LE « SPOILER » DES SERIES TELEVISEES, UNE NOUVELLE ILLUSTRATION DE LA RESPONSABILITE CIVILE A LA LIMITE DE LA CONTREFACON ? D. Piatek

Dariusz Piatek
Maître de conférences à l’Université de Haute-Alsace,
Membre du CERDACC

 

Le « spoiler » artistique, ou « divulgâcheur » dans la nomenclature québécoise[1], est un phénomène nouveau en lien direct avec l’essor des réseaux sociaux et la popularité des séries télévisées. Il désigne le fait de révéler certains éléments d’une œuvre de fiction, susceptible « de gâcher la surprise pour qui ne connaîtrait pas l’œuvre et souhaiterait  la visionner sans connaître le déroulement de l’intrigue »[2]. Ainsi défini, le spoiler peut dégrader le visionnage de l’œuvre, et de ce fait représente un facteur de risque immatériel important pour les entreprises de l’audiovisuel.

Aux Etats-Unis ce phénomène a déjà attiré l’attention des principaux acteurs de l’industrie de l’audiovisuel. Depuis 2016, plusieurs plateformes spécialisées dans la publication de spoilers ont décidé de cesser leur activité suite à des menaces de procès adressées par les titulaires des droits d’auteur[3]. La lutte contre les fuites étant entrée dans les mœurs, on spécule aussi désormais sur les précautions prises par les titulaires, qui n’hésiteraient pas, par exemple, à investir dans le tournage de plusieurs fins pour certaines séries[4]. A cela s’ajoute enfin une « phobie des spoilers »[5]provoquant l’émergence de nouvelles règles de nétiquette, comme devoir annoncer systématiquement au début d’un contenu si sa lecture va dévoiler ou non des éléments susceptibles de gâcher l’expérience spectatorielle de l’utilisateur[6].

Sur le plan juridique, le spoiler reste un phénomène peu étudié. Il semble pourtant qu’il soit susceptible de générer un contentieux important dans un avenir proche. Si le divulgâcheur peut souvent être assimilé à une violation des droits exclusifs de l’auteur, il n’est pas judicieux de limiter la réaction du droit positif face à ce phénomène simplement à une application mécanique des règles définissant la contrefaçon. Il en est ainsi parce que le spoiler évolue parfois au-delà des frontières des droits d’auteur (I). Les cas hors conflit frontal avec les droits privatifs semblent alors pouvoir être appréhendés sous l’angle du droit de la responsabilité civile, dans le respect du principe de subsidiarité du droit commun (II).

I. Le dépassement des frontières des droits privatifs

Vu la nature de l’objet auquel s’attaquent les spoilers diffusés sur internet, à savoir une œuvre de l’esprit, il est logique de les appréhender dans un premier temps sous l’angle du droit spécial de la propriété littéraire et artistique. Dans cette optique, il convient d’abord de rappeler que l’intrigue d’une œuvre de fiction, ou bien sa composition, se matérialisant dans des scènes, des dialogues, « qui décrivent et mettent en œuvre des rapports (…) entre les personnages en présence »[7], constitue un élément donnant prise à la protection par le droit d’auteur[8]. De surcroit, l’intrigue constitue souvent le siège de l’originalité de l’œuvre. Sa reprise constitue alors potentiellement un acte de contrefaçon, s’attaquant à la fois au droit de reproduction[9] et au droit de représentation[10] publique.

Cette qualification s’impose en premier à l’égard des divulgâcheurs reproduisant, sans autorisation des titulaires, les images et/ou la bande sonore d’une œuvre audiovisuelle déjà diffusée. La doctrine américaine les nomme parfois « after the fact spoilers »[11], car ils interviennent après la diffusion officielle de l’œuvre. Ensuite, on peut l’appliquer aux « predictive spoilers »[12], à savoir aux divulgâcheurs reproduisant des éléments clés de l’intrigue d’une œuvre encore non divulguée. Artistiquement parlant, en cas de spoiler s’attaquant à une œuvre inédite, le risque de briser le suspens et de détourner l’attention du spectateur est plus grand. Sur le plan juridique, il s’agit là aussi d’une violation des droits exclusifs plus grave. Loin de se limiter à une atteinte aux droits patrimoniaux, le spoiler prédictif nuit également au droit de divulgation publique – une composante essentielle du droit moral[13].

Les possibilités de sanctionner les spoilers sur le plan du droit d’auteur sont alors particulièrement vastes. Notons toutefois qu’au-delà des cas les plus typiques, caractérisés par la reproduction pure et simple des éléments clés de l’expression protégée, il existe des divulgâcheurs qui, tout en causant un préjudice important aux auteurs de l’œuvre audiovisuelle, semblent échapper à la sanction prévue par le droit spécial de la propriété littéraire et artistique. On pense ici par exemple au spoiler qui ne serait qu’une spéculation sur le déroulement futur de l’intrigue d’une œuvre inédite, et dont les ressemblances avec l’œuvre-cible pourraient être qualifiées de « rencontre fortuite ». Dans ce cas, la reprise des éléments protégés ne serait pas délibérée mais plutôt accidentelle, et elle procèderait des « réminiscences issues d’une source d’inspiration commune »[14]. L’exception procédurale de la rencontre fortuite, si elle est invoquée avec succès par le défendeur à l’action en contrefaçon, permettrait alors d’exclure l’atteinte aux droits d’auteur. Il en est de même, semble-t-il, en cas de spoiler reproduisant une partie non substantielle de l’œuvre-cible.

En outre, qu’en est-il du divulgâcheur créé par un utilisateur ayant eu accès aux informations et aux matériaux confidentiels relatifs au tournage, et qui ne les aurait pas reproduits de manière fidèle ? Quid de l’internaute qui, tout en connaissant les éléments clés d’une intrigue, les aurait volontairement déformés pour que l’œuvre protégé ne transparaisse plus dans son divulgâcheur ? Comme il ne saurait y avoir de contrefaçon qu’en cas de ressemblance substantielle entre deux formes d’expression, cette qualification paraît ici exclue, et cela malgré une mauvaise foi caractérisée.

Sans vouloir multiplier les hypothèses de spoilers échappant à la sanction de la contrefaçon, notons juste que parfois, du fait de son inapplicabilité, le droit spécial de la propriété littéraire et artistique n’est pas en mesure d’effacer le préjudice économique causé par le divulgâcheur. Ce dernier peut toutefois être bien avéré. Comme le soulignent les auteurs américains, la raison d’être des spoilers réside rarement dans la recherche de divertissement [15]. Au contraire, ils sont souvent localisés sur des plateformes générant des revenus directs ou indirects. Ainsi, on pourrait se demander si l’auteur d’un spoiler agissant dans un but lucratif, mais échappant, pour une raison ou une autre, au grief de contrefaçon mérite de retrouver la plénitude de la liberté d’expression ? Cette question nous amène naturellement à envisager le recours au droit commun de la responsabilité en matière de divulgâcheur.

II. Le recours subsidiaire au droit commun de la responsabilité

Serait-il possible que le droit de la responsabilité vienne au secours du droit d’auteur dans sa lutte contre le spoiler artistique ? La réponse à cette question n’est pas facile car le recours au droit commun dans les domaines intéressant les droits de la propriété intellectuelle est toujours une démarche délicate voire périlleuse. Bien que les droits exclusifs de l’auteur soient nés du droit commun de la responsabilité, et qu’ils s’inspirent de ses principes[16], il se noue entre eux une relation droit spécial-droit général [17], le premier dérogeant nécessairement au second dans les cas relevant de son champ d’application. Dans chaque confrontation du droit commun de la responsabilité avec les régimes de responsabilité spéciaux, le principe gouverneur reste la subsidiarité du droit commun qui veut que « tout ce qui excède le champ d’application assigné au régime spécial relève ipso facto du régime général »[18]. Par conséquent, il ne saurait y avoir d’application du droit commun lorsque les conditions du régime spécial sont réunies [19].

C’est précisément dans le respect du principe de subsidiarité du droit commun que la Cour de cassation a nettement séparé les domaines de l’action en contrefaçon et de l’action en concurrence déloyale, en estimant qu’elles « procèdent des causes différentes et ne tendent pas aux mêmes fins »[20]. L’action en concurrence déloyale étant une déclinaison du droit commun de la responsabilité, elle peut ainsi accompagner ou remplacer une action sanctionnant la violation des droits privatifs lorsqu’elle se fonde sur une faute relevant de faits distincts de ceux allégués au titre de la contrefaçon[21]. Pour en revenir au spoiler artistique qui ne peut être qualifié de violation des droits d’auteur, il semble que pour que son auteur puisse être condamné en application du droit commun, ses agissements doivent être constitutifs d’une faute distincte de celle qui aurait pu être retenue sur le plan de l’action en contrefaçon.

A cet égard, il paraît nécessaire de s’éloigner du cadre traditionnel de l’action en concurrence déloyale. En premier lieu, parce qu’il est difficilement imaginable d’assimiler l’auteur de l’œuvre spoilée et le rédacteur du divulgâcheur à des « concurrents »[22]. En second lieu, parce que les critères traditionnels de l’action en concurrence déloyale, à savoir le dénigrement, la désorganisation de l’entreprise rivale ou la création d’un risque de confusion, ne reflètent en rien ni les mobiles ni la nature des agissements de l’internaute divulguant prématurément l’intrigue de l’œuvre d’autrui. En revanche, si on recentre le débat autour de la théorie du parasitisme, la plasticité de cette dernière permettra peut-être de remettre en question l’impunité de l’auteur du spoiler non-contrefaisant.

Le parasitisme désigne communément le fait de se glisser dans le sillage économique d’autrui, « pour profiter, sans bourse délier de ses efforts et de sa réputation »[23]. Il constitue tantôt un argument à l’appui de l’action en concurrence déloyale, lorsque son auteur et sa victime sont en situation de concurrence [24], tantôt une faute autonome, commise en dehors de toute situation de concurrence, sanctionnée également sur le plan de la responsabilité civile [25]. Il s’agit ici de sanctionner celui qui se comporte en passager clandestin, à savoir profite de la notoriété et des investissements d’autrui pour réaliser un bénéfice direct ou bien réduire ses propres coûts.

Le parasitisme est souvent caractérisé comme étant à la périphérie de la propriété intellectuelle. Ainsi, nombreuses sont les décisions mobilisant ce concept en présence de reproductions, d’imitations ou encore d’usurpations d’éléments protégeables, et qui pour une raison ou une autre échappent à la qualification de contrefaçon[26]. Certaines de ces décisions vont très loin et n’hésitent pas à retenir le parasitisme à l’égard du copiage d’un bien tombé dans le domaine public[27]. Dans cette optique, il apparaît que le préjudice économique causé par les différents divulgâcheurs à but lucratif car publiés sur des sites à finalité commerciale, pourrait éventuellement être réparé grâce à l’émergence de ce nouveau critère autonome de la responsabilité civile.

Cette piste paraît particulièrement intéressante en cas de spoiler frôlant de manière habile les frontières de la contrefaçon. En pratique, il se peut que les emprunts faits à l’œuvre protégée ne soient pas assez importants, autant qualitativement que quantitativement, pour les considérer comme illicites sur le plan du droit d’auteur[28], qui protège uniquement la forme d’expression et non la simple idée. Ces emprunts anodins suffisent pourtant pour créer un lien entre l’univers de l’œuvre-cible et le spoiler, et de ce fait générer du trafic sur le site publiant ce dernier. Si le trafic ainsi créé va de pair avec des revenus publicitaires, il semble que l’on ne soit pas loin d’un détournement de notoriété et d’un glissement dans le sillage économique d’autrui sous couvert d’exercice de liberté d’expression.

En ouvrant une brèche donnant la possibilité d’appliquer le droit commun de la responsabilité, le parasitisme économique semble alors venir au secours du droit d’auteur dans la lutte contre les spoilers proliférant sur internet. Encore faut-il que cette action du droit commun reste mesurée et ne se transforme pas en une nouvelle contrefaçon « au petit pied »[29], paralysant systématiquement la liberté des utilisateurs d’internet. Après tout, dans chaque rencontre entre la propriété intellectuelle et le droit de la responsabilité, il convient de trouver des solutions équilibrées, fondées sur le respect du principe de subsidiarité, et d’éviter
de réécrire le droit spécial au gré des interprétations laxistes du droit général.

[1]V. sur ce point : http://gdt.oqlf.gouv.qc.ca/ficheOqlf.aspx?Id_Fiche=26502119.

[2]F. FAVARD, La promesse d’un dénouement : énigmes, quêtes et voyages dans le temps dans les séries télévisées de science-fiction contemporaines, Thèse, Bordeaux III, 2015, p. 11. Dans le même sens, C. COMBES, « La consommation de séries à l’épreuve d’Internet », Réseaux, 2011/1, n° 165, pp. 137-163, spéc. p. 155.

[3]V. sur ce point : Spoiler Alert : AMC threatens to sue fan site over Walking Dead predictions, disponible sur: https://www.cbc.ca/radio/asithappens/as-it-happens-tuesday-edition-1.3634663/spoiler-alert-amc-threatens-to-sue-fan-site-over-walking-dead-predictions-1.3634669.

[4]V. sur ce point : HBO est prête à tout pour éviter les spoiler de la dernière saison de Game of Thrones, disponible sur https://www.neonmag.fr/hbo-est-pret-a-tout-pour-eviter-le-spoil-de-la-derniere-saison-de-game-of-thrones-508966.html.

[5]C. COMBES, loc. cit. V. également, du même auteur,« Au risque de spoiler : communiquer et partager son expérience spectatorielle dans un monde numérique », in J. BONACCORSI, M. BOURDAA, D. RAICHVARG, Arts et création au prisme des TIC, L’Harmattan, 2015, pp. 121-134.

[6]S. HAMBRIDGE, RFC 1855, Netiquette Guidelines, disponible sur https://tools.ietf.org/html/rfc1855, spéc. p. 11 : « In groups which discuss movies or books it is considered essential to mark posts which disclose significant content as « Spoilers ». Put this word in your subject line. You may add blank lines to the beginning of your post to keep content out of sight, or you may rotate it ».

[7] Cass. 1re civ., 4 févr. 1992, Bull., n° 42, D. 1992, p. 182, note P.-Y. GAUTIER.

[8]Dans ce sens, not. : C. CARON, Droit d’auteur et droits voisins, 4e éd., LexisNexis, 2015, p. 127.

[9]Art. L. 122-3 du Code de la propriété intellectuelle.

[10]Art. L. 122-2 du Code de la propriété intellectuelle.

[11]M. KOCH, « Spoiler Alert !: How Posting Predictive Spoilers About Television Shows on the Internet  is Copyright Infringement », Seton Hall Legislative Journal, Vol. 42, pp 457-478, spéc. pp. 464-465.

[12]Ibidem.

[13]Art. L. 121-2 du Code de la propriété intellectuelle.

[14]Cass. 1re civ., 2 oct. 2013, Bull., n° 197, D. 2013, p. 2499, obs. A. LATIL, RTD Com., 2013, p. 723, obs. F. POLLAUD-DULIAN.

[15]M. KOCH, loc. cit.

[16] Dans ce sens, T. VAN INNIS, Les signes distinctifs, Larcier, 1997, p. 463.

[17] Dans ce sens, J. SCHMIDT-SZALEWSKI, « La distinction entre l’action en contrefaçon et l’action en concurrence déloyale dans la jurisprudence », RTD Com. 1994, pp. 455-471, spéc. p. 456.

[18]S. MAUCLAIR, Recherche sur l’articulation entre le droit commun et le droit spécial en droit de la responsabilité civile extracontractuelle, LGDJ, 2012, p. 164.

[19]Ibid., p. 342.

[20]Cass. com. 22 sept. 1983, Bull., IV n° 236.

[21]Cass. com. 16 déc. 2008, inédit, n° 07-17.092. Dans le même sens, Cass. 1re civ., 22 janv. 2014, inédit, n° 11-24.273, RTD Com. 2014, p. 106, obs. F. POLLAUD-DULIAN, Cass. 1re civ., 15 mai 2015, inédit, n° 13-28.116, RTD Com. 2015, p. 529, obs. F. POLLAUD-DULIAN.

[22]Toutefois, cette qualification n’est pas totalement exclue si on considère que les sites générant des revenus en publiant les spoilers et les auteurs des œuvres spoilées possèdent une clientèle commune.

[23]F.-X. LUCAS, Le droit des affaires, PUF, 2005, p. 88.

[24]A. LECOURT, La concurrence déloyale, 2e éd., L’Harmattan 2004, p. 34.

[25]Dans ce cas, il s’agit de ce que la doctrine appelle les « agissements parasitaires », par opposition à la « concurrence parasitaire ». V. sur ce point : M.-A. FRISON-ROCHE, M.-S. PAYET, Droit de la concurrence, Dalloz, 2006, p. 380.

[26]V. par exemple : Cass. 1re civ., 27 juin 1995, Bull. n° 193, D. 1996, p. 251, obs. M.-L. IZORCHE, RTD Com., 1996, p. 268, obs. J. AZEMA, Cass. com. 30 janv. 2001, Bull. n°27, D. 2001, p. 1939, note P. LE TOURNEAU, Contrats Concurrence Consommation n° 4, avril 2001, 58, comm. M. MALAURIE-VIGNAL.

[27]Cass. com. 22 oct. 2002, Bull. n° 174, D. 2002, p. 3142, obs. E. CHEVRIER.

[28]S. SEET, C. HOGG, « Spoiler Alert : Copyright Law and Online Spoiler Culture », Intellectual Property Law Bulletin, vol. 29, n° 9.

[29] Selon l’expression de M. VIVANT, « An 2000 : l’information appropriée ? », in Mélanges offerts à Jean-Jacques Burst, Propriétés intellectuelles – an 2000, Litec 2007, pp. 651-665, spec. p. 660.

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