Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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LE CONTRAT A L’EPREUVE DE L’EPIDEMIE DE COVID-19 – PREMIERES REACTIONS, D. Piatek

Dariusz Piatek

Maître de conférences à l’Université de Haute-Alsace
Membre du CERDACC

 

A jour le 30 mars 2020

Il est évident que l’épidémie de Covid-19 a profondément bouleversé notre quotidien. La fermeture de nombreuses frontières, les mesures de confinement, la mise en place de stratégies d’accompagnement assurant la continuité pédagogique… Tous ces phénomènes suscitent questions et inquiétudes de la part des citoyens d’un « pays en guerre ». Au-delà de l’aspect individuel, la crise actuelle, définie en tant que pandémie mondiale par l’Organisation Mondiale de la Santé, menace sérieusement l’économie. Combinée à une chute des cours du pétrole, elle a provoqué un effondrement spectaculaire de la bourse, dont les conséquences potentielles commencent déjà à être comparées à celles de la grande crise de 1929.

Mais l’actualité juridique récente montre que cette crise de confiance des marchés, induite par l’épidémie de Covid-19, ne risque pas de se limiter uniquement à la sphère des marchés financiers. Au contraire, elle impacte de nombreux aspects de l’économie réelle, et parmi ces derniers, le principal vecteur d’échange des biens et des services – le contrat. Ce dernier semble être touché à de nombreux niveaux, notamment ceux de la force obligatoire et des conséquences d’inexécution.

Cela s’illustre par l’adoption par le Gouvernement de mesures ponctuelles, visant à « donner du temps » aux cocontractants dans les secteurs les plus touchés par la crise, en ce qui concerne les obligations dont l’exécution risque d’être immédiatement troublée (I). Au-delà de cette régulation, pour l’instant fragmentaire et ayant vocation à se densifier, l’épidémie de Covid-19 fait renaître les interrogations d’ordre général sur les notions de force majeure et d’imprévision (II).

I. Les mesures ponctuelles

Afin de minimiser l’impact de l’épidémie de coronavirus dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 dite « loi d’urgence sanitaire » est entrée en vigueur A LIRE ICI . Adoptée dans le contexte de l’article 38 de la Constitution, elle autorise le Gouvernement à édicter des ordonnances dans des domaines normalement réservés à la loi, et intéressant aussi bien les branches du droit privé que celles du droit public. Ces ordonnances aménagent les modalités d’exécution de nombreux contrats dont l’économie risque d’être impactée par la crise. On en trouve les illustrations principalement dans l’article 11, c) de la loi d’urgence sanitaire, qui ouvre la possibilité de modifier par voie d’ordonnance « les obligations des personnes morales de droit privé exerçant une activité économique à l’égard de leurs clients et fournisseurs ainsi que des coopératives à l’égard de leurs associés-coopérateurs, notamment en termes de délais de paiement et pénalités et de nature des contreparties, en particulier en ce qui concerne les contrats de vente de voyages et de séjours ». Pour atténuer semble-t-il la gravité de ces mesures, le texte dispose, en employant une formule vague, que ces aménagements ne sont possibles que « dans le respect des droits réciproques ».

Dans le même ordre d’idées, l’article 11, g) de la loi d’urgence sanitaire permet de « reporter intégralement ou d’étaler le paiement des loyers, des factures d’eau, de gaz et d’électricité afférents aux locaux professionnels et commerciaux et de renoncer aux pénalités financières et aux suspensions, interruptions ou réductions de fournitures susceptibles d’être appliquées en cas de non-paiement de ces factures, au bénéfice des microentreprises ». Dans ce cas, faute de précision allant dans ce sens, ces mesures semblent faire abstraction des « droits réciproques », ce qui explique peut-être le fait que la loi leur consacre une unité rédactionnelle distincte de celle traitant des relations entre les personnes de droit privé exerçant une activité économique à l’égard de leurs clients et fournisseurs.

Certaines règles dérogatoires annoncées par la loi d’urgence sanitaire trouvent déjà leur concrétisation dans les ordonnances du 25 mars 2020 dont deux méritent d’être signalés.

L’ordonnance n° 2020-315 du 25 mars 2020 concerne les conditions financières de la résolution des contrats de voyage touristique et de séjour dont l’exécution a été perturbée par l’épidémie et les mesures de confinement A LIRE ICI . Ce texte vise à protéger les entreprises du secteur du tourisme qui subissent actuellement une baisse drastique de leurs commandes risquant d’affecter leur trésorerie. L’article L. 211-14, II du Code du tourisme dispose qu’en matière de contrat de vente de voyages et de séjours, le voyageur a le droit de « résoudre » (sic !) le contrat avant le début du voyage, notamment en cas de circonstances exceptionnelles survenant au lieu de destination. A la suite de cette résolution notifiée au prestataire, « le voyageur a droit au remboursement intégral des paiements effectués ». Tout en employant le terme « résolution », alors qu’en réalité il s’agit d’une résiliation unilatérale, l’ordonnance précitée remplace le principe de remboursement intégral par la possibilité pour le prestataire de proposer au client une prestation identique ou équivalente ou bien un avoir, utilisable sur une période de dix-huit mois. Les mêmes règles auront vocation à s’appliquer en cas de résolution pour un cas de force majeure, par dérogation à l’article 1229 du Code civil dont l’application conduit également au remboursement intégral.

L’ordonnance n° 2020-316 du 25 mars 2020 précise les dispositions de la loi d’urgence sanitaire en matière d’exécution des contrats de fourniture d’eau, de gaz et d’électricité souscrits par les exploitants des locaux professionnels et commerciaux A LIRE ICI . Face à la fermeture de nombreux établissements imposée par les mesures de confinement, le texte vise d’abord à préciser le champ d’application rationae personae des mesures dérogatoires qui pour l’instant reste indéterminé. Sont concernées les entreprises éligibles au fonds de solidarité créé par l’ordonnance n° 2020-317 du 25 mars 2020 A LIRE ICI , qui a pour but le versement d’aides financières aux personnes physiques et morales de droit privée exerçant une activité économique particulièrement touchées par les conséquences économiques. L’ordonnance n° 2020-317 opère un renvoi à un décret qui ne sera publié que prochainement, et qui aura vocation à préciser les critères d’éligibilité et d’attribution des aides, leur montant ainsi que les modalités de gestion du fonds. S’agissant du contenu des mesures exceptionnelles, on sait que les fournisseurs ne pourront procéder ni à la suspension, ni à l’interruption, ni à la réduction de la fourniture d’électricité, de gaz ou d’eau malgré le non-paiement des factures par les bénéficiaires du dispositif et ce jusqu’à la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire[1]. A ce devoir d’assurer la continuité de la prestation malgré la défaillance du cocontractant[2] s’ajoute une obligation pour le fournisseur d’accorder à son client le report des échéances et le rééchelonnement du paiement des factures exigibles entre le 12 mars 2020 et la fin de l’état d’urgence sanitaire, sans que ce changement des modalités de l’exécution du contrat puisse donner lieu à des pénalités financières à la charge du bénéficiaire. Notons que malgré le caractère exceptionnel des mesures commentées, leur mise en œuvre n’est pas automatique et suppose une demande des personnes éligibles ainsi que la présentation de justificatifs attestant qu’elles remplissent les conditions pour bénéficier desdites mesures[3], conditions qui seront précisées ultérieurement par décret. Il semble qu’à l’heure actuelle, dans l’attente des décrets de mise en œuvre de l’ordonnance n° 2020-316, celle-ci ne soit pas encore opérationnelle.

Cela nous amène à nous demander si le caractère fragmentaire des aménagements des modalités d’exécution des contrats impactés par la crise sanitaire provoquera un recours des opérateurs économiques aux mécanismes classiques du droit des obligations, tels que la force majeure.

II. Un regain d’intérêt pour la force majeure ?

Au-delà des mesures ponctuelles prises par le Gouvernement pour aménager l’exécution des contrats les plus impactés par la crise sanitaire, l’épidémie de Covid-19 donne lieu à un regain d’intérêt pour la notion de force majeure[4]. Tout a commencé avec l’annonce faite par le Ministère de l’Économie lors d’une conférence de presse selon laquelle, « L’État considère le coronavirus comme un cas de force majeure. En conséquence, pour tous les marchés publics d’État, les pénalités de retards ne seront pas appliquées »[5]. La notion de la force majeure est également présente dans l’ordonnance n° 2020-315 relative à la résiliation des contrats de voyage et de séjour A LIRE ICI [6]. Cette déclaration faite dans le domaine des contrats publics, déjà réitérée, semble-t-il, par les textes adoptés en urgence par le Gouvernement en matière de contrats privés, suscite un débat quant à la portée des obligations contractuelles des opérateurs économiques dans le contexte de la crise sanitaire.

Depuis la réforme du droit des obligations intervenue en 2016, la force majeure en matière contractuelle est caractérisée « lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur »[7]. Il s’agit donc d’un fameux triptyque : l’extériorité, l’imprévisibilité, l’irrésistibilité[8], circonstances qui une fois caractérisées entraînent la résolution de plein droit du contrat en cas d’empêchement définitif et, en principe, sa suspension lorsque l’empêchement est temporaire.

S’agissant de l’épidémie de Covid-19, constitue-t-elle un cas de force majeure ? Il est impossible de répondre à cette question de manière catégorique dans la mesure où la réunion des conditions légales de cette cause d’exonération s’apprécie in casu. Si la condition d’extériorité ne semble pas poser de problème, ce n’est pas le cas pour la condition d’imprévisibilité et celle d’irrésistibilité, ainsi que pour leur articulation. La particularité de la force majeure contractuelle tient à la dissociation de l’imprévisibilité et de l’irrésistibilité sur le plan temporel. La première s’apprécie au moment de la conclusion du contrat, la seconde au stade de son exécution[9]. L’imprévisibilité n’étant pas un simple indice de l’irrésistibilité, mais un élément distinct la précédant. Pour mobiliser le concept de force majeure face à l’épidémie de Covid-19, il sera nécessaire de déterminer à partir de quel moment ses conséquences sur l’exécution du contrat sont devenus imprévisibles. Plusieurs points de départ sont alors envisageables, ce qui risque d’engendrer des choix arbitraires pour définir si les contrats ont été conclus lorsque l’ampleur de la crise n’était pas encore saisie ou s’ils ont été formés consciemment en période déclarée de pandémie[10]. Dans ce dernier cas, le caractère prévisible de l’événement risque également d’écarter l’irrésistibilité et le lien de causalité entre la crise sanitaire ainsi que l’impossibilité d’exécution si le débiteur s’est abstenu de prendre des mesures de précaution nécessaires.

En pratique, les tribunaux adoptent une approche holiste des critères de la force majeure face à des situations de crise sanitaire. A cet égard la réalité jurisprudentielle fait état d’une certaine hostilité du juge français à l’admission de la force majeure dans des situations d’épidémie. Dans un arrêt relativement récent de la Cour d’appel de Basse-Terre du 17 décembre il a été jugé que la propagation endémique du virus chikungunya dans la région des Antilles  « ne peut être considérée comme ayant un caractère imprévisible et surtout irrésistible puisque dans tous les cas, cette maladie soulagée par des antalgiques est généralement surmontable (les intimés n’ayant pas fait état d’une fragilité médicale particulière) et que l’hôtel pouvait honorer sa prestation durant cette période »[11].  Des solutions allant dans le même sens ont été adoptées par la Cour d’appel de Nancy le 22 novembre 2012[12] par rapport à l’épidémie de dengue, mettant en avant le caractère récurrent de l’épidémie ainsi que la disponibilité des mesures de protection individuelles freinant efficacement la propagation de la maladie, ou encore par la Cour d’appel de Besançon le 8 janvier 2014 par rapport à l’épidémie de grippe H1N1, qui a été « largement annoncée et prévue, avant même la mise en œuvre de la réglementation sanitaire » qu’invoquait l’appelant[13]. Il serait toutefois risqué de tirer de ce courant jurisprudentiel des conclusions hâtives quant à la non-qualification de la pandémie de Covid-19 de cas de force majeure. En effet, il s’agissait de crises sanitaires plutôt endémiques et maîtrisables ou du moins, comme c’est le cas du virus H1N1 largement anticipées. Une lecture a contrario est-elle envisageable face à la maladie du coronavirus qui, en l’absence de remèdes, reste potentiellement mortelle et donne lieu à une crise sanitaire mondiale ?

A cet égard, il convient de signaler la décision de la Cour d’appel de Colmar du 12 mars 2020[14], lourde de sens car traitant directement du Covid-19 et rendue dans la région la plus touchée par la crise sanitaire actuelle. Un étranger placé en rétention administrative ne s’était pas rendu à l’audience le concernant, son absence étant justifiée par le fait qu’il était susceptible (sic !) d’être en contact rapproché avec des personnes susceptibles (sic !) d’être atteintes par le Covid-19. Selon la Cour, ces circonstances exceptionnelles ont pu revêtir le caractère de force majeure, car elles étaient extérieures, imprévisibles et irrésistibles. A l’appui de cette conclusion, le juge invoqua notamment l’impossibilité technique d’escorter l’intéressé dans des conditions éliminant tout risque de contagion.

La décision des juges alsaciens, rendue au début de l’épidémie et traitant de questions de procédure, qui plus est dans le contexte particulier du droit des étrangers est, à notre sens, difficilement transposable à la sphère des obligations contractuelles. Cela étant, son caractère symbolique, ainsi que la référence expresse à l’article 1218 du Code civil faite par le Gouvernement dans les textes ayant vocation à remédier aux conséquences de la crise sur l’exécution de certaines obligations contractuelles, annoncent peut-être un avenir tout tracé pour l’application de la force majeure dans le contexte de la pandémie de Covid-19.

Pourtant, il est permis de douter que la force majeure soit l’outil juridique le mieux adapté pour gérer ce type de problématique. Son application suppose en effet l’impossibilité totale et objective de l’exécution et, de ce fait, ne permet pas d’éteindre les obligations de nature monétaire et, plus généralement, celles portant sur des choses fongibles. Traditionnellement, l’impossibilité objective d’exécution se distingue également des situations où l’exécution est devenue « simplement » plus difficile et/ou plus onéreuse. Par conséquent, il se peut que de nombreux incidents survenus dans le contexte de la crise, et affectant les obligations contractuelles de différents opérateurs économiques, soient appréhendés sous l’angle de la révision pour imprévision, voire de la caducité du contrat, plutôt que sous l’angle de la force majeure.

[1] Article 2 de l’ordonnance n° 2020-316.

[2] Ibidem.

[3] Article 3 de l’ordonnance n° 2020-316.

[4] V. déjà sur cette question : M. MEKKI, « Contrat et obligations – Covid-19 et notariat : à l’imprévu… JCP N, n° 13, 27 mars 2020, act. 317.

[5] S. PIGNON, « Coronavirus et force majeure en droit des contrats publics », Contrats et Marchés publics, n° 4, avril 2020, alerte 11, A. DISCOURS, SHURONG QU, J. BUHART, « L’impact du covid-19 sur l’exécution des contrats – Etude comparative droit chinois/droit français », JCP G, n° 12, 23 mars 2020, p. 329.

[6] V. : supra.

[7] Article 1218 du Code civil.

[8] Sur la survie du critère d’extériorité à travers la formule « échappant au contrôle du débiteur », V. : F. GREAU, Répertoire de droit civil, Force majeure, Les caractères de la force majeure, juin 2017, date de fraîcheur : avr. 2018, n° 27 et suiv.

[9] Cass, 1re civ., 30 oct. 2008, Bull. I., n° 243.

[10] Dans ce sens, P. GUIOMARD, « La grippe, les épidémies et la force majeure en dix arrêts », Dalloz Actualité, 4 mars 2020.

[11] Basse-Terre, 17 déc. 2018, n° 17/00739.

[12] Nancy, 22 nov. 2010, n° 09/00003.

[13] Besançon, 8 janv. 2014, n° 12/02291.

[14] Colmar, 12 mars 2020, n° 20/01098.