Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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CATASTROPHES SANITAIRES : LE PREMIER MINISTRE PREND LA MAIN, M. Baubonne

Mickaël BAUBONNE

MaĂźtre de confĂ©rences Ă  l’UniversitĂ© de Haute-Alsace
Membre du CERDACC (UR 3992)

 

A jour le 30 mars 2020

On n’insistera jamais assez en cette pĂ©riode sur l’impĂ©rieuse nĂ©cessitĂ© de respecter les gestes « barriĂšre » les plus Ă©lĂ©mentaires, parmi lesquels le lavage des mains. En dĂ©pend la prĂ©servation de l’ordre public sanitaire, lui qui, au cƓur de l’épidĂ©mie de covid-19, passe de main en main.

Les prĂ©fets, confrontĂ©s notamment Ă  la multiplication de cas groupĂ©s sur le territoire national, sont montĂ©s en premiĂšre ligne dans cette « guerre » face au virus. C’est ainsi au visa des articles L. 2212-2 et L. 2215-1 du code gĂ©nĂ©ral des collectivitĂ©s territoriales que le prĂ©fet de l’Oise a pris un arrĂȘtĂ© le 29 fĂ©vrier 2020 pour interdire les « rassemblements collectifs » dans le dĂ©partement et un autre le 1er mars 2020 pour ordonner la fermeture des Ă©tablissements scolaires et pĂ©riscolaires de plusieurs communes. Ces mĂȘmes mesures ont Ă©tĂ© adoptĂ©es par le prĂ©fet du Morbihan le 1er mars 2020, toujours sur le fondement de ses pouvoirs de police administrative gĂ©nĂ©rale. Le prĂ©fet du Haut-Rhin s’est contentĂ© quant Ă  lui de viser le dĂ©cret n° 2004-374 du 29 avril 2004 relatif aux pouvoirs des prĂ©fets pour interdire tout rassemblement collectif dans deux communes du dĂ©partement.

Pourtant, l’article L. 3131-1 du code de la santĂ© publique confie au ministre de la santĂ© une police administrative spĂ©ciale en matiĂšre sanitaire, « notamment en cas de menace d’épidĂ©mie ». À ce titre, il revient au ministre de « prescrire dans l’intĂ©rĂȘt de la santĂ© publique toute mesure proportionnĂ©e aux risques courus et appropriĂ©e aux circonstances de temps et de lieu afin de prĂ©venir et de limiter les consĂ©quences des menaces possibles sur la santĂ© de la population ». Des mesures avaient ainsi Ă©tĂ© prises en 2009 par la ministre de la santĂ©, dans le contexte semblable de l’épidĂ©mie de la grippe A (H1N1). Si les prĂ©fets peuvent agir, ce n’est qu’aprĂšs habilitation du ministre. Mais le ministre de la santĂ© n’a rĂ©agi que trĂšs tardivement, par un arrĂȘtĂ© du 4 mars 2020 (voir S. Renard, « Covid-19 : mais qu’a fait la police ? », RDLF 2020, chron. n° 08 ; N. Symchowicz, « Urgence sanitaire et police administrative : la grande confusion », AJDA 2020, p. 545). Finalement, le ministre a Ă©tĂ© dessaisi de sa compĂ©tence par le Premier ministre qui a dĂ©crĂ©tĂ© le 16 mars 2020 des mesures plus contraignantes, au visa de l’article L. 3131-1. Parce que ce visa peut surprendre de prime abord en ce qu’il implique la compĂ©tence du ministre de la santĂ© et non celle du Premier ministre, il est aussitĂŽt suivi d’un autre qui relĂšve « les circonstances exceptionnelles dĂ©coulant de l’épidĂ©mie de covid-19 ».

L’invocation de la thĂ©orie des circonstances exceptionnelles au soutien du dĂ©cret du 16 mars 2020 tĂ©moigne de l’inadĂ©quation des fondements existants pour la rĂ©solution des catastrophes sanitaires, ce que le nouveau rĂ©gime d’état d’urgence sanitaire vient sanctionner. La loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face Ă  l’épidĂ©mie de covid-19, qui instaure et aussitĂŽt dĂ©clare l’état d’urgence sanitaire, confirme la prééminence du Premier ministre pour la rĂ©solution des catastrophes sanitaires A LIRE ICI. Elle participe ainsi de la circonscription du champ d’application de l’article L. 3131-1 du code de la santĂ© publique (I) et de l’amputation dĂ©finitive de l’état d’urgence traditionnel (II).

I. La circonscription du champ d’application de l’article L. 3131-1 du code de la santĂ© publique

Si la rĂ©daction de l’article L. 3131-1 du CSP laissait dĂ©jĂ  entendre que les pouvoirs de police confiĂ©s au ministre de la santĂ© ne lui permettent pas d’Ɠuvrer Ă  la rĂ©solution des catastrophes sanitaires, cette disposition a pu sembler autrement interprĂ©tĂ©e. Avec l’état d’urgence sanitaire, la loi du 23 mars 2020 prĂ©cise donc plus fermement le champ d’application de l’article L. 3131-1 du code de la santĂ© publique (A) et dĂ©finit un rĂ©gime plus protecteur des droits et libertĂ©s en cas de catastrophe sanitaire (B).

A. L’exclusion plus ferme des catastrophes sanitaires du champ d’application de l’article L. 3131-1 du CSP

Aux termes de l’article L. 3131-1 du CSP, des mesures ne peuvent ĂȘtre prises sur son fondement qu’« en cas de menace sanitaire grave ». Les arrĂȘtĂ©s pris par le ministre de la santĂ© au dĂ©but de l’épidĂ©mie de covid-19 le confirment en ce qu’ils s’inscrivent dans « la lutte contre la propagation du virus », au stade donc de la menace d’épidĂ©mie. Ce fondement ne paraĂźt plus adaptĂ© dĂšs lors que la catastrophe sanitaire est Ă©tablie. L’article L. 3131-1 a par ailleurs Ă©tĂ© modifiĂ© par loi du 23 mars 2020 pour permettre au ministre de la santĂ© d’user de ses pouvoirs de police « aprĂšs la fin de l’état d’urgence sanitaire [
] afin d’assurer la disparition durable de la situation de crise sanitaire ». Le lĂ©gislateur a ainsi contribuĂ© Ă  imposer une acception stricte du domaine des dispositions de l’article L. 3131-1 du CSP, circonscrites Ă  « l’avant » et Ă  « l’aprĂšs » catastrophe sanitaire. Cette articulation chronologique des dispositions du CSP amĂšne Ă  s’interroger sur la qualification de « catastrophe sanitaire mettant en pĂ©ril, par sa nature et sa gravitĂ©, la santĂ© de la population », qui seule permet l’activation de l’état d’urgence sanitaire. Si l’on peut douter de ce que des catastrophes sanitaires ne mettent pas en pĂ©ril la santĂ© de la population (Ă  quoi de telles catastrophes devraient-elles alors leur adjectif ?), on peut imaginer que certaines circonstances ne caractĂ©risent qu’une crise sanitaire, mĂȘme grave, et non une catastrophe. Dans ce cas, l’état d’urgence sanitaire ne pourrait pas ĂȘtre dĂ©clarĂ© et le ministre de la santĂ© ne pourrait pas non plus user de ses pouvoirs de police au titre de l’article L. 3131-1, sauf Ă  considĂ©rer que toute crise, surtout sanitaire, reprĂ©sente la « menace » d’une catastrophe plus grande encore.

La lecture stricte de l’article L. 3131-1 semble ne s’ĂȘtre imposĂ©e qu’avec la loi du 23 mars 2020. Une interprĂ©tation contraire paraĂźt mĂȘme avoir prĂ©valu jusqu’ici. Les mesures du dĂ©cret du 16 mars 2020 limitant les dĂ©placements « dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19 » ont ainsi Ă©tĂ© prĂ©cisĂ©es, plus que durcies, par le dĂ©cret du 24 mars qui vise dĂ©sormais Ă  « faire face Ă  l’épidĂ©mie de covid-19 ». L’absence de gradation peut trahir le fait qu’il s’agissait dĂšs le 16 mars de « faire face » Ă  la catastrophe sanitaire au visa de l’article L. 3131-1 et non plus de l’éviter ou de la retarder. C’est corroborĂ© par le visa du dĂ©cret du 16 mars 2020 qui invoque les circonstances exceptionnelles nĂ©es non de menaces d’épidĂ©mie, mais de l’épidĂ©mie elle-mĂȘme. Certes, la thĂ©orie des circonstances exceptionnelles pouvait Ă©ventuellement justifier l’élargissement du champ d’application de l’article L. 3131-1 au-delĂ  de la rĂ©sorption des menaces sanitaires graves. Mais le projet de loi d’urgence pour faire face Ă  l’épidĂ©mie de covid-19 tĂ©moigne encore de ce que le Premier ministre ne retenait pas une lecture restrictive des dispositions de l’article L. 3131-1. Il entendait au contraire Ă©viter que la dĂ©claration de l’état d’urgence sanitaire, qui suppose la survenance d’une catastrophe sanitaire et non simplement l’existence de menaces, n’exclue l’intervention concurrente du ministre de la santĂ© sur le fondement de l’article L. 3131-1. Une disposition devait permettre au « ministre chargĂ© de la santĂ© [de] prendre les autres mesures prĂ©vues Ă  l’article L 3131-1 » lorsque l’état d’urgence sanitaire est dĂ©clarĂ©. Plaidant pour une clarification de la distribution des compĂ©tences, le SĂ©nat a imposĂ© une interprĂ©tation de l’article L. 3131-1 plus fidĂšle Ă  sa rĂ©daction en supprimant cette disposition.

L’exclusion de la rĂ©solution des catastrophes sanitaires du champ de l’article L. 3131-1 du CSP renforçait la nĂ©cessitĂ© de mettre au point un rĂ©gime spĂ©cifique. L’élaboration de ce rĂ©gime a Ă©tĂ© l’occasion de dĂ©passer les lacunes de l’article L. 3131-1 concernant la protection des droits et libertĂ©s constitutionnellement garantis.

B. La dĂ©finition d’un rĂ©gime plus protecteur des droits et libertĂ©s en cas de catastrophe sanitaire

La marginalisation de l’article L. 3131-1 du CSP en cas de catastrophe sanitaire au profit d’un Ă©tat d’urgence sanitaire contribue, paradoxalement peut-ĂȘtre, Ă  une meilleure protection des droits et libertĂ©s tant cet article se rĂ©vĂšle lacunaire sur ce point. L’intitulĂ© mĂȘme de la loi du 23 mars 2020, qui suggĂšre sa filiation avec la loi du 3 avril 1955 relative Ă  l’état d’urgence, appelait des « garanties lĂ©gales propres Ă  assurer une conciliation Ă©quilibrĂ©e entre l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et [les droits et libertĂ©s constitutionnellement garantis] » (par exemple, Conseil constitutionnel, dĂ©cision n° 2016-536 QPC du 19 fĂ©vrier 2016, Ligue des droits de l’homme, Ă  propos des perquisitions et saisies administratives dans le cadre de l’état d’urgence). La rĂ©daction de la loi du 23 mars 2020 est largement inspirĂ©e de cette loi relative Ă  l’état d’urgence et se dĂ©marque ainsi avantageusement de la rĂ©daction — finalement pauvre — de l’article L. 3131-1 du CSP. Certes, contrairement aux dispositions relatives Ă  l’état d’urgence sanitaire, l’article L. 3131-1 prĂ©voit que les mesures individuelles prises par le prĂ©fet habilitĂ© en ce sens par le ministre de la santĂ© « font immĂ©diatement l’objet d’une information du procureur de la RĂ©publique ». Mais s’agit-il alors d’informer un gardien reconnu des libertĂ©s fondamentales ou celui qui « procĂšde ou fait procĂ©der Ă  tous les actes nĂ©cessaires Ă  la recherche et Ă  la poursuite des infractions Ă  la loi pĂ©nale » sur le fondement de l’article 41 du code de procĂ©dure pĂ©nale ? D’ailleurs, le procureur de la RĂ©publique ne dĂ©tient pas de prĂ©rogatives particuliĂšres pour imposer au prĂ©fet le respect du principe de lĂ©galitĂ©, ce qui constitue un Ă©lĂ©ment de rĂ©ponse.

Les avancĂ©es de la loi du 23 mars 2020 par rapport Ă  l’article L. 3131-1 sont ailleurs. La loi impose deux temps pour que des restrictions soient apportĂ©es aux libertĂ©s. Les mesures nĂ©cessaires ne peuvent ĂȘtre prises par le Premier ministre qu’une fois l’état d’urgence sanitaire dĂ©clarĂ©, par une autre autoritĂ©, normalement le PrĂ©sident de la RĂ©publique, en l’occurrence le Parlement. Ces deux temps en appellent, le cas Ă©chĂ©ant, un troisiĂšme : l’intervention de la loi pour autoriser la prorogation de l’état d’urgence sanitaire au-delĂ  d’un mois. Alors que le projet de loi recopiait la loi de 1955 en imposant un dĂ©lai de douze jours, le Conseil d’État a jugĂ© prĂ©fĂ©rable d’allonger ce dĂ©lai, « eu Ă©gard Ă  la nature d’une catastrophe sanitaire ». Pourtant, si une telle catastrophe peut compliquer la rĂ©union du Parlement comme l’épidĂ©mie du covid-19 le montre (au point que l’ombre de l’article 16 de la Constitution a pu planer dans certains esprits), il n’est pas certain que la tĂąche serait moins compliquĂ©e lors d’autres catastrophes. Finalement, ces difficultĂ©s ont Ă©tĂ© surmontĂ©es en l’occurrence pour voter un rĂ©gime d’exception. Sans doute auraient-elles pu l’ĂȘtre Ă©galement pour s’assurer au bout de douze jours que l’état d’urgence sanitaire a bien lieu d’ĂȘtre prorogĂ©. L’article L. 3131-1 du CSP ne contient pas un tel dispositif de sorte que « toute mesure » peut ĂȘtre prise sur son fondement sans que le lĂ©gislateur ait Ă  intervenir au terme d’un certain dĂ©lai. Or les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire l’ont d’abord Ă©tĂ©, pour l’essentiel, au visa de l’article L. 3131-1. L’absence de garde-fou dans l’article L. 3131-1 ne peut donc pas se justifier par la moindre portĂ©e des mesures pouvant ĂȘtre prises sur son fondement. De plus, l’article L. 3131-15 du CSP prĂ©cise l’objet des mesures pouvant ĂȘtre prises par le Premier ministre dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire lorsqu’elles portent atteinte aux libertĂ©s d’aller et de venir (voire Ă  la libertĂ© individuelle au regard de la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur les assignations Ă  rĂ©sidence), de rĂ©union et de manifestation et au droit de propriĂ©tĂ©. Ces dispositions se dĂ©marquent ainsi de l’article L. 3131-1 du CSP. Le projet de loi prĂ©voyait initialement que « la dĂ©claration de l’état d’urgence sanitaire donne au Premier ministre le pouvoir de prendre par dĂ©cret pris sur le rapport du ministre chargĂ© de la santĂ©, les mesures gĂ©nĂ©rales limitant la libertĂ© d’aller et venir, la libertĂ© d’entreprendre et la libertĂ© de rĂ©union et permettant de procĂ©der aux rĂ©quisitions de tous biens et services nĂ©cessaires afin de mettre fin Ă  la catastrophe sanitaire ». Le SĂ©nat a cependant estimĂ© qu’une conciliation Ă©quilibrĂ©e entre la prĂ©vention des atteintes Ă  l’ordre public et la protection des droits et libertĂ©s constitutionnellement garantis impliquait des dispositions plus prĂ©cises quant aux mesures pouvant ĂȘtre prises. En tout Ă©tat de cause, ces mesures doivent ĂȘtre « strictement proportionnĂ©es aux risques sanitaires encourus et appropriĂ©es aux circonstances de temps et de lieu », adverbe qui ne figure pas Ă  l’article L. 3131-1 du CSP. De ce point de vue, le rĂ©gime de l’état d’urgence sanitaire semble mieux bordĂ© que celui de l’article L. 3131-1.

Si le rĂ©gime de l’état d’urgence sanitaire s’inspire davantage de celui de l’état d’urgence que des dispositions de l’article L. 3131-1 du CSP, il s’en Ă©loigne aussi pour mieux rĂ©pondre aux spĂ©cificitĂ©s des catastrophes sanitaires. La loi du 23 mars 2020 signe alors l’amputation dĂ©finitive de l’état d’urgence traditionnel.

II. Un Ă©tat d’urgence traditionnel amputĂ© de l’ordre public sanitaire

Si la dĂ©claration de l’état d’urgence poursuit la prĂ©servation et le rĂ©tablissement de l’ordre public en gĂ©nĂ©ral, l’instauration d’un rĂ©gime d’état d’urgence sanitaire permet d’apporter une rĂ©ponse spĂ©cifique aux catastrophes affectant l’ordre public sanitaire. Ainsi amputĂ©, l’état d’urgence traditionnel en devient lui-mĂȘme spĂ©cialisĂ© (A), ce qui marque l’aboutissement des logiques Ă  l’Ɠuvre dans la loi du 3 avril 1955 relative Ă  l’état d’urgence (B).

A. La spĂ©cialisation en miroir de l’état d’urgence traditionnel

Aux termes de la loi du 3 avril 1955 relative Ă  l’état d’urgence, celui-ci peut ĂȘtre dĂ©clarĂ© « soit en cas de pĂ©ril imminent rĂ©sultant d’atteintes graves Ă  l’ordre public, soit en cas d’évĂ©nements prĂ©sentant, par leur nature et leur gravitĂ©, le caractĂšre de calamitĂ© publique ». Une catastrophe sanitaire aurait trĂšs bien pu correspondre Ă  cette seconde hypothĂšse, Ă  l’exemple « d’incendies ou d’inondation de grande ampleur ou d’un tremblement de terre ou encore d’une catastrophe nuclĂ©aire » (A. Roblot-Troizier, « État d’urgence et protection des libertĂ©s », RFDA 2016, p. 426). En crĂ©ant un nouveau rĂ©gime d’état d’urgence spĂ©cifique aux catastrophes sanitaires, la loi du 23 mars 2020 vide la rĂ©fĂ©rence aux calamitĂ©s publiques d’une partie de son contenu.

Bien sĂ»r, il reste des catastrophes qui ne sont pas nĂ©cessairement sanitaires, mais beaucoup peuvent rapidement dĂ©gĂ©nĂ©rer ainsi. D’ailleurs, l’épidĂ©mie de covid-19 ne semble pas par elle-mĂȘme constitutive d’une catastrophe sanitaire, comme en tĂ©moignent les premiĂšres rĂ©actions devant les premiers cas qui invitaient Ă  relativiser son impact. Il semblerait plutĂŽt que la catastrophe sanitaire rĂ©sulte de la pression soudaine et importante, d’oĂč le terme de « vague », exercĂ©e sur le systĂšme de santĂ©. Les mesures mises en Ɠuvre par le gouvernement ne visent pas tant Ă  lutter contre la propagation du virus qu’à l’étaler dans le temps pour Ă©viter la saturation des hĂŽpitaux, comme l’a dĂ©montrĂ©, schĂ©ma Ă  l’appui, le ministre de la santĂ©, Olivier VĂ©ran, le 9 mars 2020. En somme, toute calamitĂ© publique susceptible de faire chavirer le systĂšme de santĂ© peut se muer en catastrophe sanitaire (voir B. Pauvert, « La spĂ©cificitĂ© des actes de terrorisme par rapport aux crises sanitaires graves », RDSS 2019, p. 199). Ce sont autant de situations susceptibles de relever de l’état d’urgence sanitaire. Cela pose tout de mĂȘme la question de la succession dans le temps, voire de l’application concurrente, du rĂ©gime de l’état d’urgence et du rĂ©gime de l’état d’urgence sanitaire pour ces catastrophes qui ne sont Ă  l’origine pas nĂ©cessairement sanitaires, mais qui le deviennent. Le silence de la loi sur ce point pourrait recevoir des interprĂ©tations diverses et potentiellement contradictoires. En tout cas, la crĂ©ation de ce nouveau rĂ©gime pour la prĂ©servation et le rĂ©tablissement de l’ordre public sanitaire conduit Ă  la spĂ©cialisation du rĂ©gime de la loi de 1955 Ă  la prĂ©servation et au rĂ©tablissement d’un ordre public dominĂ© par les questions de sĂ©curitĂ©.

En rĂ©alitĂ©, la loi du 23 mars 2020 ne marque qu’un aboutissement d’une spĂ©cialisation qui Ă©tait dĂ©jĂ  latente dans la loi du 3 avril 1955.

B. Un aboutissement des logiques à l’Ɠuvre dans la loi du 3 avril 1955

La loi du 3 avril 1955 porte en germe la spĂ©cialisation du rĂ©gime de l’état d’urgence, pensĂ© pour rĂ©pondre Ă  un « pĂ©ril imminent rĂ©sultant d’atteintes graves Ă  l’ordre public » plutĂŽt qu’à une « calamitĂ© publique » comme peut l’ĂȘtre une catastrophe sanitaire. La professeure AgnĂšs Roblot-Troizier parle ainsi du « dĂ©calage » originel « entre la dualitĂ© des motifs de la dĂ©claration de l’état d’urgence et des moyens tournĂ©s essentiellement vers l’un des deux motifs » (loc. cit., p. 427). L’épidĂ©mie du covid-19 montre que ces moyens rĂ©pondent mal Ă  une catastrophe sanitaire. Les mesures pouvant ĂȘtre prises sur le fondement de la loi de 1955 sont en effet essentiellement justifiĂ©es par le « comportement » des personnes concernĂ©es, par la « commission d’actes ». De telles justifications Ă©voquent des troubles intentionnels Ă  l’ordre public, ce qui explique que l’état d’urgence ait jusqu’ici Ă©tĂ© dĂ©clarĂ© en cas d’émeutes, de mouvements insurrectionnels, de menaces terroristes. Ces justifications ne se rĂ©vĂšlent pas nĂ©cessairement adaptĂ©es dans l’hypothĂšse de catastrophes sanitaires dont la survenance ne rĂ©sulte pas nĂ©cessairement de l’intention de certains administrĂ©s de troubler l’ordre public sanitaire.

La mise en Ɠuvre des moyens tirĂ©s de l’état d’urgence est par ailleurs surtout confiĂ©e au ministre de l’intĂ©rieur (ainsi qu’aux prĂ©fets localement). Et ce n’est sans doute pas l’expertise de ce ministre qui doit prĂ©valoir en cas de catastrophe sanitaire. C’est d’ailleurs le sens de l’article L. 3131-1 du CSP, qui met en avant l’expertise du ministre de la santĂ© en cas de menaces sanitaires graves (D. Truchet, « L’urgence sanitaire », RDSS 2007, p. 411). Pourtant, le rĂ©gime de l’état d’urgence sanitaire met plutĂŽt en avant le Premier ministre, assistĂ© d’un comitĂ© de scientifiques, rĂ©uni sans dĂ©lai, et chargĂ© de rendre des avis pĂ©riodiques et publics. Dans ce cadre, le ministre de la santĂ© est, quant Ă  lui, confinĂ© aux seconds rĂŽles, alors mĂȘme qu’il ne peut pas agir concurremment sur le fondement de l’article L. 3131-1. Il lui revient tout d’abord d’élaborer les rapports sur la base desquels l’état d’urgence sanitaire pourra ĂȘtre dĂ©clarĂ© puis les mesures nĂ©cessaires dĂ©crĂ©tĂ©es. Ensuite, il est rĂ©duit Ă  « prescrire toute mesure individuelle nĂ©cessaire Ă  l’application des mesures prescrites par le Premier ministre ». Si le ministre de la santĂ© peut aussi arrĂȘter des mesures rĂ©glementaires au cƓur de l’état d’urgence sanitaire, de telles mesures doivent ĂȘtre « relatives Ă  l’organisation et au fonctionnement du dispositif de santé ». Afin de prĂ©venir toute action concurrente du ministre avec celle du Premier ministre sur ce fondement, le SĂ©nat a mĂȘme renchĂ©ri au dĂ©tour d’une incise : « à l’exception des mesures prĂ©vues Ă  l’article L. 3131-23 [devenu article L. 3131-15] ». En tout cela, la place du ministre de la santĂ© est bien diffĂ©rente de celle du ministre de l’intĂ©rieur dans le cadre de l’état d’urgence. Cette place du ministre de l’intĂ©rieur trahit la logique intrinsĂšquement sĂ©curitaire de la loi de 1955.

La gestion de l’épidĂ©mie de covid-19 rĂ©vĂšle la volontĂ© du Premier ministre de monter au front, assurĂ©ment au dĂ©triment du ministre de la santĂ©. La mise en place d’un rĂ©gime spĂ©cifique Ă  la rĂ©solution des catastrophes sanitaires par la loi du 23 mars 2020 achĂšve la redistribution des rĂŽles au sein du gouvernement en cas de catastrophe sanitaire, dĂ©jĂ  entamĂ©e par le dĂ©cret du 16 mars 2020.