Hervé Arbousset
Maître de conférences à l’Université de Haute-Alsace
Membre du CERDACC
A jour le 30 mars 2020
Une forme de coronavirus, extrêmement contagieuse, apparue à la fin de l’année 2019 en Chine s’est progressivement disséminée sur la planète entière amenant à ce que plus de trois milliards d’habitants soient l’objet de mesures de confinement plus ou moins drastiques. Le chef de l’Etat, lors d’une allocution télévisée le 16 mars 2020, a, d’évidence pour marquer les esprits et souligner l’absolue nécessité de faire tous front, asséné : « Nous sommes en guerre ». Cette guerre nouvelle où nous devons combattre et battre non par une autre Nation mais un « ennemi invisible, insaisissable, et qui progresse », auquel nous n’étions pas (totalement) préparé, a amené les dirigeants politiques nationaux et locaux, à leur niveau respectif, à prendre des décisions afin de tempérer les conséquences sanitaires mais aussi économiques, sociales et sociétales liées à la propagation du Covid-19 (Lire les articles publiés dans ce numéro).
Mais, entrer en guerre ne doit pas aboutir, dans une démocratie, à nier sinon à renier les libertés fondamentales (individuelles et collectives) dont tous citoyens bénéficient en période normale. La situation exceptionnelle que nous rencontrons depuis quelques semaines et qui évolue très défavorablement journalièrement, sinon d’heures en heures, impose une vigilance de tous les instants, d’abord des élus de la Nation afin que les mesures adoptées par le Gouvernement, sur autorisation du Parlement (loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, JORF n°0072 du 24 mars 2020 A LIRE ICI ) soient adaptées et proportionnées à la situation. C’est d’autant plus difficile, que celle-ci est fondamentalement mouvante. Tous les citoyens ensuite doivent être vigilants et, s’ils estiment une mesure inadaptée, disproportionnée, voire attentatoire à leurs libertés, saisir les juges, seuls compétents alors pour dire le droit y compris en situation de « guerre sanitaire ». Telle fut la méthode employée par le syndicat Jeunes médecins, invoquant une violation du droit à la vie, auquel se sont agrégés l’InterSyndicale nationale des internes, monsieur Renaud Le Mailloux et le Conseil national de l’Ordre des médecins, ayant déposé devant le Conseil d’Etat un recours en référé liberté. Si l’autorité judiciaire est, en vertu de la Constitution, gardienne de la liberté individuelle (article 66), le Parlement étant compétent au titre de l’exercice des libertés publiques (article 34), l’ordonnance rendue le 22 mars 2020 A LIRE ICI, par le Conseil d’Etat, confirme, une fois encore, que le juge administratif, lui aussi, constitue un rempart pour protéger nos libertés fondamentales non pas contre un particulier ou une entreprise privée mais contre les personnes publiques et en premier lieu l’Etat. Ce qui est intéressant dans l’objet du référé présenté devant le Conseil d’Etat, c’est qu’il s’agit de faire constater par le juge des référés qu’une liberté fondamentale, le droit à la vie, ne serait pas assez protégée par une personne publique… alors que le plus souvent, un référé liberté a pour finalité de faire constater l’atteinte à une liberté par une personne publique ou une personne privée chargée de la gestion d’un service public.
La situation exceptionnelle apparue mais aussi les questionnements soulevés devant le juge des référés a conduit à la désignation non d’un juge mais de trois juges par le président de la section du contentieux conformément à ce que prévoit l’article L 511-2 alinéa 3 du code de justice administrative (« Lorsque la nature de l’affaire le justifie »).
Le syndicat Jeunes Médecins dans sa requête demandait au juge des référés libertés l’adoption d’une mesure radicale, le confinement total de la population, mais aussi la production à grande échelle de tests de dépistage et un dépistage des personnels médicaux. Monsieur Renaud Le Mailloux demandait que le Conseil d’Etat permette au défenseur des droits de formuler des recommandations et qu’il ordonne au premier ministre de fournir du gel hydroalcoolique et des masques aux personnels médicaux et paramédicaux et d’assurer un dépistage massif de toute la population.
Dans son ordonnance de référé (paragraphes 2 à 5), le Conseil d’Etat rappelle le cadre juridique de ce contentieux : l’exercice possible par le premier ministre de son pouvoir de police administrative générale sur l’ensemble du territoire français. Nous rappellerons ici que le chef de l’Etat n’a pas de pouvoir de police administrative générale, celui-ci, au plan national, étant exclusivement entre les mains du premier ministre hors hypothèse d’utilisation de l’article 16 par le chef de l’Etat, dont les conditions ne sont pas ici réunies. La haute juridiction se réfère également au pouvoir de police spéciale détenu par le ministre chargé de la santé en application de l’article L 3131-1 du code de la santé publique. C’est sur le fondement de ces pouvoirs que le décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19 a été publié (JORF n°0065 du 16 mars 2020 A LIRE ICI ), ainsi que des arrêtés signés par le ministre en charge de la santé. Le Conseil d’Etat mentionne également les pouvoirs de police administrative générale dont disposent les préfets mais aussi les maires tout en rappelant que leur exercice ne peut jamais aboutir à l’adoption de mesures de police moins contraignantes que celles adoptées au niveau supérieur. Le juge des référés indique enfin que le Parlement était en train de discuter du projet de loi visant à instaurer un état d’urgence sanitaire (devenu loi n°2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, JORF n°0072 du 24 mars 2020). Le Conseil d’Etat rappelle alors que l’exercice de ces pouvoirs de police administrative à quelques niveaux que ce soit, parce qu’il est de nature à porter atteinte à des libertés fondamentales, dont le juge se garde bien de présenter une liste exhaustive (liberté d’aller et venir, de réunion, d’exercice d’une profession), doit, lorsque le juge administratif est saisi, être nécessaire, adapté et proportionné (paragraphe 3). Il s’agit d’un rappel du triple contrôle effectué par le juge administratif à l’égard des mesures de police administrative. Celles-ci doivent être nécessaires (par rapport à la menace, il faut ainsi qu’elles soient justifiées), adaptées (elles doivent être appropriées, était-ce les seules mesures que l’on pouvait prendre ?) et proportionnées (étaient-elles les mesures les moins contraignantes au regard des droits et libertés en jeu ?) à l’objectif de sauvegarde de la santé publique qu’elles poursuivent.
Le Conseil d’Etat juge alors (paragraphe 5) que les deux conditions posées par l’article L 521-1 du code de justice administrative, au titre du référé-liberté, sont réunies (une urgence à statuer et une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale : le droit à la vie) et rappelle les moyens permettant au juge des référés d’agir (« prescrire toutes les mesures de nature à faire cesser le danger ») tout en indiquant, qu’il lui appartient de prendre en compte les « moyens dont dispose l’autorité administrative compétente et [les] mesures qu’elle a, dans ce cadre, déjà prises », ce qui est à la fois important au regard des précisions énoncées ensuite par le juge et logique eu égard à la nécessité de coller au mieux à ce que la situation fait apparaître, exige comme réponse, et a amené jusqu’à présent comme mesures.
Concernant l’argument tenant à la nécessité d’imposer un confinement total, donc absolu (paragraphes 7 et 8), le Conseil d’Etat prend acte de la décision ministérielle qui a interdit les rassemblements de plus de 100 personnes, décidé la fermeture des établissements recevant du public, des établissements accueillant les enfants et les élèves mais aussi de la décision du premier ministre qui a suivi (décret du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19) interdisant le déplacement de toute personne hors de son domicile sauf exceptions limitativement énumérées, confinement dont les modalités seront adaptées au regard de l’évolution de la situation sanitaire. Selon le Conseil d’Etat, imposer un confinement total au plan national exigerait d’une part un ravitaillement à domicile sur tout le territoire ce qui est tout simplement impossible « compte tenu des moyens dont l’administration dispose, sauf à risquer de graves ruptures d’approvisionnement qui seraient-elles mêmes dangereuses pour la protection de la vie et à retarder l’acheminement des matériels indispensables à cette protection » et, d’autre part, il serait contreproductif puisqu’alors tous les transports en commun seraient interrompus interdisant les déplacements, notamment des personnels médicaux et paramédicaux mais aussi des services de sécurité et d’exploitation des réseaux. Le Conseil d’Etat pouvait-il suivre la demande et imposer un confinement total ? La réponse négative qu’il apporte traduit son positionnement pour le moins logique comme juge donc comme acteur extérieur à l’action politique. Cela l’amène à constater que l’Etat français n’a pas la capacité technique mais aussi logistique d’imposer un confinement total qui interdirait aux soignants et autres acteurs essentiels dans cette guerre sanitaire de se déplacer. Ainsi, à l’impossible nul n’est tenu, pas même l’Etat. Cette analyse semble traduire également le refus du Conseil d’Etat de prendre une position politique, le confinement partiel et a fortiori total relevant exclusivement du pouvoir politique. En effet, enjoindre au Gouvernement de réaliser un confinement constitue d’évidence une décision politique. Pourtant, le Conseil d’Etat a déjà dépassé son rôle de juge pour faire œuvre politique (D. Lochak, Le rôle politique du juge administratif français, LGDJ, 1972, Les grands arrêts politiques de la jurisprudence administrative, LGDJ, 2019). Néanmoins, c’est d’abord par les arrêts rendus et plus rarement par des avis contentieux et des ordonnances de référés que le Conseil d’Etat a justement fait œuvre politique. Pourtant, la position adoptée par le Conseil d’Etat dans l’ordonnance de référé du 22 mars 2020 semble jouer un rôle politique puisqu’en l’espèce, s’il résiste au pouvoir politique comme ce fut le cas dans l’histoire de la 5ème République, il vient aussi en aide, au secours du politique (Le juge administratif joue-t-il vraiment un rôle politique, D. Lochak, Les grands arrêts politiques de la jurisprudence administrative, p 25 et s.). Et le Conseil d’Etat de conclure à ce stade qu’« il n’apparaît pas que le premier ministre ait fait preuve d’une carence grave et manifestement illégale en ne décidant pas un confinement total de la population sur l’ensemble du territoire… ». Le Conseil d’Etat juge, toutefois, qu’un confinement total limité à certaines parties du territoire serait, en revanche, possible au gré naturellement de l’évolution de la situation.
Le Conseil d’Etat se prononce ensuite sur la demande tendant à renforcer des mesures déjà édictées et particulièrement sur l’éventuelle imprécision de l’attestation de déplacement dérogatoire édictée en application de l’article 1er du décret du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus Covid-19 (Décret n° 2020-260 du 16 mars 2020, op. cit.). Afin d’assurer le confinement et surtout les exceptions à celui-ci, il est nécessaire, lorsque l’on sort de son domicile, d’être muni d’une attestation de déplacement dérogatoire nominative (avec date et signature) sur laquelle il faut cocher une case justifiant ainsi le déplacement. Il est apparu, pour le syndicat Jeunes médecins et pour l’Intersyndicale nationale des internes que le décret du 16 mars révélait une « insuffisance des mesures de confinement ». Le Conseil d’Etat remarque d’emblée que les échanges au cours de l’audience « font apparaître l’ambiguïté de la portée de certaines dispositions ». On comprend dès lors que la haute juridiction ne peut pas laisser perdurer ses imprécisions puisqu’elles produisent des effets immédiats sur une vie quotidienne déjà particulièrement chamboulée. Ainsi, en situation exceptionnelle de restriction de certaines libertés, il est indispensable de connaître précisément ce qui est encore autorisé, d’autant plus que l’interdit s’accompagne d’une sanction qui est susceptible de majoration… Le premier point d’achoppement concerne « les déplacements pour motif de santé » qui, pour le Conseil d’Etat, souffre d’une imprécision tenant au degré d’urgence nécessitant d’y apporter des précisions. Le second point posant problème a trait à l’activité physique individuelle et particulièrement (mais pas seulement) au jogging. Les conseillers d’Etat auront sans doute comme nous tous vu et revu les images de ces dizaines de personnes courant, souvent les unes très proches des autres, situations faisant dire à certains (à tort nous n’en doutons pas) que la majorité de la population s’était très rapidement convertie à la course à pied dont on connaît des bénéfices pour la santé !!! Pour la haute juridiction, le gouvernement doit réexaminer et ainsi reformuler cette dérogation formulée avec insuffisamment de précision. Enfin, le Conseil d’Etat prend l’exemple des marchés ouverts qui ne sont pas interdits dès lors que le nombre de personnes rassemblées ne dépasse pas celui autorisé : 100. Il constate alors que ces regroupements impliquent des déplacements de population « et des comportements contraires à la consigne générale », ce qui nécessite que le Gouvernement s’interroge sur l’intérêt pour la santé publique de maintenir les marchés ouverts. Le Conseil d’Etat rappelle alors l’absolue nécessité pour les pouvoirs publics d’accompagner les contraintes imposées par des contrôles sur tout le territoire, ce qui exige des « mesures d’organisation et de déploiement des forces de sécurité ». Il rappelle aussi que les préfets et les maires dans l’exercice de leurs pouvoirs de police administrative générale doivent édicter des mesures plus sévères « lorsque les circonstances locales le justifient ».
Au final, le Conseil d’Etat enjoint le Gouvernement de préciser la dérogation de déplacement pour raison de santé, de réexaminer la dérogation concernant l’activité physique et d’évaluer le danger consistant à maintenir les marchés ouverts.
Le Gouvernement n’a pas tardé à prendre en compte les injonctions formulées dans l’ordonnance rendue le 22 mars 2020 puisque l’article 3 du décret du 23 mars 2020 a apporté des précisions aux modalités de confinement imposé A LIRE ICI . L’attestation de déplacement dérogatoire s’en trouve ainsi plus détaillée (7 situations sinon groupe de situations sont énoncées contre 5 auparavant) et peut-être corrélativement plus complexe. En premier lieu, alors que les déplacements professionnels ne pouvant être différés échappaient à la présentation d’un justificatif, désormais ce sont tous les déplacements qui doivent être justifiés, ce qui, peut-être, sera difficile à démontrer. En second lieu, apparaît le déplacement pour réaliser des achats de fournitures nécessaires à l’activité professionnelle et plus seulement pour effectuer des achats de première nécessité, ce qui est logique et indispensable. Car le Gouvernement tente aussi de maintenir une activité économique qui, si elle venait à totalement s’arrêter, produirait des effets dévastateurs dans l’avenir. En troisième lieu, les seuls déplacements autorisés « pour motif de santé » (la formule a d’ailleurs disparu) prennent la forme de « consultations et soins ne pouvant être assurés à distance et ne pouvant être différés, consultations et soins des patients atteints d’une affection de longue durée ». Peut-être aurait-il fallu que la référence au patient apparaisse dès le début, la formule « consultations et soins » étant à nos yeux imprécise. Mais elle se comprend une fois la totalité de l’item lue. En quatrième lieu, seules désormais les sorties d’une heure maximum tous les jours sans dépasser un kilomètre autour du domicile sont autorisées et à des fins sportives ou de promenade, à l’exclusion de toute rencontre humaine. Ainsi, l’activité sportive est obligatoirement individuelle alors que la promenade peut être effectuée « avec les seules personnes regroupées dans un même domicile ». Cela interroge doublement. Pourquoi faut-il faire du sport seul alors que l’on peut marcher à plusieurs ? Sera-t-il facile de prouver que plusieurs personnes vivent dans le même domicile ? En cinquième lieu, si le décret du 19 mars 2020 (n°2020-279 modifiant le décret du 16 mars 2020, JORF n°0069 du 20 mars 2020 A LIRE ICI) a ajouté de nouvelles hypothèses (« déplacements résultant d’une obligation de présentation aux services de police ou de gendarmerie nationales ou à tout autre service ou professionnel, imposée par l’autorité de police administrative ou l’autorité judiciaire », « déplacements résultant d’une convocation émanant d’une juridiction administrative ou de l’autorité judiciaire »), le décret du 23 mars a (trop) simplifié les choses se référant seulement à « une convocation judiciaire ou administrative ». Il est curieux que cette exception n’ait pas été initialement énoncée puisque, même en situation d’urgence, la justice, certes en mode dégradé, poursuit ses missions. Depuis lors, plusieurs ordonnances concernant le fonctionnement des deux ordres de juridictions ont d’ailleurs été publiées (ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l’ordre administratif A LIRE ICI et ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables aux juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale et aux contrats de syndic de copropriété A LIRE ICI ). En dernier lieu, une ultime dérogation a été retenue par le décret du 19 mars 2020 : la participation à des missions d’intérêt général sur demande de l’autorité administrative, formule qui souffre à nos yeux d’une imprécision manifeste même si l’on semble comprendre qu’il s’agira de toutes les hypothèses où chacun d’entre nous agit dans l’intérêt de tous. Mais attention, à condition que l’on n’agisse pas de nous-même, c’est-à-dire de notre propre initiative. L’expression « dans les conditions qu’elle [l’autorité administrative] précise » énoncée par le décret du 19 mars 2020 a toutefois été supprimée…
Ainsi, dans cette crise sans précédent contre un ennemi invisible, le Conseil d’Etat et toutes les autres juridictions administratives sont amenés et le seront encore demain à veiller au respect de nos libertés. Dès lors, l’ennemi le plus invisible ne mettra pas à bas nos droits et libertés…