l’étude de ces jurisprudences que toute violation d’un droit fondamental entraîne présomption d’un dommage moral pour la victime. La jurisprudence de la Cour EDH considère que ces présomptions ne sont ni automatiques, ni générales. Relevant de la casuistique, il n’est donc pas possible de les systématiser.

En outre, il semblerait que cette présomption de dommage à la suite de la violation d’un droit fondamental, ne soit, à première vue pas partagée par la Cour de justice de l’Union européenne.  En premier lieu, attendu que le droit de l’Union européenne ne prévoit pas de régime spécifique de responsabilité pour violation des droits fondamentaux et en second lieu car l’engagement d’une responsabilité pour violation du droit de l’Union européenne nécessite encore aujourd’hui la réunion des 3 conditions cumulatives de la responsabilité. La présomption de dommage est également pleinement rejetée dans le cadre d’une violation du RGPD. Néanmoins, une jurisprudence constante admet que « le sentiment d’injustice et les tourments » subis par la victime du fait de devoir engager une procédure contentieuse afin de faire valoir ses droits, constituent un dommage déduit du seul fait que l’administration a commis des illégalités.

Le rapport envisage ensuite une perspective interne. En ce qui concerne l’existence d’une présomption de dommage, bien que celle-ci ne soit pas consacrée par l’ancien Code civil, une partie de la doctrine avait fait autorité en retenant que la violation d’un droit subjectif impliquerait automatiquement un dommage moral pour le titulaire du droit. Ce courant doctrinal est pleinement rejeté par la Cour de cassation dans un arrêt du 21 juin 1990 qui affirme que l’existence d’un dommage ne peut pas découler de la seule violation d’un droit subjectif. Cette solution est accueillie par la partie de la doctrine qui critiquait vivement l’existence de cette présomption de dommage. Certains auteurs continuent néanmoins de soutenir la possible existence d’une présomption de dommage qui pourrait s’expliquer par le « cours normal des choses » ou par une « appréciation abstraite » de la situation. La dernière évolution sous l’égide de l’ancien Code civil belge, réside dans une solution de la Cour de cassation du 24 juin 2021 dans laquelle la Cour admet que le seul trouble de jouissance constitue un dommage réparable sans qu’il soit nécessaire de rapporter la preuve d’un autre dommage subi.

Ces questions d’articulation entre dommage et droits fondamentaux ont de nouveau été bouleversées par la réforme du Code civil belge. Désormais le dommage dispose d’une définition légale à l’article 6.24, « [l]e dommage consiste dans les conséquences économiques ou non économiques d’une atteinte à un intérêt personnel juridiquement protégé ». Il comprend alors deux composantes : une atteinte à un intérêt juridiquement protégé et l’existence de répercussions économiques. Par conséquent, à l’aune de cette définition qui vient distinguer l’atteinte de ses conséquences, une atteinte seule à un intérêt juridiquement protégé ne constitue pas un dommage. Cette nouvelle définition paraît donc difficilement conciliable avec la solution du 24 juin 2021. Mais surtout, comment concilier l’article 6.24 avec la présomption de dommage telle que reconnue dans la jurisprudence de la Cour EDH ? Si la Cour de cassation ne s’est pas encore prononcée sur l’articulation des deux interprétations, interne et européenne du dommage, le rapport semble trancher en considérant qu’il est difficilement imaginable que le juge belge n’admette pas les solutions de la Cour EDH. Si tel est le cas, une lecture souple de la définition posée à l’article 6.24 devra être faite, faisant ainsi perdre du crédit à la nécessité, posée par le droit interne, de rapporter la preuve des deux composantes du dommage. En ce sens, l’existence de répercussions économiques pourrait être déduite de l’atteinte à un droit fondamental. Cette vision européenne du dommage risque alors d’altérer la cohérence du droit de la responsabilité extracontractuelle belge.

Le rapport français est présenté par Anne Guégan (maître de conférences HDR à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne). Partant de l’absence de définition législative du dommage en droit de la responsabilité civile, est soulignée la difficulté d’isoler l’incidence des droits fondamentaux sur le dommage pris en lui-même et non, de façon plus globale, sur la responsabilité civile elle-même. Deux axes émergent toutefois : les droits fondamentaux viennent au soutien d’une primauté du dommage corporel ; ils influent sur les caractères du dommage réparable. D’une part, la fondamentalisation joue un rôle de légitimation de l’émergence d’une primauté du dommage corporel. Dans ce cadre, le droit de toute personne à la vie et à l’intégrité corporelle, consacré notamment par l’article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et par l’article 2 de la Conv. EDH, ainsi que par la loi bioéthique du 29 juillet 1994 en droit interne, fait figure de proue. Au-delà du droit à l’intégrité corporelle, il est possible de souligner un renforcement des droits fondamentaux protecteur de l’intégrité corporelle par la mobilisation de droits accessoires ainsi que leur amplification. Ainsi, le droit à la santé, le droit à un environnement sain, le droit à l’information sur les risques de dommages corporels tiré de l’article 8 de la Conv. EDH et du principe de dignité de la personne humaine, viennent au soutien d’une primauté du dommage corporel. De même, le droit au respect des biens vient protéger la créance de réparation d’un dommage corporel, en témoignent les contentieux nourris par l’application dans le temps de l’article 1er de la loi du 4 mars 2002 devant la Cour européenne. Le droit à un procès équitable permet, pour sa part, de sanctionner divers manquements caractérisés en considération de la situation concrète des victimes de dommages corporels. Anne Guégan souligne par ailleurs les signes, dans la jurisprudence de la Cour européenne, d’une logique de seuils de gravité du dommage corporel déterminant la possibilité de mobiliser certains droits fondamentaux : l’article 2 de la Conv. EDH constituerait une base sur laquelle viendrait s’ajouter, en fonction de la gravité du dommage, l’article 8, englobant la protection de l’intégrité physique et psychique, ainsi que l’article 3 relatif à l’interdiction des traitements inhumains et dégradants. Au-delà de la mobilisation des droits accessoires, les droits fondamentaux protecteurs de l’intégrité corporelle se trouvent amplifiés par les méthodes d’interprétation spécifiques aux juridictions veillant à leur application, sous l’impulsion de la théorie des obligations positives portée par la Cour EDH ou encore de l’effet horizontal de la Convention.

D’autre part, les droits fondamentaux ont une incidence sur les caractères du dommage, et en particulier sur son caractère certain. Est notamment soulevée la question d’une “présomption de dommage” en cas d’atteinte à un droit fondamental, opérant une contraction des conditions de la responsabilité civile particulièrement cohérente lorsque le droit en cause protège l’intégrité physique et psychique. C’est notamment le cas lorsqu’on présume l’existence d’un préjudice d’impréparation en cas de violation du droit à l’information en matière médicale ; d’un préjudice moral en cas d’atteinte au droit à la santé, en témoigne l’affaire des prothèses PIP ; ou encore du préjudice moral résultant de l’atteinte à la dignité du salarié dont l’employeur recourt illégalement à une substance toxique. Les droits fondamentaux sont par ailleurs susceptibles de légitimer la réparation d’une potentialité de dommage, d’ordre patrimonial (dépenses relatives à la prévention du risque ou à la limitation de ses effets) ou extrapatrimonial (préjudice d’anxiété, troubles dans les conditions d’existence).

En conclusion, Anne Guégan souligne que le dommage occupe une place importante pour apprécier l’interaction entre droits fondamentaux et responsabilité civile, car c’est au travers de la figure du dommage que les valeurs portées par ces droits trouvent une effectivité. En l’absence de tout préjudice, même moral, la violation d’un droit fondamental pourrait ne pas être sanctionnée. Sans qu’il semble pertinent de parler de « déstabilisation » du droit français du point de vue du dommage, il est intéressant de s’interroger sur l’incidence des droits fondamentaux sur la prolifération des dommages réparables, notamment à partir de l’exemple récent du recours à la notion de victimisation secondaire, importée du droit européen, pour justifier de la réparation d’un préjudice distinct de l’infraction par les parties civiles dans « l’affaire Depardieu ».

 

24 mai 2025

Table ronde n° 3.- La notion de réparation à l’épreuve des droits fondamentaux

Le rapport français est présenté par Bénédicte Girard (professeure à l’Université de Strasbourg). Partant des sources des droits fondamentaux, il opère une étude croisée de la jurisprudence du Conseil constitutionnel et de la Cour EDH au sujet de la réparation. Au-delà d’une différence de raisonnement, apparaît une différence d’approche de la réparation. Le Conseil constitutionnel élabore pour sa part, consciemment, un droit constitutionnel de la responsabilité, passant par la consécration de principes expressément dédiés à cette matière. À l’inverse, la Cour européenne n’appréhende pas la responsabilité pour elle-même, mais en tant qu’elle interfère avec les droits fondamentaux. Les deux juridictions conservent néanmoins de nombreux points communs, et se rejoignent autour d’un même paradoxe. D’un côté, elles se donnent les moyens d’exercer un vaste contrôle sur la notion de réparation. D’un autre côté toutefois, ni le Conseil constitutionnel ni la Cour européenne n’ont, pour le moment, bouleversé le droit de la réparation au nom des droits fondamentaux. Les droits fondamentaux ont un rôle plus modeste, venant ponctuellement modifier les solutions existantes. Ils opèrent alors tant au bénéfice des victimes qui sollicitent une meilleure réparation, qu’à celui des responsables qui dénoncent une réparation excessive.

Devant le Conseil constitutionnel, deux principes sont mobilisés au service d’une meilleure indemnisation des victimes. Le principe d’égalité, d’abord : la multiplication des régimes spéciaux emporte des différences de traitement entre les victimes susceptibles d’être contestées. Le Conseil constitutionnel a notamment été amené à contrôler des dispositions limitant les préjudices réparables, ou encore fixant un plafond ou un forfait d’indemnisation. Le principe de responsabilité, ensuite : étendu au-delà du domaine initial de la responsabilité pour faute, il permet un contrôle du montant de la réparation. Paradoxalement, le principe de réparation intégrale ne fait pas expressément l’objet d’une protection constitutionnelle. Il fait pourtant l’objet d’une protection médiate et clandestine en tant qu’atteinte potentielle au principe d’égalité ou au principe de responsabilité. Cette protection est par ailleurs circonscrite par la portée des principes d’égalité et de responsabilité. Loin de constituer un obstacle systématique, ils permettent de limiter la réparation dès lors que cette limitation est justifiée et proportionnée, à l’aune notamment de son étendue et de la gravité du fait générateur. La Cour EDH se saisit de la réparation par une autre voie. Partant de la théorie des obligations positives procédurales, elle considère la réparation comme un moyen de protection des droits fondamentaux. Dans ce cadre, tout droit fondamental est a priori invocable pour exiger réparation. Or, en raison du nombre et de l’interprétation large des droits fondamentaux, il est souvent possible de rattacher un dommage à un droit fondamental, de sorte que le domaine du contrôle opéré par la Cour européenne est virtuellement étendu. La créance de réparation elle-même peut être objet de droit fondamental par le truchement du droit au respect des biens, dès lors qu’elle fait naître l’espérance légitime d’obtenir paiement. La principale incidence de la Cour européenne sur la réparation passe alors par le contrôle in concreto, susceptible de mener à un renforcement du contrôle des mesures de réparation ordonnées par les juges. Ce contrôle doit, pour sa part, être distingué de la satisfaction équitable pouvant être accordée par la Cour EDH à la victime dans le cadre du litige qui l’oppose à un État, bien que les difficultés d’articulation avec la réparation puissent donner lieu à un risque de double indemnisation.

Le Conseil constitutionnel mobilise encore les principes d’égalité et de responsabilité au bénéfice des responsables : il résulte notamment du principe de responsabilité que les règles de responsabilité ne doivent pas être excessivement sévères pour les auteurs de dommages. Deux autres fondements devraient pouvoir être invoqués au bénéfice des responsables : en amont, le droit fondamental dont l’exercice a causé le dommage et, en aval, le droit fondamental atteint par les conséquences de la condamnation. Lorsque la réparation s’apparente à une sanction, elle pourrait ponctuellement faire l’objet d’un encadrement par la présomption d’innocence ainsi que par les principes d’individualisation et de proportionnalité des peines. Encore faut-il que la réparation présente un caractère punitif, ce qui est assez rare dans la jurisprudence du Conseil : seule l’amende civile a pu faire l’objet d’une telle qualification, au contraire d’autres mesures hybrides telles que la réparation forfaitaire, la solidarité ou les dommages-intérêts confiscatoires. Un argumentaire proche peut être mobilisable devant la Cour EDH en faveur de la limitation de la dette de réparation. D’une part, le fait générateur peut être présenté comme l’exercice d’un droit fondamental. D’autre part, la condamnation à réparer peut engendrer une atteinte à un droit fondamental du responsable. Une attention particulière doit alors être portée au droit au respect des biens, dès lors que la condamnation entraîne la perte d’un bien matériel ou lorsque la condamnation au paiement d’une somme d’argent porte atteinte à « l’intérêt patrimonial » du responsable, conçu comme un bien par la Cour européenne. Cette seconde expression du droit au respect des biens crée toutefois un paradoxe dans la jurisprudence européenne : si la Cour EDH protège la créance de réparation en tant qu’espérance légitime de paiement, elle devrait admettre, en miroir, la naissance d’une dette dans le patrimoine du responsable. Il en résulterait, par ailleurs, une généralisation du contrôle de proportionnalité de la réparation, toute condamnation constituant une atteinte potentielle au droit au respect des biens. Enfin, le caractère répressif de la mesure de réparation pourrait justifier son encadrement par les articles 6 et 7 de la Convention.

En conclusion, le rapport relativise l’impact des droits fondamentaux sur la réparation. Leur incidence n’est que ponctuelle, et le conservatisme des juges rend improbable une « fondamentalisation » de la réparation. La confrontation de la réparation et des droits fondamentaux reste pourtant féconde. D’une part, les jurisprudences constitutionnelle et européenne mettent en lumière, en exigeant que certains auteurs de dommages réparent les dommages qu’ils causent, l’existence de devoirs individuels fondamentaux. D’autre part, l’invocation des droits fondamentaux témoigne du besoin d’une meilleure hiérarchisation des intérêts en présence dans le cadre d’un procès en responsabilité civile, en lien avec la généralité des règles de responsabilité en droit français.

Le rapport belge est présenté par Pauline Colson (chargée de cours à l’UNamur et avocate au barreau de Bruxelles) et Sarah Larielle (assistante et doctorante à l’UNamur et à l’UC Louvain-Saint Louis). Le rapport éprouve, dans un premier temps, l’existence d’un droit fondamental à la réparation des dommages. Partant notamment de l’importance de la source supra-législative, les intervenantes concluent d’abord à l’absence d’un droit fondamental à la réparation intégrale du dommage. Au-delà, le droit belge ne semble pas admettre une protection constitutionnelle du droit à réparation, contrairement au droit français par le biais du principe de responsabilité. Pour preuve, à l’occasion de la réforme du Code civil, le législateur a octroyé la possibilité au juge de décider qu’aucune indemnité n’est due par le responsable lorsque ce dernier est un mineur de douze ans ou plus (article 6.10 du Code civil) ou une personne atteinte d’un trouble mental (article 6.11 du Code civil). De même, le droit belge admettait, dès avant la réforme, les clauses exonératoires de responsabilité délictuelle, de sorte que le droit à réparation n’est que supplétif. Il faut néanmoins réserver la réparation des préjudices corporels. En effet, le droit à l’intégrité physique et psychique fait l’objet d’une protection supra législative, d’abord indirecte, au travers d’autres droits fondamentaux comme le droit au respect de la vie privée, puis de manière autonome, notamment par le biais de l’article 3.1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et par celui de l’article 22 bis de la Constitution belge faisant spécifiquement référence au respect de « l’intégrité morale, physique, psychique et sexuelle » des enfants. La réparation des dommages corporels présente par ailleurs un caractère d’ordre public, de sorte qu’il n’est pas permis d’y déroger par convention. L’importance du droit au respect de l’intégrité physique se traduit dans la jurisprudence de la Cour européenne par une obligation positive pour l’État de permettre d’assurer la réparation du dommage par le responsable à bref délai. Le rapport s’interroge ensuite sur la possibilité de trouver dans la satisfaction équitable de l’article 41 de la Conv. EDH le fondement d’un droit fondamental à réparation. Si un doute existe au regard d’une décision isolée, la satisfaction raisonnable doit s’analyser comme un mode de réparation permettant à la Cour EDH de se prononcer, à titre subsidiaire, sur le terrain indemnitaire. On ne saurait pourtant y voir un véritable droit à réparation : il s’agit d’une simple faculté que la Cour exerce discrétionnairement lorsqu’elle estime que les conséquences de la violation d’un droit fondamental n’ont pas été effacées par l’application du droit national. Lorsque cette faculté est exercée, il faut toutefois considérer l’atteinte comme parfaitement effacée, de sorte qu’il y aurait une réparation intégrale du dommage. Partant, la position de la Cour européenne comme de la Cour de cassation laissant un espace pour le cumul entre satisfaction équitable et réparation intégrale au plan national doit être critiquée.

Le rapport pose, dans un second temps, la question de l’articulation de réparation des dommages et des droits fondamentaux. Les intervenantes se concentrent sur trois droits fondamentaux dans leur rapport à la réparation du dommage. Premièrement, le principe d’égalité et de non-discrimination, protégé par les articles 10 et 11 de la Constitution et par l’article 14 de la Conv. EDH, peut offrir un encadrement aux dispositions dérogeant à la réparation intégrale : toute dérogation au principe doit être justifiée et proportionnée. Trois ordres de dérogation peuvent être distingués. Certaines dispositions dérogent à la hausse, en prévoyant une indemnité supérieure au préjudice subi par la victime, dont les dispositions visant à lutter contre les fautes lucratives (articles XI, 335, §2, al. 3 du Code de droit économique et 6.31, §3 du Code civil). D’autres dispositions prévoient une indemnisation forfaitaire. C’est le cas en matière d’accident du travail pour certains postes de préjudices, en particulier quant à la rémunération ou quant au remboursement de certains frais. Certaines dispositions prévoient enfin des dérogations à la baisse. Il peut s’agir d’instaurer un pouvoir modulateur du juge, comme à propos de la réparation due par les mineurs ou par les personnes atteintes d’un trouble mental, déjà évoquée. Il peut encore s’agir de dispositions prévoyant un plafonnement de la réparation. Si la plupart de ces dérogations semblent conformes au principe d’égalité notamment en raison de la légitimité du but poursuivi, la justification d’un plafonnement de l’indemnisation semble plus délicate, en particulier au cas du préjudice corporel. Il apparaît préférable aux intervenantes de limiter les postes de préjudices réparables plutôt que d’instaurer un plafonnement. Deuxièmement, le droit à la vie privée pourrait être utilement mobilisé pour éprouver la primauté de la réparation en nature prévue à l’article 6.33, §2, du Code civil. À ce titre, le responsable peut notamment imposer la réparation en nature. Elle peut néanmoins être écartée si la victime invoque de « justes motifs ». Dans ce cadre, le respect du droit à la vie privée de la victime pourrait constituer un juste motif dans une logique d’horizontalisation indirecte des droits fondamentaux. Troisièmement, le droit à un procès équitable et à l’accès à la justice dans ses différentes composantes est mis au service de la réparation, en garantissant non seulement l’accès à un tribunal, mais aussi des règles de procédure permettant un accès effectif ainsi qu’une célérité dans le traitement des demandes en réparation.

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