Marie-France Steinlé-Feuerbach
Professeur émérite en Droit privé et Sciences criminelles à l’Université de Haute-Alsace
Directeur honoraire du CERDACC
A propos de :
Crim., 8 sept. 2020, pourvoi n° 18-82.150
https://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/chambre_criminelle_578/1076_8_45317.html
et
Crim., 8 sept. 2020, pourvoi n° 19-82.761
https://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/chambre_criminelle_578/1077_8_45320.html
Par deux arrêts du 8 septembre 2020, classés dans la nouvelle rubrique « Accident collectif » de sa Lettre, la chambre criminelle élève des documents internes aux compagnies d’aviation au rang de règlement. Dans l’un de ces arrêts, elle maintient le principe de l’incompétence du juge pénal à se prononcer sur les intérêts civils en cas d’accident aérien.
Mots-clés : accident aérien- homicides involontaires- mise en danger de la vie d’autrui- notion de règlement- indemnisation- Convention de Varsovie- Convention de Montréal- incompétence matérielle du juge pénal
La chambre criminelle de la Cour de cassation publie désormais une Lettre avec une sélection des arrêts rendus. Sa Lettre n°2, parue en septembre https://www.courdecassation.fr/IMG/pdf/20200916_lettre_cr_2.pdf) comprend une rubrique « Accident collectif ». Sous le titre « Des passagers aériens mieux protégés », elle mentionne deux arrêts rendus le 8 septembre 2020, le premier relatif à un accident aérien (Crim., 8 sept. 2020, pourvoi n° 18-82.150), le second concernant une condamnation pour mise en danger d’autrui suite au mauvais montage d’un câble sur un avion (Crim., 8 sept. 2020, pourvoi n° 19-82.761).
Alors que nous publions ce numéro anniversaire du Journal des Accidents et des Catastrophes, nous ne pouvons que saluer cette rubrique d’autant que la création du CERDACC (dont l’acronyme signifiait alors Centre Européen de Recherche sur le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes) il y a vingt-cinq ans, à l’initiative de Claude Lienhard faisait suite à l’accident aérien du Mont Saint Odile. L’accident collectif est « un événement unique engendrant instantanément de nombreuses victimes » (C. Lienhard, « Pour un droit des catastrophes » : D. 1995, p.91), l’accident aérien respectant parfaitement la règle des trois unités (M.-F. Steinlé-Feuerbach, « Le droit des catastrophes et la règle des trois unités de temps de lieu et d’action » : LPA 28 juill. 1995, p. 9). Ainsi pour le crash du Mont Sainte Odile : lundi 20 janvier 1992, 19h20, le petit spot figurant le vol IT 5148 d’Air Inter en provenance de Lyon, s’éteignait sur l’écran de la tour de contrôle d’Entzheim, l’A 320 s’écrasait avec à son bord 96 personnes.
La survenance d’un accident collectif, immédiatement médiatisé, conduit fréquemment à une adaptation des mécanismes classiques de l’indemnisation des victimes (T. Hassler, « Le gauchissement des règles de la responsabilité civile en cas d’accidents collectifs ou de risques majeurs » : LPA 8 juin 1994, p.19), tandis que la démarche pénale apparaît indispensable à la recherche de de la vérité.
Les deux arrêts relevés illustrent le rôle du juge pénal en cas de catastrophe. Comme le relève Caroline Lacroix, « La répression pénale peut intervenir en amont ou en aval de la production du dommage. Le plus souvent, le droit pénal intervient une fois le dommage causé, prenant alors en considération le résultat produit par la voie des infractions non-intentionnelles. L’application du droit pénal n’est cependant pas toujours subordonnée à la réalisation du dommage et intervient dans un but à la fois préventif et répressif. Le champ d’application de l’article 223-1 du Code pénal, relatif à la mise en danger d’autrui, est ainsi en plein essor, ce qui n’est pas sans conséquence en matière de catastrophes » (C. Lacroix, La réparation des dommages en cas de catastrophes, LGDJ, 2008, Bibliothèque de droit privé, p. 273, n° 606).
C’est bien avec un objectif de prévention que, dans sa Lettre, la chambre criminelle met l’accent sur l’obligation de respecter les obligations particulières de prudence et de sécurité : « Les personnes chargées de la sécurité́ du transport aérien, comme le gérant d’une compagnie aérienne ou le personnel chargé de contrôles, doivent respecter les obligations particulières de prudence ou de sécurité́ prévues par la loi, mais aussi par le « règlement ». En cas de violation particulièrement grave de ces obligations, ils peuvent être poursuivis pour mise en danger de la vie d’autrui ou, en cas d’accident ayant causé la mort d’autrui, pour homicide involontaire aggravé. »
S’agissant du premier arrêt, l’accident a eu lieu la nuit du 18 au 19 octobre 2006, le parcours judiciaire qui vient de s’achever a donc duré presque quatorze ans. Peu après son décollage de l’aérodrome de la Vèze près de Besançon, un appareil de la compagnie Flowair aviation percutait des arbres dans l’axe de la piste. L’avion transportait le chef de clinique au service de greffe hépatique du CHU de Besançon et un interne en partance pour Amiens afin de procéder à un prélèvement de foie. Outre le décès des deux passagers, le crash causa la mort du pilote et d’un employé de la compagnie. Il ressort tant des rapports de la BEA, de la DGAC, de l’expertise judiciaire que des témoignages qu’une erreur de pilotage était à l’origine de l’accident. Non titulaire de de la qualification IFR professionnelle nécessaire à un vol de nuit, ce pilote était inapte à exercer les fonctions de commandant de bord. L’incompétence du pilote n’avait pourtant pas été constatée !
Ont été poursuivis pour homicides involontaires, le gérant de la société (M. X…), un pilote contrôleur agréé par l’aviation civile mandaté par la compagnie Flowair pour faire passer un examen au pilote (M. Z…), ainsi qu’un contrôleur aérien et agent de la DGAC (M. C… Z…). La cour d’appel ayant confirmé la condamnation des trois prévenus à trois mois de prison avec sursis, ceux-ci ont introduit un pourvoi en cassation. Par son arrêt du 8 septembre, la chambre criminelle rejette les trois pourvois.
Auteurs indirects, les trois prévenus ne pouvaient être condamnés pour faute simple, car aux termes du quatrième alinéa de l’article 121-3 du code pénal, les personnes qui n’ont pas causé directement le dommage « sont responsables pénalement s’il est établi qu’elles ont, soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’elles ne pouvaient ignorer ». Pour entrer en condamnation, les magistrats devaient donc établir soit une faute délibérée, soit une faute caractérisée.
Le fait que la mention « oui » apparaissait dans la colonne IFR sur la licence professionnelle du pilote est dû à une série de graves négligences incombant à M. C… Z…, agent de la DGAC, lequel est condamné pour faute caractérisée.
Les compétences du pilote n’ont pu être appréciées car les conditions de réalisation du stage d’adaptation de l’exploitant (SADE) n’étaient pas conformes au manuel d’exploitation de l’entreprise (MANEX). Il en résulte que le gérant de la société et le pilote contrôleur ont tous deux commis une faute délibérée.
Dans le second arrêt, la chambre criminelle rejette le pourvoi d’un technicien aéronautique de la société Air Moorea condamné pour mise en danger de la vie d’autrui, c’est-à-dire « Le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière » (art. 223-1 du code pénal). Il était reproché au prévenu d’avoir laissé effectuer des travaux sensibles, à savoir le montage d’un câble de commande de vol des ailerons d’un avion, par des personnes non habilitées, ceci contrairement aux exigences du Manuel des spécifications de l’organisme (MOE) de la société Air Moorea. Malgré les recommandations précises des documents techniques, le prévenu n’avait pas procédé aux contrôles exigés. Il en est résulté une usure importante du câble après seulement 44 heures d’utilisation.
En revanche, le prévenu n’ayant pas la qualité de propriétaire ou d’exploitant, en le déclarant coupable de maintien en circulation d’un aéronef ne répondant pas aux conditions de navigabilité, la cour d’appel a méconnu l’article L.150-1 du code de l’aviation civile, devenu l’article L. 6232-4 du code des transports (« Transport aérien (aéronef) : non-respect des conditions techniques de navigabilité (obs. ss. Crim. 8 sept. 2020)» : D. 2020 p. 1717).
Ces deux arrêts, élevant des documents internes à une entreprise au rang de règlement, marquent une évolution notable de la jurisprudence de la chambre criminelle (I) ; en revanche, dans l’arrêt relatif à l’accident de l’aérodrome de Besançon-la Vèze, s’agissant des intérêts civils, elle reste figée dans une position qui n’a plus lieu d’être (II).
I-Une nouvelle jurisprudence : des documents propres à une entreprise peuvent être qualifiés de « règlement »
Dans les deux arrêts, les condamnations font suite à la violation délibérée des règles posées par un document interne à l’entreprise. Les pourvois ne manquent pas de se fonder sur l’absence de violation d’une obligation de sécurité prévue par le règlement : « le manuel d’exploitation (MANEX) dont les termes n’ont pas été respectés est rédigé par l’exploitant lui-même et n’est pas un texte réglementaire, même si son existence est prévue par l’arrêté du 12 mai 1997 concernant le SADE »
Se pose évidemment la question du caractère règlementaire d’un document interne à l’entreprise. La notion même de règlement avait soulevé quelques difficultés. Dans sa version antérieure à la loi du 10 juillet 2000, l’article 121-3 du code pénal visait les règlements.
Ainsi que le souligne le professeur Yves Mayaud, « très vite l’interprétation dominante est allée dans le sens d’une approche « constitutionnelle » du règlement, avec pour conséquence de ne retenir que les « actes des autorités administratives à caractère général et impersonnel », et de rejeter toute source ne participant pas de cette nature » (Y. Mayaud, Violences involontaires et responsabilité pénale, Dalloz référence, 2003, n° 11-13). Ainsi, il a été admis rapidement que le règlement intérieur d’une entreprise n’était pas constitutif d’un règlement au sens du code pénal (Aix-en-Provence, 22 nov.1995 : D. 1996, p. 405, note J. Borricand)
Pour la toute première fois, la Cour de cassation se fonde sur des textes qui ne sont pas des actes d’autorités administratives.
Il convient donc d’être particulièrement attentifs au raisonnement de la Cour.
En ce qui concerne le premier arrêt, elle constate que le MANEX « adapte l’arrêté du 12 mai 1997, relatif aux conditions techniques d’exploitation d’avions par une entreprise de transport aérien public (OPS 1)(NOR : EQUA9700893A) à l’entreprise ». Il existe donc bien un règlement, au sens antérieurement admis du terme, à savoir un arrêté qui « prescrit les conditions techniques applicables aux entreprises effectuant du transport aérien public, dénommées ci-après exploitants, y compris leur personnel, chaque fois qu’elles mettent en œuvre en transport aérien public un avion ». Ce n’est toutefois pas sur la base de ce règlement que sont prononcées les condamnations, mais bien sur le non-respect du manuel interne à la société Flowair. La Cour approuve les juges qui ont estimé que « le stage d’adaptation de l’exploitant (SADE) n’a pas été effectué conformément à l’arrêté du 12 mai 1997 qui est un règlement au sens de l’article 121-3 du code pénal, que même si l’OPS 1 et le manuel d’exploitation (Manex) ne sont pas en eux-mêmes des règlements, c’est bien de l’arrêté du 12 mai 1997 qu’ils tirent leur force obligatoire puisque ledit arrêté y renvoie expressément pour préciser le contenu des obligations liées aux conditions techniques d’exploitation et que l’OPS 1.945 relate les conditions du stage d’adaptation en précisant que l’exploitant doit le suivre effectivement »
Pour le deuxième arrêt, l’auteur du pourvoi ne manque pas de soulever « que ne constitue pas une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement le manuel des spécifications de l’organisme d’entretien (MOE) écrites par un atelier d’entretien ; qu’en se bornant à retenir que M. X… n’avait pas effectué ou vérifié le remplacement des câbles de commande d’aileron, ce qui était une préconisation du constructeur de l’aéronef, la cour d’appel n’a pas caractérisé l’obligation particulière de prudence imposée par la loi ou le règlement que M. X… aurait violée ». Mais pour la chambre criminelle, « dès lors que le Manuel des spécifications de l’organisme de maintenance (MOE) de la société Air Moorea, se borne à reprendre, en y ajoutant l’organisation interne de l’entreprise, les dispositions des parties 145 et M du règlement CE n° 2042/2003, directement applicables dans les pays de l’Union européenne, concernant les organismes chargés de la maintenance et les normes d’entretien, et pour les personnels chargés de l’entretien, les compétences prévues par la partie 66.A du même règlement », la cour d’appel a justifié sa décision.
Dans un arrêt du 31 mars 2020, la chambre criminelle avait jugé que la violation manifestement délibérée d’un règlement (CE) (en l’espèce le règlement no 178/2002 du 28 janvier 2002), lequel édicte des obligations particulières de prudence et de sécurité, est un acte administratif à caractère général et impersonnel et constitue dès lors un règlement au sens du code pénal (Crim. 31 mars 2020, no 19-82.171 : D. actu. 14 mai 2020, obs. F. Charlent ; AJ pénal 27 juill. 2020, p. 356, obs. J. Lasserre Capdeville). Cependant, dans cette affaire, ce n’est pas le règlement qui fonde les poursuites mais un manuel.
Ainsi, il résulte des deux arrêts du 8 septembre 2020, que par une sorte de contagion, un document interne à une entreprise acquiert la qualité de règlement soit lorsqu’il tire sa force obligatoire d’un arrêté soit lorsqu’il reprend les dispositions d’un règlement en les adaptant à l’organisation interne de l’entreprise.
La Lettre met en exergue la position de la chambre criminelle quant à sa nouvelle conception du règlement : « Mais qu’est-ce qu’un « règlement » ? Il s’agit bien sûr, par exemple, des décrets pris par les autorités françaises ou encore des règlements de l’Union européenne. Mais il peut s’agir aussi, et c’est la première fois que cela est jugé, de documents propres à une entreprise dès lors qu’ils se bornent à̀ reprendre les dispositions de tels textes, en les adaptant à l’entreprise : par exemple, un manuel qui prévoit, pour les pilotes, un certain nombre de stages ou un manuel qui impose une opération d’entretien sur un matériel essentiel.
Si les stages n’ont pas été effectués ou si l’entretien du matériel n’a pas été contrôlé, les personnes qui n’ont pas veillé au respect de ces obligations peuvent donc être déclarées coupables de mise en danger ou d’homicide involontaire. »
Comment interpréter cette surprenante jurisprudence ? Suffit-il que les dispositions prises par une entreprise, comme par exemple le nombre de stages à effectuer ou bien le contrôle des opérations de maintenance, fassent suite à une obligation réglementaire pour que celles-ci soient assimilées à des règlements même si elles ne figurent pas dans l’acte originel émanant d’une autorité administrative ? Et que dès lors que ces dispositions peuvent être interprétées comme des obligations particulières de prudence ou de sécurité, leur violation manifestement délibérées est-elle susceptible d’entraîner, lorsque les autres éléments constitutifs de l’infraction sont réunis, une condamnation pénale ?
Cette interprétation sera-t-elle limitée au champ des accidents aériens, ou bien va-t-elle s’appliquer à d’autres textes internes à des entreprises dès lors que celle-ci sont tenues de rédiger un document relatif à la sécurité ?
L’objectif d’un renforcement de la sécurité des personnes ne saurait être critiqué, reste néanmoins à craindre l’insécurité juridique.
Après cette interprétation très extensive de la notion de règlement, la Cour, dans l’arrêt du crash de la Vèze, campe toujours sur ses positions quant au prononcé des dommages intérêts en cas d’accident aérien.
II-Le maintien d’une jurisprudence ancienne : l’incompétence du juge pénal quant au prononcé des intérêts civils en cas d’accident aérien
S’agissant des intérêts civils, la cour d’appel s’était déclarée incompétente pour connaître des demandes en réparation des dommages causés par M. X… et Z… ainsi que de celles des associations de défense des victimes (FENVAC https://www.fenvac.org/ ) et les a renvoyées à se pourvoir devant le tribunal de grande instance de Lyon (« Transport aérien (responsabilité) : incompétence matérielle des juridictions répressives (obs. ss. Crim. 8 sept. 2020)» : D. 2010, p. 2018 ; « Accident d’un avion privé : compétence pour les réparations civiles » : Gaz. Pal. 6 oct. 2020, p. 49, obs. C. Berlaud).
Le droit à indemnisation de la FENVAC au titre de l’article 2-15 du code de procédure pénale n’est nullement remis en cause dans cet arrêt, c’est uniquement l’incompétence du juge pénal qui est, une fois, de plus affirmée. Il s’agit bien d’une affirmation de principe, la chambre criminelle approuvant la cour d’appel qui a énoncé « que la jurisprudence a posé le principe de l’incompétence matérielle des juridictions répressives pour condamner un transporteur aérien à réparer les préjudices subis par les victimes d’un accident survenu dans le cadre d’un transport aérien, que la responsabilité de ce dernier ne peut être recherchée que dans les conditions prévues par l’article 24 de la Convention de Varsovie et de l’article L. 321-3 du code de l’aviation civile devenu l’article L. 6421-3 du code des transports et qu’en vertu de ces textes, il y a lieu de renvoyer les parties civiles à se pourvoir devant la juridiction civile du tribunal de grande instance de Lyon ».
En réalité, l’accident n’est pas soumis à la Convention de Varsovie mais à celle de Montréal adoptée le 28 mai 1999 et entrée en vigueur le 4 novembre 2003 (C. Paulin, « Transport aérien international : entrée en vigueur de la Convention de Montréal » : D. 2004, p. 1954 ; M.-F. Steinlé-Feuerbach, « Les trajectoires de l’obligation de sécurité du transporteur aérien de personnes » : Riseo 2010-2, p. 5 https://www.calameo.com/read/005049066e736d3b2f0f7), ce que précise bien l’article 6421-3 du code transports, mais cette erreur ne saurait justifier une cassation car la cour, fidèle à la jurisprudence constante de la chambre criminelle, se déclare incompétente pour accorder réparation en application du droit conventionnel.
Que le lecteur me pardonne de profiter de ce numéro anniversaire du JAC pour combattre cette position de principe de la chambre criminelle. Nous avions découvert cette curiosité jurisprudentielle lors de l’arrêt d’appel du crash de Saint-Barthélemy (« Le crash de Saint-Barthélemy en appel : le mystère de l’incompétence des juridictions pénales pour statuer sur les intérêts civils » : JAC n° 84, mai 2008). Dans cette affaire la chambre criminelle (Crim. 3 juin 2009, n° 08-83.946) n’avait pas manqué de donner raison à la cour d’appel : « aux termes de l’article 24 de la Convention de Varsovie, toute action en responsabilité à quelque titre que ce soit, ne peut être exercée que dans les conditions et limites prévues par ladite Convention ; que l’article L. 322-3 du code de l’aviation civile précise, de son côté, que la responsabilité du transporteur par air ne peut être recherchée que dans les conditions et limites ci-dessus (…) qu’il découle de ces dispositions spéciales que les mêmes textes qui ouvrent à la victime ou à ses ayants droit, une action en réparation soumise à des règles particulières de compétence, de procédure et de fond, interdisent en revanche, aux mêmes personnes tout autre action en responsabilité exercée contre le transporteur sur le fondement du droit commun (Cour de cassation ch. crim. 9 janvier 1975, Dalloz 1976 Jur. 116, RFDA 1975 page 181) ». On notera qu’un arrêt de 1975 est invoqué en 2009 !!!
Il s’agit effectivement d’une jurisprudence des années 70 (Crim. 17 mai 1966 : D. 1966, 518, note P. Chauveau ; Crim. 3 déc. 1969 : JCP 1970, II, 16353, note M. de Juglart et E. du Pontavice ; Gaz. Pal. 1970, 129, note J.-P. Tosi ; Crim. 9 janv. 1975 : RTD civ. 1975. 547, obs. G. Durry) qu’il serait temps de mettre aux oubliettes.
Plus récemment, pour une promenade aérienne, la chambre criminelle a réaffirmé son incompétence pour le prononcé des intérêts civils : « Vu l’article L.322-3 du code de l’aviation civile devenu L.6421-4 du code des transports ; Attendu qu’il se déduit de ce texte qu’une promenade aérienne, fût-elle effectuée par un particulier, à titre gratuit, avec un point de départ et d’arrivée identique, constitue un transport aérien soumis à la Convention de Varsovie du 12 octobre 1929 et que l’action en réparation d’un tel accident aérien échappe à la compétence matérielle des juridictions répressives » (Crim. 10 sept. 2019, n° 18-83.858).
Qu’il s’agisse de la Convention de Varsovie ou de celle de Montréal, rien de justifie cette incompétence au regard du droit conventionnel. En effet, celui-ci est muet quant à la compétence matérielle des juridictions nationales. Ce droit précise certes les règles de compétence, mais il s’agit uniquement de la compétence ratione loci, c’est-à-dire territoriale, et nullement de la compétence ratione materiae, matérielle, c’est-à-dire d’attribution. L’action devant les juridictions pénales n’étant pas visée par les Conventions, il n’y a pas de conflit entre la procédure pénale et le droit conventionnel (Cf. M. de Juglart et E. du Pontavice : JCP 1970, II, 16353, note sous Crim. 3 déc. 1969). L’affirmation d’une incompétence du juge pénal relève donc uniquement du droit national.
Pourquoi le juge pénal ne pourrait-il pas statuer sur les intérêts civils en matière aérienne sur le fondement du droit commun ? Reprenons l’argument développé par la cour d’appel de Basse-Terre dans l’affaire du crash de Saint-Barthélemy : l’action en responsabilité fondée sur les dispositions du Code de l’Aviation civile « ne saurait être confondue avec l’action en dommages et intérêts ouverte aux victimes d’une infraction, dès lors que la première de ces actions, fondée dans son principe sur une présomption de faute, est indépendante de toute infraction punissable et qu’il s’agit d’une faute spéciale qui, d’une part, n’est pas nécessairement personnelle au prévenu, et qui, n’est pas identique à la faute pénale constitutive des délits d’homicide et blessures involontaires ».
Effectivement, la démonstration d’une faute n’est aucunement nécessaire pour obtenir réparation sur le fondement du droit conventionnel, mais en quoi cela empêcherait-il le juge pénal de se prononcer ? Actuellement, le juge pénal n’hésite pas à prononcer des dommages-intérêts en cas d’accident de la circulation, ou encore dans l’hypothèse du fait d’une chose, alors que dans ces deux régimes de responsabilité la réparation ne repose pas sur la faute. Ajoutons que la loi du 10 juillet 2000 a définitivement supprimé l’identité des fautes civiles et pénales.
Il serait heureux que la chambre criminelle prenne exemple sur la Cour d’appel du Grand-Duché du Luxembourg (Cour d’appel du Grand-Luxembourg, cinquième chambre, siégeant en matière correctionnelle, 29 janv. 2013 : RFDA 2013, p. 315, note M.-F. Steinlé-Feuerbach). Alors que les premiers juges s’étaient déclarés incompétents en s’inspirant de la jurisprudence française, la Cour d’appel du Grand-Duché du Luxembourg a décidé que « s’il est vrai que la Convention instaure des règles spécifiques de responsabilité à l’égard du transporteur et de ses préposés, qui sont opposables à la victime dans les conditions de cette Convention, il ne faut cependant pas confondre ces spécificités de la Convention avec la source même du dommage donnant droit à réparation qui détermine la compétence matérielle de la juridiction répressive». Elle a fort justement considéré que « Le fait que la Convention de Varsovie institue une présomption de responsabilité, voire même que le règlement communautaire institue une responsabilité de plein droit sans faute, n’a pas pour conséquence que le juge répressif deviendrait matériellement incompétent pour connaître de l’action civile en réparation des dommages subis par des victimes d’un accident d’avion. »
Le représentant du Ministère public avait estimé qu’il peut « paraître injuste à l’égard de la victime de la recevoir comme partie tout au long de la procédure pénale pour lui refuser ensuite toute indemnisation ».
La chambre criminelle reviendra-t-elle un jour sur sa position, ce qui permettrait de raccourcir le parcours judiciaire des victimes ? Dans l’intérêt de celles-ci, il faut l’espérer…