AUTOUR DE L’HYPOTHÈSE D’UNE RESPONSABILITÉ PÉNALE DU MALADE POUR EXPOSITION D’AUTRUI À UN RISQUE DE CONTAGION, G. Chetard

Guillaume Chetard,

Enseignant-chercheur contractuel,
Membre du CERDACC

 

Mots-clés : administration de substances nuisibles, risques causés à autrui, empoisonnement, faute délibérée, intention criminelle, droit pénal général, droit pénal spécial, confinement, couvre-feu, Covid-19, VIH, atteintes aux personnes

Il paraît peu douteux que le fait de causer la contamination d’autrui par une maladie puisse relever de la matière pénale. Le code pénal de 1810 réprimait ainsi les coups et blessures ayant occasionné « une maladie ou incapacité de travail personnel pendant plus de vingt jours » (art. 309). Il aggravait également les peines encourues par les auteurs de violences commises contre certains fonctionnaires lorsque ces actes avaient « été la cause d’effusion de sang, blessures ou maladie » (art. 231). La loi du 28 avril 1832 avait, à l’article 318, incriminé l’administration à autrui de substances « qui sans être de nature à donner la mort, sont nuisibles à la santé » lorsque cette administration occasionnait à la victime « une maladie ou incapacité de travail personnel ». Si l’expression a disparu à l’occasion de la réforme du Code pénal, il ne fait aucun doute que la contamination par un virus ou une bactérie peut constituer l’un des éléments, soit de l’administration de substance nuisible désormais réprimée par l’article 222‑15 (Cass. crim., 10 janv. 2006, n° 05‑80.787 : Bull. Crim. 2006, n° 11 ; Dr. Pénal 2006, comm. 30, note Véron ; D. 2006, p. 1653, obs. Mirabail), soit du crime d’empoisonnement lorsque l’intention de donner la mort est caractérisée (Cass. crim., 18 juil. 1952 : Bull. crim. n° 193 ; D. 1952, p. 667).

Il ne fait pas davantage de doute qu’avant même que la contamination se produise, le risque de sa réalisation est appréhendé par le droit criminel. Le Code de la santé publique incrimine ainsi, entre autres, la méconnaissance des obligations de vaccination des personnes (art. L.3111‑1 et s., R.3116‑1 à R.3116‑3) ou de désinfection de certains locaux et véhicules par des produits biocides (art. L.3114-1, R.3116‑9 et s.), ainsi que les entraves à la réalisation des contrôles sanitaires aux frontières (art. L.3115‑1 et s., L.3116‑5, L.3116‑6, R.3116‑16 et R.3116‑17). À cela, il faut ajouter, en cas de crise sanitaire ou d’état d’urgence sanitaire, la répression prévue pour le non-respect des réquisitions prises ou des autorisations et interdictions édictées par les autorités compétentes (art. L.3136‑1). Ces pouvoirs exceptionnels, comme les sanctions dont ils sont assortis, ont été considérablement étendus par la loi du n° 2020‑290 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, ainsi que par la loi n° 2020‑546 du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions.

Une zone grise perdure toutefois entre le cas, prévu par le Code pénal, de la contamination volontaire et la diversité des infractions-obstacles prévues par le Code de la santé publique. Elle correspond à l’hypothèse du malade qui adopterait un comportement susceptible d’entraîner la contagion d’autrui. Des situations de ce type ont récemment suscité le débat dans deux domaines en apparence très éloignés.

Le premier cas constituait un dernier rebondissement dans la longue série jurisprudentielle consacrée au problème du régime pénal du VIH. Il s’agissait de savoir si une personne consciente de sa séropositivité engage sa responsabilité pénale lorsque, en connaissance de cause, elle a un rapport sexuel non protégé avec une personne séronégative, sans pour autant que le virus soit transmis à cette occasion (Cass. crim., 5 mars 2019, n° 18‑82.704 : Bull. crim. n° 126 ; Dr. Pénal 2019, comm. 80, note Conte ; RSC 2019, p. 347, note Mayaud ; Gaz. Pal. 2019, n° 17, p. 53, note Dreyer ; D. 2019, p. 1149, note Besse ; AJ Pénal 2019, p. 327, note Liévaux ; RGDM 2019, p. 291, note Archer).

La seconde interrogation, intervenue au début de la crise sanitaire actuelle, concernait les cas de personnes ayant violé de manière répétée et délibérée les règles de confinement. À défaut de texte spécial, plusieurs parquets avaient envisagé la qualification de risques causés à autrui (C. pén., art. 223-1), sous laquelle des poursuites avaient pu être exercées et, dans quelques cas, des peines effectivement prononcées (v. A. Mignon Colombet et D. Floreancig, « L’infraction de « mise en danger d’autrui » est à manier avec précaution », lemonde.fr, 25 mars 2020 ; P. Rousseau, « Les infractions de violation des restrictions liées au virus Covid-19 », AJ Pénal 2020, p. 198). Depuis, le législateur est intervenu pour créer une infraction spécifique pour les violations réitérées d’obligations ou d’interdictions édictées par les autorités en cas d’urgence sanitaire (CSP, art. L.3136‑1) – incrimination dont le libellé a suscité des critiques importantes (v. J.-B. Perrier, « Le droit pénal du danger », D. 2020, p. 937 ; Cons. const., 26 juin 2020, n° 2020-846/847/848 QPC : AJDA 2020, p. 1321, note Zaoui ; Gaz. Pal. 2020, n° 26, p. 25, note Disant ; AJ Pénal 2020, p. 355, note Vaz-Fernandez).

Il n’est pas dit que les nouveaux textes aient épuisé le débat. En effet le délit de risques causés à autrui comprend dans ses éléments constitutifs la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement. Le fait que la violation en question soit prévue par un texte spécial n’écarte donc pas a priori l’applicabilité de l’article 223-1 du Code pénal : elle en est au contraire une condition. Si, dans les circonstances de la cause, le comportement de l’agent a, de manière manifestement délibérée, exposé « directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente », alors le délit pourra être retenu, le cas échéant en concours avec la violation de la ou des normes sécuritaires concernées (v. Cass. crim., 16 nov. 2016, n° 15‑85.949 : Bull. crim. n° 299 ; D. actu. 22 déc. 2016, note Fonteix). Pourrait-il donc être constitué à l’égard de personnes qui, demain, violeraient par exemple l’interdiction des déplacements entre 21 heures et 6 heures du matin établie par le décret n° 2020‑1262 du 16 octobre 2020 ? Du cas particulier, il est possible de porter la question en termes de principe. L’agent qui, sans contaminer autrui, expose néanmoins son prochain à un risque de contagion, peut-il se voir reprocher une infraction, volontaire ou involontaire, dont ce risque serait un des éléments constitutifs ?

L’état actuel du droit positif permet de dégager une réponse essentiellement négative. Dans la quasi-totalité des cas envisageables, un simple risque de contamination ne permet pas de caractériser le lien de causalité exigé par le Code pénal et la jurisprudence en matière d’atteintes volontaires ou involontaires à l’intégrité physique ou psychique d’autrui. Même une volonté déterminée à transmettre la maladie ne permet pas de retenir l’administration de substance nuisible en l’absence de contamination (I). Par conséquent, il paraît logique qu’une contagion simplement potentielle ne suffise pas non plus pour constituer un risque causé à autrui (II).

I- L’absence d’administration de substance nuisible en l’absence de contamination

L’administration de substance nuisible incriminée par l’article 222-15 du Code pénal est une infraction intentionnelle. Toutefois, contrairement à l’empoisonnement, qui n’est constitué que s’il est avéré que l’auteur a eu l’intention de provoquer la mort (Cass. crim., 18 juin 2003, n° 02‑85.199 : D. 2004, p. 1620, note Rebut ; ibid., 2004, Somm. 2751, obs. Mirabail ; ibid., 2005, p. 195, note Prothais ; JCP G. 2003, II, 10121, note Rassat ; Dr. Pénal 2003, comm. 97, obs. Véron ; RSC 2003, p. 781, obs. Mayaud), l’administration de substance nuisible requiert simplement, au titre de l’élément psychologique, que l’agent ait eu la conscience et la volonté de nuire à autrui par l’administration d’une substance qu’il savait nocive. La nuance est essentielle, car elle permet de saisir les cas de dol indéterminé et de dol dépassé, où les conséquences de l’administration diffèrent de ce que souhaitait l’auteur de l’infraction. L’administration de substance nuisible est en effet réprimée par renvoi aux textes applicables en matière de violences volontaires et le cas, par exemple, d’une infraction « ayant entraîné la mort sans intention de la donner » (C. pén., art. 222‑7) n’est envisageable que si l’on admet que l’auteur des faits a pu vouloir un autre résultat que celui qui s’est réalisé.

Cette interprétation a notamment permis d’écarter à plusieurs reprises l’argument tiré de l’absence d’intention coupable, dans le cas où l’agent, se sachant séropositif, cache cet état à ses partenaires sexuel.les et les contamine à l’occasion de rapports non protégés (Cass. crim., 10 janv. 2006, n° 05‑80.787 : Bull. crim. 2006, n° 11 ; D. 2006, Pan. 1652, obs. Mirabail ; Dr. Pénal 2006, 30, obs. Véron ; RSC 2006, p. 321, obs. Mayaud ; Cass. crim., 5 oct. 2010, n° 09-86.209 : Bull. crim. 2010, n° 147 ; D. 2010, p. 2519, obs. Bombled ; D. 2011, Pan. 2829, obs. Mirabail ; Gaz. Pal. 2010, 2, 3559, note Detraz ; RSC 2011, p. 101, obs. Mayaud). Dans le premier de ces arrêts, le prévenu soutenait en outre que « l’exposition à un risque, serait-elle unilatérale, n’est pas un acte d’administration d’une substance nuisible en raison de l’aléa propre à la notion de risque ».

L’ensemble de ce débat est susceptible, mutatis mutandis, d’être transposé dans le contexte de la pandémie actuelle. Il semble d’abord qu’il faille exclure du champ de l’incrimination le cas du malade qui ignore son propre état contagieux, le caractère conscient de l’administration reprochée faisant alors défaut. Ensuite et a contrario, supposons un agent qui, ayant connaissance du résultat positif d’un test de dépistage du coronavirus SARS-Cov2, entre en contact avec une ou plusieurs autres personnes, sans masque et au mépris des mesures barrières. En cas de contagion d’autrui, sa responsabilité pénale pourrait théoriquement être engagée, à condition qu’un lien de causalité certain puisse être établi. L’obstacle probatoire serait important, mais il ne tiendrait plus au fond du droit.

Qu’en serait-il, en revanche, en l’absence de contamination susceptible d’être démontrée ? À cet égard, la jurisprudence relative au VIH est à nouveau éclairante. L’affaire à l’origine de l’arrêt du 5 mars 2019 précité avait donné lieu à un débat sur ce point précis. En effet, la répression de l’administration de substance nuisible étant organisée par renvoi aux dispositions applicables en matière de violences, il s’en déduit que comme les violences, l’infraction de l’article 222‑15 du Code pénal est une infraction matérielle, qui n’est constituée qu’en présence d’un résultat dommageable. Il s’ajoute à cela que le texte réprime une administration « ayant porté atteinte à l’intégrité physique ou psychique d’autrui », là où l’empoisonnement, infraction formelle, est constitué dès lors que la substance administrée est « de nature à entraîner la mort », même si celle-ci ne s’est pas produite (en ce sens J. Lasserre-Capdeville, V° « Administration de substances nuisibles », in Répertoire Dalloz de droit pénal et de procédure pénale, §38). Toutefois, l’article 222‑13 du Code pénal, auquel renvoie l’article 222‑15, réprime également ces infractions lorsque, « n’ayant entraîné aucune incapacité de travail », elles ont néanmoins été commises avec une ou plusieurs des circonstances aggravantes que ce texte énonce. En outre, le dommage résultant d’actes de violence peut être aussi bien psychique que physique. En matière de violences, le dommage peut consister en un simple choc émotionnel (par ex. Cass. crim., 21 sept. 2010, n° 09‑87.579). Mutatis mutandis, cette « vive émotion » pourrait, dans notre exemple, résulter du simple fait, pour la victime, d’apprendre qu’elle a été exposée à un risque de contamination.

Telle était en partie l’argumentation au pourvoi à l’origine de l’arrêt du 5 mars 2019. La partie civile, non contaminée par le VIH, avait néanmoins présenté un certificat médical faisant état d’une absence de lésion et d’une incapacité temporaire de travail de dix jours. Elle reprochait en outre à la chambre de l’instruction, qui avait confirmé l’ordonnance de non-lieu, de s’être appuyée sur l’absence de détection de la charge virale dans les fluides corporels du prévenu, alors même que, selon l’arrêt attaqué, les experts considéraient qu’une charge virale indétectable signifiait simplement un risque de contagion négligeable, et non pas un risque nul. C’était avancer deux arguments. Explicitement et à titre principal le pourvoi soutenait que l’exposition à un risque de contagion suffirait à caractériser l’élément matériel d’une administration de substance nuisible. Implicitement et subsidiairement, il renvoyait à la notion même de « substance nuisible » au sens de l’article 222‑15 du Code pénal, en y assimilant non seulement le virus lui-même, mais aussi le fluide corporel qui en était le vecteur potentiel.

Ces interprétations ont été balayées par la Chambre criminelle, qui a pleinement approuvé le raisonnement des juges du fond et a ajouté « qu’en l’absence de contamination de la partie civile, l’élément matériel de l’infraction faisait défaut et que les faits n’étaient susceptibles d’aucune autre qualification pénale ». La précision importait, car elle signifiait aussi que les réflexions de la chambre de l’instruction relatives au caractère détectable ou indétectable de la charge virale étaient en réalité superfétatoires. À suivre rigoureusement la ligne tracée par cet arrêt, la charge virale est indifférente, aussi importante qu’elle puisse être. Du point de vue de la prévisibilité de la répression, la solution est bienvenue. Elle éloigne le risque d’une divergence entre juridictions du fond dans la recherche d’un éventuel « point de bascule » quantitatif entre, d’une part, la charge virale insuffisante pour constituer une substance nuisible et, d’autre part, la charge virale qui représenterait un risque de contamination suffisamment élevé pour justifier une qualification pénale. En ce qui concerne la Covid-19, cette interprétation ferme la voie à toute qualification sous l’angle de l’exposition volontaire d’autrui au risque de contamination, quelle que soit la gravité du risque en question. Du point de vue du respect des principes du droit pénal classique – légalité, interprétation stricte et sécurité juridique – la solution mérite d’être maintenue.

L’arrêt du 5 mars 2019 clôt également une voie subsidiaire : celle de la tentative. En affirmant que « les faits n’étaient susceptibles d’aucune autre qualification pénale », la Chambre criminelle semble confirmer que la tentative d’administration de substance nuisible n’est pas envisageable. En matière délictuelle, la solution paraît évidente, le Code pénal ne la prévoyant pas. En revanche, les violences et, avec elles, l’administration de substance nuisible, peuvent relever d’une qualification criminelle dans les cas les plus graves. Tel est notamment le cas lorsqu’elles ont entraîné la mort (C. pén., art. 222‑7 et 222‑8) ou, en présence d’une ou plusieurs circonstances aggravantes, une mutilation ou une infirmité permanente (C. pén., art. 222‑10). Or la tentative des crimes est en principe toujours punissable (C. pén., art. 121‑4, 2° in fine). L’arrêt écarte donc de manière catégorique l’hypothèse d’une condamnation, pour tentative d’administration de substance nuisible criminelle, d’un agent dont il serait établi qu’il aurait agi avec l’intention de causer à autrui une infirmité permanente. C’est à nouveau dans les notions de dol indéterminé et de dol dépassé que la logique de cette exclusion peut être trouvée. La tentative suppose simplement l’intention de commettre l’infraction telle qu’elle est définie par la loi. Avant la survenance du dommage, la seule intention qui importe est celle de nuire à autrui par l’administration d’une substance et le résultat réellement visé par l’auteur est indifférent. Il y aurait donc une contradiction à réprimer, au titre de la tentative, une intention qui n’est pas requise lorsque l’infraction est consommée.

Reste enfin la possibilité de retenir, dans ce qui devrait demeurer un cas d’école, la qualification de tentative d’empoisonnement. Celle-ci supposerait en effet que soit démontrée l’intention non seulement de contaminer mais aussi de provoquer la mort de la victime contaminée. Sous cette réserve, la tentative d’empoisonnement peut être constituée, même si la substance mortelle n’atteint jamais la victime (par ex. Cass. crim., 2 juil. 1886 : Bull. crim. 1886, n° 238, pour un cas où le tiers chargé d’administrer le breuvage empoisonné à la victime, pris d’un soupçon, l’avait soumis à l’examen d’un pharmacien). En outre, l’admission à titre général de la théorie de l’infraction impossible (v. Cass. crim., 9 nov. 1928, Époux Fleury et Cass. crim., 23 juil. 1969, Joao, in J. Pradel et A. Varinard, Les grands arrêts du droit pénal général, 11e éd., Dalloz, 2018, n° 32) semble signifier que le simple usage d’une substance, à laquelle l’auteur des faits prêterait à tort un pouvoir mortifère, serait susceptible de constituer une tentative d’empoisonnement répréhensible, à la condition toutefois que l’infraction ait dépassé le stade des simples actes préparatoires.

La nécessité de recourir à un tel exercice de pensée – qui ne connaît, en pratique, virtuellement aucune application – permet de se convaincre, si cela était encore nécessaire, que le risque de contagion n’est, dans l’immense majorité des cas, pas suffisant pour engager la responsabilité pénale du malade, même animé d’une intention de nuire. La cohérence commande donc a fortiori qu’il en soit de même en présence d’une simple faute, fût-elle délibérée.

II-L’incertitude du lien de causalité dans la recherche d’un risque de contamination causé à autrui

L’article 223-1 du Code pénal incrimine « le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement ». De prime abord, il peut se comprendre que les autorités répressives, ayant eu à faire face à des cas de violations réitérées des règles édictées dans le cadre de la politique sanitaire d’urgence, se soient tournées vers ce texte.

Il ne fait pas de doute, en effet, que les obligations et interdictions édictées par décret – telles que les limitations à la liberté d’aller et venir établies par le décret n° 2020‑260 du 16 mars 2020, puis par celui du 16 octobre 2020 – constituent bien des « obligations imposées par la loi ou le règlement ». Ces obligations revêtent bien, en outre, un caractère « particulier », en ce qu’elles dictent à leurs destinataires « un modèle de conduite circonstanciée » (M. Puech, « De la mise en danger d’autrui », D. 1994, p. 153). Elles constituent « des règles objectives précises immédiatement perceptibles et immédiatement applicables de façon obligatoire sans faculté d’appréciation individuelle du sujet » (Grenoble, 19 févr. 1999 : D. 1999, p. 480, note Redon ; ibid. 2000, somm. 33, obs. Mayaud ; JCP G. 1999, II, 10171, note Le Bas). L’interdiction du « déplacement de toute personne hors de son domicile à l’exception » des cas énumérés par un texte (D. du 16 mars 2020, art. 1), ou celle des « rassemblements, réunions ou activités sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public […] mettant en présence de manière simultanée plus de six personnes » (D. du 16 oct. 2020, art. 3), par exemple, n’offrent pas aux personnes concernées une liberté d’appréciation comparable à celle dont dispose a contrario un maire dans l’exercice de sa mission générale de prévention des événements de nature à compromettre la sécurité des personnes (Cass. crim., 25 juin 1996, n° 95-86.205 : Bull. crim. 1996, n° 274 ; Dr. pénal 1996, comm. 265, note Véron ; RSC 1997, p. 106, note Mayaud ; RSC 1997, p. 390, note Robert). Quant au caractère sécuritaire ou prudentiel de ces obligations, il paraît difficile d’en douter, dès lors qu’elles ont été spécifiquement édictées dans le cadre de politiques sanitaires d’urgence, en vue de limiter la propagation d’un virus mortel.

En tout état de cause, pour que le délit prévu par l’article 223‑1 du Code pénal soit envisageable, la violation de l’une de ces obligations devrait être « manifestement délibérée ». À cet égard, et contrairement à ce qui a été précédemment rappelé concernant l’administration de substance nuisible, l’intention d’exposer autrui au risque est indifférente (dans le même sens, P. Rousseau, loc. cit.). Autrement dit c’est le simple fait de violer, en connaissance de cause, une obligation de sécurité ou de prudence, qui constitue l’élément psychologique de l’infraction, sans qu’il soit requis que l’auteur ait eu conscience de la réalité du risque auquel il exposait autrui (v. Cass. crim., 9 mars 1999, n° 98-82.269 : Bull. crim. 1999, n° 34 ; RSC 1999, p. 581, note Mayaud ; D. 2000, JP p. 81, note Sordino et Ponseille ; JCP G. 1999, II, 10188, note Do Carmo Silva). Dans l’hypothèse de poursuites engagées à la suite de violations, par exemple, du confinement, de l’obligation du port du masque ou du couvre-feu, il en découle que l’argument selon lequel l’agent n’aurait pas eu conscience de la dangerosité réelle du virus, ou aurait ignoré sa propre contagiosité, serait indifférent.

La véritable difficulté relève du risque lui-même, qui doit être grave et se trouver dans un lien de causalité direct et immédiat avec le comportement reproché. « Par risque direct et immédiat, il convient d’entendre un haut degré de probabilité de survenance d’un dommage, une proximité temporelle et spatiale […]. Il ne s’agit pas d’une simple éventualité ou possibilité. La dangerosité doit être potentiellement certaine » (D. Caron et C. Carbonaro, V° « Risques causés à autrui », in JurisClasseur Pénal Code, §22, emphase dans le texte). Le risque incriminé n’est pas le risque abstrait que l’obligation de sécurité ou de prudence vise à prévenir, mais un risque concret qui, par son ampleur et son immédiateté, dépasse ce que cette obligation appréhende en principe. Les juges du fond ne caractérisent ainsi pas le délit lorsqu’ils relèvent que l’agent a commis un important excès de vitesse sur une autoroute fréquentée, sans relever en outre un « comportement particulier, s’ajoutant au dépassement de la vitesse autorisée, et exposant directement autrui à un risque immédiat » (Cass. crim., 19 avr. 2000, n° 99-87.234 : Bull. crim. n° 161 ; Dr. pén. 2000, comm. 98, note Véron ; D. 2000, p. 631, note Mayaud ; Cass. crim., 16 déc. 2015, n° 15‑80.916 : Bull. crim. n° 310 ; D. actu., 2 févr. 2016, obs. Goetz ; D. 2016, p. 2424, obs. Mirabail ; AJ Pénal 2016, p. 264, obs. Lasserre-Capdeville ; RSC 2015, p. 851, obs. Mayaud ; Dr. pénal 2016, n° 43, obs. Conte).

Qu’en serait-il, par conséquent, dans le cadre des obligations liées à la lutte contre la pandémie ? Le simple fait de les violer en connaissance de cause ne suffirait pas pour que soit constitué le délit. L’exigence d’un risque concret signifie a minima qu’il incomberait au ministère public de prouver que l’auteur des faits était bien contaminé et contagieux au moment de l’infraction, ce sans quoi il n’aurait exposé directement que lui-même et non « autrui ». Il faudrait en outre que soit relevé un comportement particulier susceptible d’amplifier le risque de contamination, au-delà des comportements-types prohibés. Tel serait peut-être le cas de l’individu contagieux qui s’introduirait sans masque dans un véhicule affecté à un service de transports en commun et soufflerait au visage de chaque voyageur, ou de celui qui organiserait une réunion illicite dans un lieu dépourvu d’aération, en y conviant un nombre important de personnes et en ne permettant pas un respect effectif des mesures barrières.

Même dans ces cas, il n’est pas certain que le risque pourrait être qualifié de « direct et immédiat ». En effet, ce n’est pas au regard du simple risque de contamination qu’il s’agit d’établir un tel lien de causalité, mais au regard d’un risque « de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente ». Même dans l’hypothèse d’une contamination effective, la mort ou l’infirmité n’est susceptible de survenir que dans un second temps, comme une conséquence de la contamination elle-même, combinée à un ensemble de facteurs déterminants dont un certain nombre demeurent encore mal connus. Pour établir que le risque le plus grave est bien « direct et immédiat » au moment de l’acte d’exposition à la contagion, il faudrait donc en outre relever un ensemble d’éléments rendant très probable qu’une victime contracte une forme grave de la maladie.

Au vu de l’ensemble de ces éléments, il paraît compréhensible que cette qualification ait été progressivement abandonnée par les autorités répressives pour ce qui concerne les cas généraux de violation du confinement. L’article 223‑1 du Code pénal, en réalité, est davantage approprié à la répression de comportements exceptionnels, soit par leur témérité, soit par leur caractère irréfléchi. À cet égard, toutefois, il pourrait s’appliquer à des situations plus particulières, dans lesquelles des personnes déjà vulnérables seraient exposées au risque de contamination par la négligence coupable de leurs proches ou de ceux qui sont chargés de veiller sur elles. Si les risques causés à autrui ne paraissent pas pouvoir qualifier la circulation sans masque ou à la violation répétée du confinement ou du couvre-feu, l’incrimination pourra peut-être retrouver un terrain d’application dans le cadre de la protection des patients hospitalisés, des pensionnaires d’EHPADs et d’autres personnes fragiles et dépendantes.

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