Paul Véron,
Maître de conférences à l’Université de Nantes,
Laboratoire Droit et changement social (UMR 6297)
Cass. civ., 1ère, 26 septembre 2018, n° 17-20143
Mots clés : dossier médical ; perte ; inversion de la charge de la preuve ; responsabilité de l’établissement ; perte de chance d’obtenir réparation
Bien connue est l’inversion de la charge de la preuve en matière de défaut d’information, consacrée pour la première fois en 1997 par le fameux arrêt Hédreul et désormais inscrite dans la loi (CSP, art. L. 1111-2 al. 7).
Plus originale est l’inversion de la charge de la preuve consécutive à la perte du dossier médical. Dans une telle situation, en effet, c’est à l’établissement à l’origine de la perte fautive du dossier d’établir que le dommage n’est pas dû à une faute du professionnel mais qu’il résulte, par exemple, d’un accident médical non fautif. Si cette preuve n’est pas rapportée, l’établissement est condamné à réparer les conséquences dommageables de sa faute, à savoir, la perte de chance pour le patient d’obtenir réparation en prouvant que les conditions de la responsabilité sont réunies. Telle est la solution retenue par première chambre civile de la Cour de cassation dans l’arrêt qui retient ici notre attention (Civ., 1ère, 26 septembre 2018, n° 17-20143, Gaz. Pal. 2018, n° 35, p. 29, obs. C. Berlaud).
En l’espèce, à la suite d’un accouchement au sein d’une polyclinique, une femme avait présenté une lésion du périnée, à l’origine d’une incontinence urinaire et anale, consécutive à l’utilisation, par le gynécologue obstétricien exerçant à titre libéral, de spatules de Thierry, dans le but d’extraire l’enfant qui présentait des troubles du rythme cardiaque. Souhaitant obtenir réparation, elle saisit la commission régionale de conciliation et d’indemnisation (CRCI, devenue CCI). L’expertise ordonnée constate la perte du dossier de l’accouchement et du séjour de l’intéressée. La CCI conclut dès lors que la réparation des préjudices incombe à la polyclinique et à son assureur. Ce dernier ayant cependant refusé de faire une offre, l’ONIAM se substitue et indemnise intégralement la victime. Subrogé dans les droits de celle-ci en application de l’article L. 1142-15 du Code de la santé publique, l’Office assigne alors la polyclinique et son assureur en remboursement des sommes versées.
La cour d’appel d’Aix en Provence condamne les défendeurs à rembourser à l’ONIAM les sommes versées à la victime à hauteur de 75 % au titre de la perte de chance subie par celle-ci d’obtenir la réparation de son préjudice corporel. La polyclinique et son assureur forment un pourvoi contre cette décision, arguant notamment qu’ils ne sauraient être tenus pour responsables de l’éventuelle faute commise par un praticien exerçant à titre libéral au sein de l’établissement. De son côté, l’Office reproche au juge du fond d’avoir limité la condamnation à la perte de chance et non à l’intégralité des sommes versées à la patiente. La Cour de cassation rejette l’ensemble des arguments et approuve la décision des juges du second degré.
L’inversion de la charge de la preuve en cas de perte du dossier médical. Elle rappelle qu’il y a lieu de distinguer l’éventuelle faute technique du praticien libéral dans les gestes d’accouchement, de la faute consistant dans la perte du dossier médical, imputable à la polyclinique elle-même. En effet les établissements « engagent leur responsabilité en cas de perte d’un dossier médical dont la conservation leur incombe », cette perte caractérisant « un défaut d’organisation et de fonctionnement » qui « place le patient ou ses ayants droit dans l’impossibilité d’accéder aux informations de santé concernant celui-ci et, le cas échéant, d’établir l’existence d’une faute dans sa prise en charge ». Pour la première chambre civile, une telle faute « conduit à inverser la charge de la preuve et à imposer à l’établissement de santé de démontrer que les soins prodigués ont été appropriés ».
C’est, dès lors, à l’établissement que revient la tâche de prouver l’absence de faute du professionnel libéral ayant pratiqué l’accouchement. La solution pourrait a priori paraître sévère. Elle se justifie pourtant dès lors que les éléments contenus dans le dossier médical seront souvent déterminants pour identifier l’origine du dommage et les éventuels responsables. Rappelons que l’accès aux informations de santé détenues par un établissement public ou privé de santé constitue un droit dont bénéficie toute personne (CSP, art. L. 1111-7). Le refus de transmission du dossier à la demande du patient ou de ses ayants droits constitue d’ailleurs une faute (pour une illustration, CAA Nantes, 20 octobre 2011, n°10NT00271, RDS 2011, n° 46, p. 286, obs F. Vialla : condamnation d’un centre hospitalier psychiatrique à une somme de 1000 euros pour refus de transmission du dossier médical à la fille d’un patient décédé souhaitant mettre en cause la responsabilité de l’établissement pour défaut de surveillance). Il serait, en effet, trop aisé pour le praticien ou l’établissement d’ « égarer » des éléments du dossier pour compliquer la tâche du patient souhaitant prouver que les conditions de la responsabilité sont réunies. Les pièces du dossier médical sont également essentielles pour qu’une expertise, judiciaire ou extra-judiciaire, puisse être menée à bien. Cette solution radicale a donc le mérite d’inciter les établissements à veiller à la bonne tenue et conservation des informations. Précisions qu’elle n’est pas totalement nouvelle. La Cour de cassation a déjà, en d’autres occasions, pu retenir une inversion de la charge de la preuve quant à l’existence d’une faute médicale et/ou au lien de causalité entre celle-ci et le dommage, en présence d’un dossier médical incomplet. (V., not., à propos de la preuve des conditions de la prise en charge de nouveau nés atteints de séquelles neurologiques, deux arrêts rendus au visa des articles 1315 et 1147 du Code civil : Civ., 1ère, 13 décembre 2012, n° 11-27.347, RTD Civ. 2013, n° 2, p. 386, note P. Jourdain ; JCP G 2013, n° 8, p. 359, note P. Sargos ; RCA 2013, n° 2 p. 33, obs L. Bloch ; RJPF 2013/3, p. 35 et Rev. gén. du dr., n° 2, note S. Hocquet-Berg ; RLDC 2013, n° 101, p. 25, note G. Le Nestour Drelon : « Qu’en statuant ainsi, alors que, faute d’enregistrement du rythme fœtal pendant plusieurs minutes, il incombait à la clinique d’apporter la preuve qu’au cours de cette période, n’était survenu aucun événement nécessitant l’intervention du médecin obstétricien, la cour d’appel a inversé la charge de la preuve en violation des textes susvisés » ; Civ., 1ère, 9 avril 2014, n° 13-14.964, RDS 2014, n° 60, p. 1389, note N. Knispel : « qu’en l’absence dans le dossier, par la faute de M. Y, d’éléments relatifs à l’état de santé et à la prise en charge de M. X entre le moment sa naissance, où une hémorragie avait été constatée, et celui de son hospitalisation, il appartenait au médecin d’apporter la preuve des circonstances en vertu desquelles cette hospitalisation n’avait pas été plus précoce, un retard injustifié étant de nature à engager sa responsabilité, la cour d’appel a inversé la charge de la preuve en violation des textes susvisés »).
Le préjudice réparable : la perte de chance pour le patient d’obtenir réparation. Cette faute n’entraîne pas pour l’établissement l’obligation de réparer l’intégralité du dommage corporel. Il faut en effet reconnaître qu’il n’y a pas de lien causal entre la perte du dossier médical et le dommage. Cette perte prive seulement le patient d’une chance de pouvoir prouver l’existence d’une faute technique du gynécologue lors de l’accouchement et ainsi d’une chance d’obtenir réparation sur le fondement de l’article L. 1142-1, I du code de la santé publique. Pour la première chambre civile, « lorsque l’établissement de santé n’a pas rapporté une telle preuve [l’absence de faute à l’origine du dommage] et que se trouve en cause un acte accompli par un praticien exerçant à titre libéral, la faute imputable à cet établissement fait perdre au patient la chance de prouver que la faute du praticien est à l’origine de l’entier dommage corporel subi ; que cette perte de chance est souverainement évaluée par les juges du fond ».
On peut toutefois se demander sur quelles bases les juges du fond ont pu, en l’espèce, évaluer une perte de chance égale à 75%. En effet, l’évaluation de la perte de chance pour le patient d’obtenir réparation en raison de la perte de son dossier suppose in fine d’apprécier les chances qu’il avait d’établir l’existence d’une origine fautive de son dommage, en d’autres termes les probabilités que la lésion du périnée soit due à une faute du praticien. Sauf à apprécier la perte de chance sur un mode incantatoire, la question des probabilités quant à l’origine fautive du dommage devrait donc ressurgir nécessairement au moment d’évaluer l’étendue du préjudice. De ce point de vue, il peut sembler paradoxal, d’un côté, de renverser la charge de la preuve au motif que sans le dossier médical, le patient se trouve dans « l’impossibilité » de prouver l’existence d’un manquement du professionnel aux règles de l’art, tout en retenant de l’autre qu’il y a 75% de chance que ce dommage ait effectivement pour origine une faute du professionnel.
Certes, la perte du dossier ne constitue pas nécessairement et, selon les situations, un obstacle absolu à l’identification de l’origine, fautive ou non, du dommage subi par le patient. Il n’est donc pas exclu que l’établissement ayant égaré le dossier prouve l’existence d’un accident médical non fautif au sens de l’article L. 1142-1, II du code de la santé publique. Quant au patient, il aura toujours intérêt à établir qu’il existe dans son cas particulier de fortes probabilités que son dommage soit la résultante d’une faute technique (maladresse, choix d’un traitement ou emploi d’une technique inappropriés, etc), permettant ainsi de faire présumer une perte de chance élevée d’obtenir réparation. Toutefois, en l’absence de traces écrites permettant de connaître le déroulement précis de la prise en charge, cette preuve sera rendue difficile.
Une présomption de responsabilité opposable au seul établissement. Ajoutons que l’inversion de la charge de la preuve ne signifie pas, dans le cas d’espèce, que la faute du praticien libéral est présumée mais plutôt que la responsabilité de l’établissement est présumée. Comme le relève Madame Bacache, « la faute du praticien, envisagée en tant que fait générateur de responsabilité personnelle, n’est pas présumée. Elle l’est simplement en tant qu’elle permet de présumer le préjudice de perte de chance de réparation causé par la faute de la clinique dans l’organisation du service. C’est à l’établissement de renverser la présomption et de prouver l’absence de préjudice de perte de chance de réparation en prouvant l’absence de faute du praticien » (D. 2018, p. 2153). En effet, si la faute du praticien était présumée à son égard, il engagerait sa responsabilité personnelle pour la réparation de l’entier dommage, sauf à démontrer qu’il n’a pas commis de faute. Une telle solution serait sans doute excessive dans l’hypothèse où, comme en l’espèce, ce n’est pas le professionnel mais l’établissement qui est à l’origine de la perte du dossier médical.
Une présomption bénéficiant à l’ONIAM subrogé dans les droits de la victime. On rappellera la situation de l’ONIAM dans cette affaire. Lorsque l’avis de la CCI conclut à la responsabilité d’un établissement ou d’un professionnel, l’assureur de ce dernier est légalement tenu de faire une offre à la victime. En cas de refus, la loi prévoit que l’Office se substitue et indemnise celle-ci (L. 1142-15 CSP). Ce dernier n’intervient donc pas en tant que fonds indemnisant la victime au titre de la solidarité nationale (comme c’est le cas en présence d’un accident médical non fautif – CSP, art. L. 1142-1, II – ou d’une infection nosocomiale ayant entraîné des conséquences d’une certaine gravité – CSP, art. L. 1142-1-1). Il est davantage dans la position d’un assureur subrogé dans les droits de la victime et pouvant ainsi exercer une action récursoire contre le responsable « présumé » aux termes de l’avis de la CCI. Dès lors, l’ONIAM dispose des mêmes droits que la victime et notamment, dans ce cadre contentieux, du bénéfice de l’inversion de la charge de la preuve en cas de perte du dossier médical. Pour la Cour de cassation, en effet, « l’ONIAM peut ainsi exercer une action à leur encontre au titre de la responsabilité consécutive à la perte du dossier médical d’un patient et à l’absence de preuve que les soins prodigués à celui-ci ont été appropriés ; que le juge détermine alors, sans être lié par l’avis de la commission ni par le contenu de la transaction, si la responsabilité de l’établissement de santé est engagée et, dans l’affirmative, évalue les préjudices consécutifs à la faute commise, afin de fixer le montant des indemnités dues à l’ONIAM ».