Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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PREJUDICE D’ANXIÉTÉ : L’AMIANTE ET AU -DELÀ !, Y. Leroy

Yann Leroy

Agrégé des facultés de droit
Professeur de droit privé et sciences criminelles – Université de Haute-Alsace
Membre du CERDACC EA 3992

 

Si jusqu’alors seuls les travailleurs exposés à l’amiante bénéficiaient de la reconnaissance d’un préjudice d’anxiété (POUR ALLER PLUS LOIN LIRE ICI UN ARTICLE DE Mme LE PROFESSEUR STEINLE-FEUERBACH), ce dernier est à présent reconnu à tous les salariés exposés à des substances nocives ou toxiques (Cass. soc. 11 sept. 2019, n° 17-24.879 ( A LIRE ICI).

POUR SE REPERER

A moins de deux heures de l’Alsace : ce que l’on appelle encore les Houillères du Bassin de Lorraine. Si les dernières tonnes de charbon y ont été arrachées il y a déjà quinze ans, les Houillères font encore parler d’elles, jusque sur les bords de la Seine. La chambre sociale de la Cour de cassation vient, en effet, d’annuler un arrêt de la Cour d’appel de Metz qui avait refusé d’indemniser, au titre du préjudice d’anxiété, d’anciens mineurs de charbon, estimant qu’ « en application des règles de droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur, le salarié qui justifie d’une exposition à une substance nocive ou toxique générant un risque élevé de développer une pathologie grave et d’un préjudice d’anxiété personnellement subi résultant d’une telle exposition, peut agir contre son employeur pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité ».

Des mineurs de fond des Houillères du Bassin de Lorraine avaient saisi le conseil de prud’hommes afin d’obtenir la condamnation de leur employeur (qui, depuis, a été placé en liquidation, ses droits et obligations ayant été transférés à l’Etat) au paiement de dommages-intérêts en réparation de leur préjudice d’anxiété lié à une exposition prolongée aux poussières d’amiante et du manquement à une obligation de sécurité. La Cour d’appel de Metz avait rejeté leurs demandes, estimant que le préjudice d’anxiété ne pouvait être admis que pour les salariés exposés à l’amiante remplissant les conditions prévues par l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 et l’arrêté ministériel pris en application. Une telle circonscription du préjudice d’anxiété n’est plus de mise et c’est heureux ! Non seulement la reconnaissance d’un tel préjudice n’est plus limitée aux salariés exposés à l’amiante dans les établissements listés, mais elle n’est plus réservée à l’exposition à l’amiante. Or, la reconnaissance élargie du préjudice d’anxiété revêt une importance toute particulière dans la mesure où elle permet au salarié d’obtenir réparation au titre de son exposition à une substance nocive ou toxique sans devoir attendre que la maladie ne se développe, le préjudice d’anxiété réparant la situation d’inquiétude permanente dans laquelle il se trouve compte tenu de son risque de développer, à tout moment, une pathologie grave.

POUR ALLER PLUS LOIN

Si la Cour de cassation a consacré, en 2010, la notion de préjudice d’anxiété, elle a réservé ce dernier aux seuls salariés exposés à l’amiante dans un établissement classé (ce qui permettait à ceux-ci de bénéficier de la préretraite amiante). Le pas était donc timide et surtout profondément injuste puisque les travailleurs exposés à l’amiante dans un établissement non classé ne pouvaient obtenir réparation de leur préjudice d’anxiété. Pire, les salariés travaillant sur un site classé mais pour le compte d’un sous-traitant ne le pouvaient pas davantage. Choquante inégalité de traitement à laquelle a mis heureusement fin l’assemblée plénière dans un arrêt du 5 avril de cette année (n° 18-17.442   A LIRE ICI en décidant « qu’en application des règles du droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur, le salarié qui justifie d’une exposition à l’amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur pour manquement à son obligation de sécurité, quand bien même, il n’aurait pas travaillé dans un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 modifiée ». Dans deux autres arrêts rendus le même jour que la décision commentée, la chambre sociale emboîte le pas et confirme que des salariés ne bénéficiant pas de la préretraite amiante peuvent obtenir réparation de leur préjudice d’anxiété en mettant en jeu l’obligation de sécurité de l’employeur (n° 17-18.311 A LIRE ICI  et 17-26.879 A LIRE ICI ).

Mais l’inégalité de traitement ne s’arrêtait pas là. Au-delà de l’amiante, d’autres substances peuvent exposer des salariés à un risque important de développer une maladie. Il était donc plus que temps d’élargir le périmètre d’application du préjudice d’anxiété pour que puissent en bénéficier, non seulement nos mineurs de fond, mais plus généralement, tous les salariés qui ont été exposés à des substances nocives ou toxiques telles que le plomb, les hydrocarbures, le goudron, les rayons ionisants, les pesticides…

C’est l’obligation de sécurité qui pèse sur l’employeur qui fonde le droit à réparation du préjudice d’anxiété. Celle-ci n’étant plus, depuis l’arrêt Air France du 25 novembre 2015, qualifiée d’obligation de résultat mais de moyen, les règles d’engagement de la responsabilité de l’employeur sont les suivantes. Les salariés doivent, d’abord, établir que la substance est nocive ou toxique, puis qu’ils y ont été personnellement exposés et, enfin, qu’elle génère un risque de maladie grave au point que leurs conditions de vie en sont modifiées, notamment en raison de troubles psychologiques. Sur ce dernier point, des témoignages relatant l’accompagnement dans la maladie, voire le décès de collègues peuvent parfaitement attester d’une souffrance morale, tant il paraît impossible de rester insensible face à la maladie ou à la mort d’anciens camarades de travail.

L’employeur peut alors s’exonérer de sa responsabilité en démontrant qu’il a pris toutes les mesures de protection qui s’imposaient. En l’espèce, l’employeur précisait avoir mis à disposition des masques en nombre suffisant, réalisé des contrôles individuels d’exposition à la poussière, effectué un suivi médical renforcé des travailleurs concernés et fait évoluer les techniques de protection conformément à l’évolution des données techniques sur le sujet. La Cour d’appel de renvoi devra décider si de telles mesures étaient suffisantes pour satisfaire son obligation de sécurité.

Précisons, pour conclure, que le point de départ de la prescription relative au préjudice d’anxiété – c’est-à-dire la naissance de ce préjudice – correspond au jour où l’établissement dans lequel travaillaient les salariés est classé par arrêté ministériel, mais que la question n’est pas tranchée s’agissant d’établissement non classé. La Cour d’appel de Metz avait, à cet égard, retenu la date de fin du contrat de travail. Il n’est toutefois pas certain que cette date soit retenue par la Haute juridiction lorsqu’elle sera amenée à se prononcer sur cette question. En effet, dans un dernier arrêt rendu le même jour que celui des Houillères, la chambre sociale décide que la durée de la prescription est fixée à cinq ans en application de l’article 2224 du Code civil relatif aux actions personnelles ou mobilières (n° 18-50.030 A LIRE ICI). Cet article dispose que ces actions se prescrivent à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer. Or, c’est au cours d’exécution du contrat de travail, bien avant la rupture de celui-ci, que le salarié prend conscience ou doit prendre conscience du caractère risqué de son exposition à des substances dangereuses. A moins que la Cour de cassation ne soit sensible au fait que le salarié ne se trouve, avant la rupture de son contrat de travail, dans l’impossibilité d’agir en responsabilité civile contre son employeur et retarde donc le point de départ du délai de prescription à la date de cette rupture.