Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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AFFAIRE DU SIÈCLE. CONDAMNATION DE L’ETAT EN RÉPARATION DU PRÉJUDICE ÉCOLOGIQUE POUR LA LENTEUR DE SA POLITIQUE CLIMATIQUE, T. Schellenberger

Thomas Schellenberger
Maître de conférences à l’Université de Haute-Alsace
Membre du CERDACC

 

Tribunal administratif de Paris, 3 février 2021, n°1904967 A LIRE ICI

Dans quelle mesure la France est-elle responsable du réchauffement climatique ? C’est la question qui a été posée devant le tribunal administratif de Paris dans la désormais célèbre « affaire du siècle ».

Depuis 30 ans, le réchauffement climatique planétaire, son origine anthropique et ses effets néfastes font l’objet d’un consensus scientifique mondial (Climate Change, the IPCC 1990 and 1992 Assessments, Intergovernmental Panel on Climate Change firt Assesment report, june 1992 : ICI ). Ce phénomène a déjà commencé à produire des effets directs, seule l’immensité de ses effets futurs et potentiels fait encore l’objet d’incertitudes, laissant entrevoir le risque d’une sixième extinction de masse du vivant, 65 millions d’années après celle qui a emporté les dinosaures (« Underestimating the Challenges of Avoiding a Ghastly Future », Front. Conserv. Sci., 13 January 2021, ICI ). Or, la France en tant que pays industrialisé contribue à son échelle à cette dégradation de l’atmosphère et des conditions de vie sur Terre. Pourtant, si l’action des autorités françaises pour limiter le dérèglement du climat est prévue par plusieurs textes, rien en droit ne garantissait la mise en jeu de la responsabilité de la puissance publique en la matière. C’est un peu comme si la contrainte n’avait pas été mise à l’ordre du jour, ou en un sens comme si le changement climatique était socialement acceptable, puisque non assorti de sanction affirmée. Or, que faire si l’Etat ne prend pas lui-même ses responsabilités ? C’est afin de rendre l’action publique pour le climat contraignante que des associations de protection de l’environnement (Oxfam, Notre affaire à tous, Fondation pour la nature et l’homme et Greenpeace) ont cherché à engager la responsabilité de l’Etat devant le tribunal administratif de Paris.

Ces associations ont demandé que la justice condamne symboliquement l’Etat à réparer leur préjudice moral et le préjudice écologique résultant de la dégradation de l’équilibre climatique planétaire à raison de la responsabilité de la puissance publique dans ce phénomène. Il est aussi et plus concrètement demandé au juge d’ordonner à l’Etat de faire cesser ce préjudice écologique en prenant en substance les mesures nécessaires pour baisser les émissions de gaz à effet de serre (GES) et contribuer à maintenir l’augmentation du réchauffement climatique à +1,5°C maximum.

Face au refus exprès des autorités publiques sollicitées de faire droit à ces demandes à titre gracieux, les associations environnementales ont saisi le tribunal administratif de Paris en mars et mai 2019.

Ainsi l’Etat aurait-il, selon ces associations, contribué à causer, par son inaction, un préjudice écologique et moral.

En premier lieu, le préjudice écologique résiderait dans une dégradation des fonctions écologiques de l’atmosphère et possèderait un caractère actuel, futur et certain. Or, les requérants font valoir que l’article 1246 du Code civil oblige toute personne responsable d’un préjudice écologique à le réparer, ce dernier étant défini comme « toute atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices tirés par l’homme de l’environnement ». Quant au préjudice moral, il résulterait classiquement d’une atteinte aux objets statutaires de ces associations qui portent sur la protection du climat.

En deuxième lieu, les demandeurs reprochent à l’Etat le non-respect d’une obligation générale et de plusieurs obligations spécifiques de limitation du changement climatique. Ainsi, le droit à la vie (art. 2 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (CESDH)), le droit au respect de la vie privée (art. 8 de la CESDH), le droit à un environnement sain et équilibré, les principes de prévention et de précaution (art. 1er, 3 et 5 de la Charte de l’environnement), la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques de 1992 (CCNUCC) et l’Accord de Paris de 2015, impliqueraient une obligation générale d’agir pour le climat à la charge de l’Etat français. Or, les demandeurs soutiennent que l’Etat aurait justement méconnu cette obligation en s’abstenant de prendre les mesures nécessaires. Quant aux obligations spécifiques opposées à l’Etat, elles résideraient dans les objectifs chiffrés de réduction des émissions de GES inscrits dans la décision européenne n° 406/2009/CE du 23 avril 2009, le règlement européen n°2018/842 du 30 mai 2018, le Code de l’énergie et le Code de l’environnement.

En troisième lieu, les associations requérantes soutiennent que la responsabilité de la puissance publique peut être engagée dès lors que son comportement est l’une des causes déterminantes du dommage. Or, il est argué que la lenteur de la France contribuerait directement à l’aggravation du changement climatique.

C’est la première fois que le juge français est confronté à la question de la responsabilité de la puissance publique en matière de changement climatique. De multiples questions en résultent. Le préjudice écologique inscrit dans le Code civil est-il établi et invocable contre l’Etat ? Les actions de l’Etat en matière de changement climatique peuvent-elles être constitutives d’une carence fautive ? Y a-t-il au sens juridique un lien de causalité direct entre l’action de l’Etat français et la dégradation de l’atmosphère planétaire ? En somme, quelle est la part de responsabilité de la puissance publique française dans ce phénomène physique qui menace gravement les conditions de vie de l’humanité sur la Terre ?

Après avoir reconnu aux associations requérantes la qualité pour agir en réparation du préjudice écologique, le tribunal administratif de Paris juge que la responsabilité de l’Etat en la matière est engagée, condamnant ce dernier à indemniser les associations pour préjudice moral, et à réparer le préjudice écologique, avec la réserve que les mesures de réparation correspondantes seront prononcées deux mois plus tard après un supplément d’instruction. Le juge prononce en outre la condamnation de l’Etat en réparation du préjudice moral des associations requérantes à hauteur d’un euro symbolique.

Pour la première fois, le juge administratif reconnaît non seulement que le préjudice écologique est invocable contre l’administration, mais aussi qu’il est établi en l’espèce. A partir des constats scientifiques du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et de l’Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique (ONERC), la juridiction administrative reconnaît l’existence d’une altération des fonctions écologiques de l’atmosphère d’origine humaine et de ses effets néfastes graves et irréversibles, actuels et futurs, sur les conditions de vie de l’homme et sur les écosystèmes, aussi bien à l’échelle mondiale qu’à l’échelle du territoire français.

Or, selon le juge, une obligation de lutte contre le changement climatique existe bel et bien et sa violation par l’Etat est fautive. L’Etat a donc bien commis une faute de nature à engager sa responsabilité dans la mesure où il n’a pas respecté les objectifs de réduction des GES qu’il s’est fixés.

Enfin, le tribunal considère que le préjudice écologique est effectivement imputable à l’Etat dans la mesure où son incapacité à respecter ses engagements de réduction de ses émissions de GES a contribué de façon déterminante à l’aggravation du préjudice.

Cette décision marque le début en France du contentieux climatique sur le terrain de la responsabilité. Au-delà des perspectives incontestables ouvertes par ce jugement, il convient de souligner que la responsabilité de l’Etat était surtout devenue impossible à nier (I) et qu’elle reste encore bien entendu à consolider (II).

I.        Une responsabilité devenue impossible à nier

A l’image du consensus scientifique sur la réalité du réchauffement climatique, l’état du droit est arrivé suffisamment à maturité pour reconnaitre enfin une responsabilité face à ce dommage écologique, si bien que la justice devait engager la responsabilité de l’Etat (A) même si elle l’a fait avec mesure (B).

A.-  Le droit français arrivé à maturité

Ce jugement intervient dans un contexte normatif favorable à la reconnaissance de la responsabilité de la puissance publique pour préjudice écologique en matière de pollution de l’atmosphère.

L’inéluctable affirmation du préjudice écologique

S’agissant d’abord du préjudice écologique, cela fait maintenant 13 ans que la notion de dommage environnemental a été introduite dans le paysage juridique français. L’atteinte causée à certains éléments de l’environnement, indépendamment de ses conséquences pour les personnes et les biens, n’est en effet pas nouvelle. Issus de la directive européenne du 21 avril 2004 sur le dommage environnemental (P. Steichen, « La directive sur la responsabilité environnementale en ce qui concerne la prévention et la réparation des dommages environnementaux : un droit de compromis pour une responsabilité nouvelle », in Entreprises, responsabilités et environnement, Aménagement-Environnement, Bruxelles, 2004, n° spécial, p. 109-127. ), les articles L161-1 et suivants du Code de l’environnement ont conduit à une première appréhension du dommage écologique sous l’angle préventif de la police administrative.

A la même époque le juge civil considérait déjà le préjudice écologique comme réparable, d’abord en tant que préjudice moral (M. Boutonnet, « la reconnaissance du préjudice environnemental », Environnement, 2008, n°2, p. 11. )puis en tant que préjudice écologique pur. C’est après le naufrage de l’Erika, que la Cour d’appel du Paris a ordonné la réparation du préjudice écologique pur dans un arrêt du 30 mars 2010. « Ce préjudice objectif, autonome, s’entend de toute atteinte non négligeable à l’environnement naturel (…) qui est sans répercussions sur un intérêt humain particulier mais qui affecte un intérêt collectif légitime », déclarait alors la Cour. C’est finalement en 2016 que la dimension écologique de la réparation civile a été entérinée par le nouvel article 1246 du Code civil qui prévoit que « toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer », celui-ci étant défini comme « toute atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices tirés par l’homme de l’environnement ».

Même si la jurisprudence administrative repose sur l’idée selon laquelle la responsabilité de la puissance publique « ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le Code civil pour les rapports de particulier à particulier »( Tribunal des conflits, Blanco, 8 février 1873, n°00012), l’article 1246 de ce code prescrit seulement une obligation générale de réparation applicable en principe à tous les régimes de responsabilité, et qui ne remet pas en cause les spécificités de la responsabilité administrative. De plus, cette obligation de réparation applicable à toute personne découle de la Charte de l’environnement qui dispose en son article 4 que « toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu’elle cause à l’environnement, dans les conditions définies par la loi ».

Malgré ce contexte, la jurisprudence administrative est restée jusqu’à aujourd’hui constante et aussi ferme que laconique dans son refus de prononcer l’indemnisation du préjudice écologique en cas d’engagement de la responsabilité de l’administration(C. Huglo, « La notion de réparation du préjudice écologique à l’épreuve du droit administratif », Énergie – Environnement – Infrastructures n° 11, Novembre 2016, étude 21 ; CE, 12 juill. 1969, n° 72068, Ville Saint-Quentin : Lebon, p. 383). La volonté du juge administratif de protéger l’Etat et les deniers publics a donc jusqu’à aujourd’hui soustrait à la réparation toute une dimension du dommage environnemental. Ni l’état du droit ni l’Etat de droit ne pouvait se satisfaire de ce vide.

Les choix dans l’affirmation d’une faute

S’agissant ensuite du fait générateur de responsabilité en matière de changement climatique, l’hypothèse d’une faute de la puissance publique dans la réalisation de ses missions de protection de l’environnement semblait tout à fait envisageable. Plusieurs normes sont en effet de nature à fonder une obligation d’agir pour l’Etat dans le domaine du climat. Les droits de l’Homme  comme le droit à la vie (art. 2 de la CESDH), le droit au respect de la vie privée (art. 8 de la CESDH) et le droit à l’environnement, peuvent servir de fondement à l’engagement de la responsabilité des autorités publiques pour faute. Ces droits impliquent tous des obligations d’agir pour les autorités publiques afin de protéger les personnes contre des atteintes à l’environnement (La jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme a depuis longtemps considéré que certaines pollutions et risques auxquelles les Etats étaient incapables de remédier pouvaient caractériser des atteintes au droit à la vie et au droit au respect de la vie privée : CEDH, Lopez-Ostra c. Espagne, 9 décembre 1994, A, n°303-C ; Oneryildiz c. Turquie 30 novembre 2004, n°48939/99; CEDH, Tatar contre Roumanie, 27 janvier 2009, n°67021/01).

Récemment, la Cour suprême des Pays-Bas est allée jusqu’à juger que l’incapacité de l’Etat à prendre des mesures urgentes face au changement climatique était illégale en vertu du droit à la vie et du droit au respect de la vie privée. Protéger les conditions d’existence des êtres humains sur Terre face à une menace urgente de changement climatique est ainsi devenu dans le droit néerlandais une obligation juridique fondée sur les droits de l’Homme. Le juge administratif français est en revanche beaucoup plus réservé sur la question du droit à la vie. Dans trois affaires récentes en matière de pollution atmosphérique dans les grandes agglomérations françaises, les juges ont systématiquement rejeté l’atteinte au droit à la vie (Tribunal administratif de Paris, 4 juillet 2019, °1709333/4-3, Tribunal administratif de Lyon, 26 septembre 2019, n°1800362 et Tribunal administratif de Montreuil, 25 juin 2019, n° 1802202 ; voir en particulier D. Guinard, « L’émergence d’un droit à un environnement sain et durable », RDSS 2019, p. 149).

Par ailleurs, le droit de chacun à vivre dans un environnement sain et équilibré est proclamé dans le bloc de constitutionnalité français depuis 2005. Or, la protection de ce droit subjectif à l’environnement peut impliquer une obligation pour les autorités publiques d’agir face au réchauffement climatique, c’est pourquoi l’inertie de l’Etat dans ce domaine pourrait tout à fait être qualifiable de faute (M. Prieur, dir., Droit de l’environnement, Dalloz, 8ème édition, 2019, p. 86).

Il existe par ailleurs une série d’obligations spécifiques en matière de lutte contre le changement climatique qui reposent sur des objectifs chiffrés de réduction des GES déclinés à différents niveaux. C’est la CCNUCC de 1992 qui en est à l’origine et qui fixe l’objectif selon lequel la hausse de la température du globe ne doit pas dépasser +1,5°C. Au niveau de l’Union européenne, la décision n° 406/2009/CE du 23 avril 2009 ( Annexe II de la Décision n°406/2009/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2009 relative à l’effort à fournir par les États membres pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre afin de respecter les engagements de la Communauté en matière de réduction de ces émissions jusqu’en 2020) demande à la France, pour 2020, de diminuer ses émissions de GES de 14 % par rapport au niveau de 2005. Quant au règlement européen n°2018/842 du 30 mai 2018, il impose une réduction annuelle contraignante des émissions de GES françaises de 37 % en 2030 par rapport à leur niveau de 2005(Annexe I du Règlement (UE) 2018/842 du Parlement Européen et du Conseil du 30/05/18 relatif aux réductions annuelles contraignantes des émissions de gaz à effet de serre par les États membres de 2021 à 2030 contribuant à l’action pour le climat afin de respecter les engagements pris dans le cadre de l’accord de Paris et modifiant le règlement (UE) n° 525/2013).

D’objectifs chiffrés, il est encore question dans l’article L100-4 du Code de l’énergie, qui attribue à la politique énergétique nationale la finalité de réduire ses émissions de GES de 40% entre 1990 et 2030. Il en va de même pour le Code de l’environnement, qui détermine la trajectoire à suivre pour atteindre ce but. Ainsi l’article L. 222-1 A du Code de l’environnement dispose-t-il que tous les cinq ans, un plafond national des émissions de GES, qui prend le nom de « budget carbone », est fixé par décret et réparti par secteurs en fonction de la « stratégie nationale bas carbone », elle aussi fixée par décret. C’est pourquoi l’article D. 222-1-A du Code de l’environnement, dernier niveau de cet édifice normatif, fixe les « budgets carbone » chiffrés en Mt d’équivalent CO2 par an sur des échelles de cinq ans. Dans le même temps, une articulation similaire de normes prévoit de réduire les émissions de GES indirectement par le biais de politiques sectorielles comprenant elles-mêmes des objectifs chiffrés, en particulier s’agissant de l’amélioration de l’efficacité énergétique et du développement des énergies renouvelables.

Or, rien n’indique dans les textes que ces objectifs seraient dépourvus de portée contraignante. Sur la question de savoir quelle est la portée juridique au contentieux de ce type de normes, on peut donc répondre que, sauf disposition légale particulière, plus elles sont précises, et plus elles sont contraignantes. Le droit de l’urbanisme donne depuis longtemps lieu à une appréciation de la portée des normes en fonction de leurs degrés de précision (J.-P. Lebreton, « La compatibilité en droit de l’urbanisme », AJDA, 1991, p. 491.). En matière de pollution atmosphérique, le Conseil d’Etat a décidé dans le cadre du contrôle de l’égalité et en s’alignant sur la position de la CJUE (CJUE, 19 novembre 2014, ClientEarth, aff. C-404/13 ; CJUE, 5 avril 2017, aff. C-488/15, Commission c/ Bulgarie), que les objectifs chiffrés de concentration de polluants dans l’atmosphère dans les grandes villes françaises constituaient des obligations de résultats contraignantes (Conseil d’État, 12 juillet 2017, Association Les Amis de la Terre France, n° 394254, Lebon ; A. Van Lang, « Protection de la qualité de l’air : de la transformation d’un droit gazeux en droit solide », AJDA 2017, p. 1426). Dans le contentieux de la responsabilité, malgré les hésitations des juridictions françaises, le non-respect des objectifs maximum de pollution atmosphérique permet aussi déjà de retenir la carence fautive de l’administration (CJUE, n° C-636/18, Arrêt de la Cour, Commission européenne contre République française, 24 octobre 2019 ; Tribunal administratif de Montreuil, 25 juin 2019, n° 1802202 ; R. Felsenheld, « Pollution de l’air : l’Etat fautif mais pas condamné », AJDA 2019 p.1885 ; Tribunal administratif de Paris, 4 juillet 2019, °1709333/4-3 ; Tribunal administratif de Lyon, 26 septembre 2019, n°1800362.).

La recherche d’un lien de causalité

Si le dommage écologique et la faute de l’administration en matière de réchauffement climatique semblent pouvoir reposer sur des fondements juridiques bien établis, c’est moins le cas du lien de causalité entre l’action de l’Etat et le réchauffement climatique. Il s’agit certainement du point le plus incertain dans ce contentieux, car il porte sur une pollution diffuse et multifactorielle et qu’il dépend de l’appréciation des faits par le juge. Selon le Conseil d’Etat en effet, il faut que la faute de l’administration soit une cause déterminante du dommage plutôt que sa cause directe (CE, sect., 28 juill. 1993, Min. Défense c/ Stéfani, req. no 121702, Lebon 231, cité par F. SÉNERS, F. ROUSSEL, « Préjudice réparable Resp. adm. – Caractère personnel, direct et certain du préjudice », Répertoire de la responsabilité de la puissance publique, Dalloz, juillet 2019) ; le juge admettant parfois que l’imputabilité d’un préjudice repose simplement sur « un lien de causalité suffisamment direct » (CE 2 juin 2010, Abolivier et a., req. no 307814, cité par F. SÉNERS, F. ROUSSEL., précit.).  En fait, « il s’agit d’apprécier si le fait dommageable imputable à la puissance publique a un lien suffisamment étroit avec le préjudice allégué » (F. SÉNERS, F. ROUSSEL., précit.), appréciation qui est souvent éclairée par des considérations d’équité.

Par exemple, trois jugements rendus à la fin de l’année 2019 ont abouti à ce que l’Etat soit certes reconnu fautif du fait de son incapacité à prévenir la pollution de l’atmosphère, mais non condamné en l’absence de lien de causalité suffisamment direct entre le dommage et la faute(TA de Montreuil, 25 juin 2019, n° 1802202 ; R. Felsenheld, précit. ; TA de Paris, 4 juillet 2019, °1709333/4-3 ; TA de Lyon, 26 septembre 2019, n°1800362). Tout dépend donc de la façon dont le juge apprécie les faits.

On voit bien que le droit français est arrivé à maturité pour envisager que l’Etat puisse être juridiquement responsable en cas de manquement à ses obligations en faveur du climat. Reste à voir dans quelle mesure le juge français a prononcé dans « l’affaire du siècle » la condamnation de la puissance publique.

B.-  Une responsabilité reconnue avec mesure

Dans le jugement du TA de Paris du 3 février 2021, c’est la première fois que le juge reconnaît explicitement l’existence en droit administratif du préjudice écologique, comblant ainsi le fossé avec le droit positif et la jurisprudence judiciaire.

Un préjudice sobrement affirmé

La première question portait sur l’application de l’article 1246 du Code civil à la puissance publique. Elle est en l’espèce admise par le juge dans un considérant portant sur la recevabilité des requêtes des associations. Le tribunal est assez elliptique sur les motifs de cette applicabilité, la rendant de ce fait évidente. Ce qui ressort du jugement, après un rapprochement entre le Code civil (art. 1246) et le Code de l’environnement (art. L142-1), c’est une déduction générale selon laquelle toute association peut saisir le juge administratif pour tout grief, et donc notamment en réparation du préjudice écologique que toute personne est tenue de réparer.

La seconde question portait sur la qualification matérielle du préjudice écologique et sa preuve. Dans cette affaire le juge prend acte du consensus scientifique mondial et national sur l’existence du réchauffement climatique, de son origine anthropique et de ses effets néfastes globaux et territoriaux. De manière assez irrécusable, le juge s’appuie sur les constatations du GIEC et de l’ONERC, pour en déduire l’existence de toute façon incontestable de la dégradation de l’atmosphère et de ses effets déjà observables. Enumérant avec autant que précision que de réalisme les effets néfastes de ce phénomène sur la société, l’économie, la sécurité, la santé publique et les écosystèmes, le tribunal caractérise avec exactitude le préjudice écologique tel qu’il est défini par l’article 1246 sur Code civil. Consistant en une « atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices tirés par l’homme de l’environnement », ce préjudice possède d’une part une dimension purement écologique et d’autre part une dimension anthropocentrée permettant de qualifier de dommage écologique une atteinte aux écosystèmes ayant des effets néfastes sur l’homme. Sur cette qualification, il est remarquable que le juge envisage le réchauffement climatique comme un préjudice écologique essentiellement dans la mesure où il a des effets néfastes sur l’homme. Enumérant ces derniers avec soin, et mentionnant notamment la croissance économique comme l’un des intérêts à prendre en compte dans ce préjudice, le juge relève à la marge que le réchauffement climatique a également des impacts sur les écosystèmes en tant que tels.

S’agissant de la faute de l’Etat, le tribunal administratif de Paris retient une carence du fait de son incapacité à respecter les engagements qu’il a pris en matière de lutte contre le changement climatique. Le juge déduit en effet de l’état du droit interne et supranational une obligation générale de lutte contre le changement climatique qui en l’espèce n’a pas été respectée par la puissance publique.

Une faute sans épaisseur

En revanche, le juge écarte notablement toute faute fondée sur le non-respect des droits de l’Homme. Le tribunal n’a donc pas saisi l’occasion de rapprocher le droit subjectif de l’homme à l’environnement et le préjudice écologique, en dépit de la proximité de leurs définitions qui envisagent toutes deux l’Homme et les écosystèmes indissociablement.

Le tribunal s’est en fait concentré exclusivement sur les objectifs chiffrés de lutte contre le changement climatique adoptés par la France. Le tribunal se fonde sur les textes présentés ci-dessus pour énumérer le détail des objectifs de réduction des GES. Or, ces objectifs sont considérés en l’espèce comme des engagements de l’Etat auxquels il a consenti et pour lesquels il s’est donc reconnu compétent. Selon les termes du jugement, l’Etat français a « reconnu sa capacité à agir effectivement sur ce phénomène pour en limiter les causes et en atténuer les conséquences néfastes », ce qui fonde sa compétence et donc son obligation d’agir. En choisissant « de souscrire à des engagements internationaux et, à l’échelle nationale, d’exercer son pouvoir de réglementation », l’Etat conduit une politique de réduction des GES « par laquelle il s’est engagé à atteindre, à des échéances précises et successives, un certain nombre d’objectifs ». En conséquence de quoi sa responsabilité pour faute peut être engagée en cas de lenteur. Ainsi le juge confère-t-il une portée contraignante aux objectifs chiffrés de réduction des GES en raison de leur précision, mais aussi en les envisageant comme des engagements juridiques que l’Etat s’est fixés. En fait, le juge insiste avant tout sur le fait que l’Etat doit tenir les engagements qu’il prend, dès lors qu’ils sont précis et que, selon le point de contexte rappelé par le juge, il y a urgence à agir. Or, en l’espèce, le juge relève que plusieurs objectifs chiffrés de lutte contre l’effet de serre n’ont pas été respectés et retient de ce fait la carence fautive de l’Etat.

Une imputabilité empirique

Sur le lien de causalité entre cette faute et le préjudice écologique, le juge opère une distinction nette. L’incapacité de l’Etat à atteindre dans les temps les objectifs d’amélioration de l’efficacité énergétique et de développement des énergies renouvelables dans la consommation finale d’énergie, est bien considérée comme une carence fautive mais qui n’a « pas contribué directement à l’aggravation du préjudice écologique dont les associations requérantes demandent réparation ». Ainsi, le juge ne sanctionne pas l’Etat pour sa lenteur dans la conduite des politiques sectorielles contribuant à baisser les émissions françaises de GES. On s’aperçoit que le juge canalise la responsabilité de l’Etat vers son objectif général de réduction des émissions de GES. Sur ce point, le juge reconnait sans difficulté que l’échec de l’Etat est une cause déterminante du préjudice écologique allégué. Est ainsi reconnue une obligation juridiquement contraignante de résultat pesant sur l’Etat avec pour objet la réduction de ses émissions de GES selon des objectifs précisés par les textes. En revanche, les moyens mis en œuvre par la puissance publique pour atteindre ces objectifs, c’est-à-dire le respect des objectifs chiffrés relevant de politiques sectorielles, ne sont pas sanctionnés par le juge dans le cadre du contentieux de la responsabilité.

Le respect des normes en matière de la lutte contre le changement climatique est donc bien contraignant et condamnable en justice, mais la responsabilité qui vient d’être affirmée doit encore être consolidée pour avoir davantage de portée.

II.     Une responsabilité à consolider

Il était indispensable que le juge fasse preuve de pragmatisme en parant au plus urgent (A) mais une plus juste responsabilité doit être développée pour agir en faveur du climat (B).

A.-  L’approche pragmatique du juge : parer au plus urgent

En engageant la responsabilité de l’Etat pour préjudice écologique, le juge français a fait son entrée dans le contentieux de la responsabilité en matière de changement climatique, après une première étape franchie dans le contentieux de la légalité en novembre 2020 avec l’arrêt Grande Synthe (CE, 19 novembre 2020, n°427301 ; H. Delzangles, « Le premier « recours climatique » en France : une affaire à suivre ! », AJDA 2021 p.217).

Un jugement efficace

Dans son jugement, le tribunal administratif de Paris opère un rapprochement entre le Code civil et le contentieux administratif. Ce faisant, le juge du fond met fin à l’anomalie de la jurisprudence administrative qui persistait à rejeter la réparation du préjudice écologique pur. C’est une solution qui est en cohérence avec l’état du droit, qui concourt à la protection de l’intérêt général et qui n’entrave pas le bon accomplissement des missions de l’administration. L’idée selon laquelle la puissance publique, ne serait pas comptable du préjudice écologique qu’elle cause, semble effectivement devoir être abandonnée, à l’heure où la protection de l’environnement constitue, d’après le Conseil d’Etat, « l’un des enjeux les plus fondamentaux auxquels l’humanité est confrontée » (CE, avis sur le projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, 20 juin 2019, N° 397908, NOR : JUSX1915618L).

S’agissant de la reconnaissance matérielle du préjudice écologique, on peut regretter que le juge n’insiste pas davantage sur sa dimension purement écologique. Celle-ci est certes reconnue, mais elle n’est mentionnée que de manière succincte, mentionnant les risques « en particulier pour les écosystèmes et les populations les plus vulnérables ». Pour l’essentiel, le jugement réduit la problématique du changement climatique à ses effets néfastes sur les activités humaines, la sécurité, la santé et la croissance économique. C’est une approche pragmatique pour faire agir l’Etat où le juge pare au plus urgent sans proposer une vision ambitieuse de la réparation du préjudice écologique.

Un jugement prudent, voire timide

Sur la question de la carence fautive de l’Etat engageant sa responsabilité, l’approche du juge est technique et centrée sur les textes prévoyant des normes chiffrées. La carence de l’Etat est uniquement appréciée vis-à-vis des objectifs de réduction des GES et en particulier sur le fondement de l’article D. 222-1-A du Code de l’environnement, qui fixe les plafonds quinquennaux d’émissions de carbone de la France. Par conséquent, le juge réduit la faute de l’Etat au non-respect des engagements qu’il a consenti à prendre, mais n’oppose pas à l’inertie de la France un impératif supérieur justifié par une valeur humaine qui dépasserait le seul bon vouloir de l’Etat. Seul le non-respect de l’engagement juridique fonde ici la carence. C’est une façon de protéger le jugement du tribunal contre la censure des juridictions supérieures, mais peut être aussi d’une certaine manière, de protéger l’Etat en circonscrivant sa faute. Qu’aurait-décidé le tribunal si l’Etat avait respecté des engagements plus modérés mais insuffisants pour lutter effectivement contre le changement climatique ? L’aurait-il jugé non responsable ?

On peut regretter que le juge ne consacre pas une responsabilité plus fondamentale axée sur le droit de toute personne à vivre dans un environnement sain et équilibré, et plus largement sur le respect des droits de l’homme, alors que cette affaire en était pourtant l’occasion.

On peut comprendre cette retenue du juge s’agissant du droit à la vie et du droit au respect de la vie privée, dans la mesure où le changement climatique n’affecte pas encore directement et intimement la vie de l’Homme au point de vue subjectif. Or, jusqu’à présent, lorsque la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a reconnu qu’une pollution pouvait constituer une violation du droit à la vie et du droit au respect de la vie privée, c’était toujours dans des litiges où la vie des personnes était aussi immédiatement que gravement dégradée par une atteinte à leur environnement proche (Cf. infra.).

Il est en revanche plus discutable que le juge n’ait pas souhaité fonder l’obligation de lutte contre le changement climatique de l’Etat sur le respect du droit subjectif de l’homme à l’environnement. Cela aurait permis de renforcer juridiquement et symboliquement à la fois la responsabilité de l’Etat et ce droit subjectif lui-même, dont l’affirmation est une condition essentielle au développement du droit de l’environnement. Reconnaitre aujourd’hui que la protection du climat est une exigence juridique fondamentale susceptible d’engager la responsabilité de la puissance publique en cas d’inaction serait peut-être justement le seul moyen d’éviter que ce soit demain le droit à la vie qui soit fatalement menacé.

Un jugement équilibré

S’agissant enfin de l’établissement du lien de causalité entre le préjudice écologique et la carence de l’Etat, l’approche du juge repose sur plusieurs ressorts positifs pour le développement d’une responsabilité publique en matière de changement climatique. Le lien de causalité est admis avec souplesse et un certain sens de l’équité lui permettant d’éviter de rendre une décision insensée dans laquelle l’Etat serait déclaré fautif mais non responsable à défaut de causalité juridique entre sa lenteur et le préjudice écologique. Le juge pouvait-il vraiment décider que ce fléau n’était pas au moins en partie imputable à l’Etat sous prétexte que des facteurs privés et individuels interviennent dans la manifestation du dommage ? En définitive, on peut percevoir un équilibre dans cette décision entre l’appréciation de la faute, qui est rigoureuse et prudente, et l’appréciation de l’évaluation du lien de causalité, qui est plus audacieuse.

Le tribunal s’est par ailleurs également montré mesuré dans son jugement sur le lien de causalité puisqu’il a distingué les carences fautives qui n’ont pas contribué directement à l’aggravation du préjudice écologique, et la carence qui en revanche y a contribué directement. Aussi le non-respect des objectifs sectoriels de lutte contre le changement climatique est écarté dans l’analyse de la causalité, tandis que l’objectif global de réduction des émissions de GES est admis comme condition d’engagement de la responsabilité de l’Etat. Cette approche finaliste est tout à fait convaincante puisqu’elle est tournée vers la lutte effective contre le changement climatique. Le jugement du tribunal fait en l’espèce preuve de souplesse sur un point essentiel : la préservation d’une marge de manœuvre nécessaire à l’administration pour remplir sa mission au service de l’intérêt général, respectant ainsi l’une des spécificités du droit de la responsabilité de la puissance publique.

B.-  Vers plus de justesse et de justice

L’affirmation de la responsabilité de l’Etat pour préjudice écologique en matière de changement climatique est une avancée majeure en droit de l’environnement. L’extension de la notion de préjudice réparable dans le contentieux de la responsabilité renforcera, en principe, les possibilités de réparation des dommages écologiques, même lorsqu’ils n’ont pas d’incidences sur les personnes et les biens. On pense en particulier aux pollutions diffuses, multifactorielles et de portée planétaire comme celles causées par les micro-plastiques (Les risques de la pollution par les microplastiques pour l’environnement et la santé, Commission européenne, 30 avril 2019 : ICI ), les déchets ou les pesticides.

Justesse

La question de savoir comment réparer le préjudice écologique reste béante. Conformément à l’article 1249 du Code civil selon lequel « la réparation du préjudice écologique s’effectue par priorité en nature », le tribunal s’est donné deux mois de supplément d’instruction pour édicter les mesures nécessaires à la résorption du préjudice écologique. Concrètement, il devrait s’agir d’enjoindre à l’Etat de prendre des mesures immédiates de réduction des émissions de GES ou de compensation carbone, voire de condamner le responsable à verser des dommages et intérêts aux associations requérantes qu’elles affecteront à la lutte contre le changement climatique. Des incertitudes subsistent quant à l’efficacité et à l’effectivité de telles mesures de réparation, qui ne devront pas servir de prétexte à l’inaction mais qui pourront s’inspirer de l’important apport de la doctrine sur ce point (L. Neyret, G. J. Martin, dir., Nomenclature des préjudices environnementaux, LGDJ, 2012, 456 pages).

Par ailleurs, la reconnaissance du préjudice écologique par le juge administratif dans cette affaire livre un indice sur la façon d’envisager son caractère non réparable. Le préjudice écologique étant défini par l’article 1246 du Code civil comme une « atteinte non négligeable », on peut se demander ce qui juridiquement serait considéré comme négligeable. Or, cette décision du tribunal indique que le caractère non négligeable du préjudice écologique ne peut pas se réduire à un chiffre, car en l’espèce la France n’émet environ que 1% des GES dans le monde, les pays de l’Union européenne n’en émettant tous ensemble que 8% (Ministère de la transition écologique, Chiffres clés du climat, France, Europe, Monde, édition 2021.). Ce qui pourrait de fait être considéré comme négligeable au regard de ces seuls chiffres, ne l’est évidemment pas quant à ses effets actuels, futurs et potentiels, qui peuvent être immenses. Les contours du préjudice écologique ne pourront donc être tracés par la jurisprudence qu’en prenant en compte toutes les dimensions d’une atteinte à l’environnement.

Justice

En outre, cette décision a aussi le mérite de confirmer la force contraignante des objectifs chiffrés affirmés dans les normes. On peut y voir un rapprochement entre la politique, qui annonce des chiffres, et le droit, tant et si bien que les promesses peuvent ainsi se transformer en engagements juridiques. On peut déjà imaginer un recours contre un tweet rédigé par un responsable de l’exécutif annonçant l’atteinte d’un objectif environnemental assortie d’un délai. Dès lors que les objectifs chiffrés assortis d’échelles de temps sont de plus en plus nombreux en droit, l’apport du tribunal administratif de Paris est en cela important.

La seconde question est de savoir si la puissance publique peut être responsable du changement climatique même si elle n’adopte pas d’objectifs chiffrés ? C’est toute la limite a priori de la méthode du juge en l’espèce consistant à fonder uniquement la faute de l’Etat sur le non-respect de ses engagements chiffrés, et non sur un impératif plus fondamental comme le droit à l’environnement. Le juge a particulièrement insisté sur le fait que l’Etat est responsable au nom des engagements chiffrés qu’il a consenti à prendre, et non en vertu d’un impératif normatif général. Les futures lois environnementales pourraient très bien préciser que les objectifs affichés ne sont qu’indicatifs ou qu’ils sont insusceptibles d’engager la responsable des autorités. Les Etats européens pourraient aussi rechigner à s’engager plus précisément au niveau du droit de l’Union, au nom du principe de proportionnalité, pour éviter les normes contraignantes de nature à engager leurs responsabilités. Si on part du principe que l’Etat n’est responsable devant le juge administratif que pour les engagements précis qu’il prend, alors la question de savoir si la puissance publique lutte suffisamment contre le changement climatique est déplacée sur le terrain du contentieux constitutionnel. Dans quelle mesure le législateur est-il obligé de prendre des mesures suffisantes contre le changement climatique ? Cette question fait naturellement écho à l’avis du Conseil d’Etat du 20 juin 2019, qui dissuadait l’Etat de consacrer au niveau constitutionnel une obligation d’action publique en faveur du climat. Alors que le projet de loi constitutionnel pour lequel Conseil d’Etat était saisi pour avis prévoyait, en son article 1er, que « la France agit (…) contre les changements climatiques », le Conseil d’Etat a suggéré d’inscrire plutôt dans la Constitution la formule suivante : « la France favorise (…) l’action contre les changements climatiques ». Le Conseil d’Etat a effectivement averti que l’affirmation d’un principe d’action n’est pas souhaitable dès lors qu’il imposerait à l’Etat une obligation d’agir, et donc un engagement de sa responsabilité en cas d’inaction. Or, le projet de loi constitutionnelle présenté finalement le 21 janvier 2021 ne sort pas totalement de cette ambiguïté (La France « garantit la préservation de l’environnement et de la diversité biologique et lutte contre le dérèglement climatique », Projet de loi constitutionnel, n°3787, présenté à l’Assemblée nationale le 21 janvier 2021).

Si le jugement du tribunal administratif de Paris est salutaire, il reste que l’Etat n’est pas le seul responsable de la faiblesse des efforts de la France en la matière. C’est « notre affaire à tous », comme l’indique le nom de l’une des associations requérantes. Tant qu’il n’était pas jugé responsable, l’Etat pouvait encore protéger certains intérêts économiques et privés tout en prenant à son compte les efforts de lutte contre le changement climatique. Maintenant que la responsabilité de l’Etat est affirmée, il s’agira de trouver un plus juste équilibre entre l’efficacité de l’action publique et l’exercice de certaines libertés qui contribuent à aggraver le réchauffement climatique.