Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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LES POTENTIALITÉS DE LA RESPONSABILITÉ EXTRACONTRACTUELLE EN MATIÈRE DE RÉPARATION DU PRÉJUDICE D’ANXIÉTÉ DES TRAVAILLEURS DE L’AMIANTE, A. Tardif

Anthony Tardif

Maître de conférences à l’Université de Haute-Alsace

Membre du CERDACC (UR 3992)

Résumé de la décision

Selon un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 8 février 2023 (Cass. soc., 8 févr. 2023, n°20-23.312 ; BJT 2023, n°5, p. 28, note X. Aumeran), la responsabilité extracontractuelle d’une entreprise utilisatrice peut être engagée à l’égard de salariés victimes de l’amiante dès lors que sont établies des fautes ou des négligences dans l’exécution de l’obligation légale de coordination.

Contenu de la décision

Le combat pour la réparation du préjudice d’anxiété des travailleurs de l’amiante a été long et semé d’embûches. Avant 2019, seuls les salariés éligibles à l’allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante (dispositif ACAATA de la loi du 23 décembre 1998) pouvaient solliciter réparation de leur préjudice d’anxiété. Suite à de nombreuses critiques à l’encontre de cette position prétorienne, un arrêt du 5 avril 2019 de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a reconnu une possible réparation, sur le terrain de la responsabilité contractuelle, pour tous les salariés exposés à l’amiante, quand bien même ils n’auraient pas travaillé dans un des établissements visés à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 (Cass. ass. plén., 5 avr. 2019, n° 18-17442).  Puis, la ligne de front a été poussée grâce à l’appui du droit transitoire. Un salarié non éligible au dispositif de préretraite amiante avait en effet demandé réparation de son préjudice d’anxiété en introduisant son action en justice avant l’intervention de la jurisprudence de l’Assemblée plénière du 5 avril 2019. Même si son action était vouée à l’échec, ce salarié forma néanmoins un pourvoi contre un arrêt d’une cour d’appel de renvoi, ceci afin de faire valoir ses droits au titre de la jurisprudence précitée du 5 avril 2019. Par un arrêt rendu en Assemblée plénière (Cass. ass. plén., 2 avr. 2021, n°19-18.814) , ce pourvoi a été considéré comme recevable en raison d’une modulation dans le temps de la jurisprudence du 5 avril 2019.

Malgré tous ces efforts d’imagination de la jurisprudence, la réparation du préjudice d’anxiété était malheureusement cantonnée dans les limites de l’obligation contractuelle de l’employeur : un arrêt du 8 février 2023 nous montre que la responsabilité extracontractuelle réserve également des potentialités pour ces travailleurs de l’amiante.

L’année 2023 est en effet une année particulièrement fructueuse pour ces salariés, ceci en raison de deux décisions consécutives de la chambre sociale du 8 février 2023 portant respectivement sur les salariés susceptibles de demander réparation et sur les employeurs susceptibles d’être déclarés responsables. Le premier arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation (Cass. soc., 8 févr. 2023, n°21-14.451 ; Gaz. Pal. 2023, n°17, p. 2, obs. J. Traullé ; Dr. soc. 2023, p. 367, obs. C. Willmann ; Gaz. Pal. 2023, n°9, p. 25, note D. Asquinazi-Bailleux ; RLDC 2023, n°215, p. 15, obs. A. Tardif) est venu décider que l’utilisation illégale d’amiante par un employeur entraîne une violation de son obligation contractuelle de bonne foi justifiant, à ce titre, une réparation de l’atteinte à la dignité du salarié. Si le terme d’« utilisation illégale d’amiante » par l’employeur est susceptible de faire naître un contentieux assez abondant, le recours au préjudice de « dignité » n’est cependant pas nouveau (pour une illustration de cette formule, voir : Cass. soc., 7 févr. 2012, n°10-18.686, Bull. civ. V, n°58).

Le second arrêt du 8 février 2023 présente, en revanche, un caractère inédit en ce qu’il élargit, pour la première fois, le périmètre de l’action en réparation du préjudice d’anxiété aux entreprises utilisatrices (Cass. soc., 8 févr. 2023, préc.). Il va donc retenir notre attention en raison de cette originalité. Cet arrêt concernait l’indemnisation des salariés mis à disposition par leur employeur auprès d’entreprises utilisatrices recourant à l’amiante. En l’espèce, un manutentionnaire – dans le cadre de marchés conclus entre ses employeurs successifs et SNCF mobilités – a effectué des travaux de démontage de panneaux amiantés, de grattage et meulage de bougies l’exposant à des poussières d’amiante pendant de nombreuses années. Suite au recours solidaire à l’encontre de l’employeur et de la SNCF, les juges du fond ont retenu la responsabilité extracontractuelle de l’entreprise utilisatrice (la SNCF) sans qu’il soit besoin de retenir la responsabilité de l’employeur au titre de l’obligation de sécurité. Après avoir rappelé les dispositions du code du travail instaurant, à la charge de l’entreprise utilisatrice, une obligation générale de coordination des mesures de prévention, la chambre sociale fournit un attendu simple :  la responsabilité de cette entreprise « pouvait néanmoins être engagée au titre de la responsabilité extracontractuelle, dès lors qu’étaient établies des fautes ou négligences de sa part dans l’exécution des obligations légales et réglementaires mises à sa charge en sa qualité d’entreprise utilisatrice, qui ont été la cause du dommage allégué ».

Commentaire de la décision

Le premier enseignement de l’arrêt procède d’une négation : l’obligation de sécurité mise à la charge de l’employeur principal par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail n’est pas applicable à l’entreprise utilisatrice faisant usage d’amiante.

Une autre voie, cette fois victorieuse, a été explorée en l’espèce par le salarié : l’obligation de coordination. Les articles R. 4511-1 et suivants du code du travail mettent ainsi à la charge de l’entreprise utilisatrice « une obligation générale de coordination des mesures de prévention qu’elle prend et de celles que prennent l’ensemble des chefs des entreprises intervenant dans son établissement » (considérant 7). Le présent arrêt indique, avec un luxe de détails, les différents manquements de l’entreprise utilisatrice dans la mise en œuvre de cette obligation de coordination : absence d’équipement de protection individuelle, absence d’informations transmises à la société extérieure au sujet des risques d’affections professionnelles et absence d’inspection commune des lieux avec désignation des zones de danger. Si l’indemnisation du préjudice d’anxiété repose avant tout sur l’employeur débiteur de l’obligation contractuelle de sécurité, la voie de la responsabilité extracontractuelle de l’entreprise utilisatrice reste donc ouverte. En raison de la nature extracontractuelle de cette responsabilité et en raison de l’extériorité de l’entreprise utilisatrice à la relation principale de travail, on pouvait se demander si le conseil de prud’hommes était la juridiction compétente pour ce type de litige. Par un arrêt du 15 mars 2023 (Cass. soc., 15 mars 2023, n° 20-23694)  , la chambre sociale de la Cour de cassation répondit par l’affirmative. Cependant, cet arrêt ne visait que la violation de l’obligation de coordination de l’entreprise utilisatrice du salarié prévu à l’article R. 4511-1 du Code du travail : en dehors de ce fondement textuel, il est possible que le tribunal judiciaire reste compétent pour connaître de l’action en réparation des victimes de l’amiante envers l’entreprise utilisatrice.