« LES REVENDICATIONS DES RIVERAINS ET LA SANTÉ PUBLIQUE : LES PROCESSUS MIS EN ŒUVRE POUR FAIRE RECONNAITRE UN RISQUE DE SANTÉ ENVIRONNEMENTALE », V. Erné-Heintz

Valentine Erné-Heintz

Maître de conférences en sciences économiques

Habilitée à Diriger des Recherches en Aménagement de l’espace et Urbanisme

Université de Haute-Alsace, CERDACC EA 3992, Mulhouse, France.

Ancienne élève de l’ENS Cachan (1992-1996)

Anciennement membre (2020-2022) du groupe de travail Santé-Environnement § Covid-19, Société Francophone de Santé et Environnement (SFSE), France.

Anciennement Experte et présidente du groupe de travail « Sciences Humaines et Sociales » (2012-2015), Unité Risques et Société à l’ANSES, Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, Paris, France.

Résumé de la présentation intitulée « Risques, santé et inégalités environnementales : de la méconnaissance à la reconnaissance », survenue lors des Rendez-vous du risque, à Mulhouse, le 14 mars 2023

Quel est le point commun entre des riverains d’un couloir à camions ou d’une zone portuaire à fort trafic, des victimes de l’amiante, du distilbène ou des pesticides ou encore de volontaires qui, munis de capteurs, mesurent les expositions en matière de pollution atmosphérique ? Il s’agit de victimes d’inégalités environnementales souffrant d’une pathologie atypique (cancers pédiatriques, infertilité, dysgénésie testiculaire, maladies neuro-dégénératives, agénésie transverse des membres supérieurs, etc.). Ces citoyens se mettent en mouvement afin d’incriminer un site ou un cadre de vie qui met en danger leur santé et comprendre la prévalence d’un risque et l’irruption d’un cluster (un regroupement spatial et temporel d’une pathologie rare) à cet endroit précis. Il existe, en effet, en matière de santé environnementale, des risques silencieux, invisibles voire sous-estimés ou ignorés par les autorités sanitaires en raison de « zones d’ombre » dans l’analyse classique du risque ou de fortes incertitudes. Ces situations d’incomplétude d’information et d’ignorance scientifique, peuvent conduire à nier ou à négliger certains risques en matière de santé (faibles doses bio-accumulatifs, expositions chroniques, perturbateurs endocriniens, mutagènes, reproductifs). Ces derniers ne laissent pas de signature explicite en raison du temps qui brouille les pistes et rend la démonstration (la preuve) de leur rôle dans l’apparition de symptômes ou d’une pathologie d’autant plus difficile. Non seulement, le temps joue en défaveur des victimes, mais également l’outil d’analyse qui filtre et simplifie l’approche (le principe de Paracelse qui raisonne en dose / poison alors qu’il s’agit d’un problème multi-exposition). L’incertitude scientifique n’est pas limitée à ce que l’on ne sait pas, mais se décline autour de ce que l’on ne sait pas faire (un problème d’outils) ou que l’on a du mal à imaginer (scénario des multi-expositions avec la présence simultanée de radon, de lindane ou de formaldéhyde sur un site industriel reconverti en zone résidentiel ou des effets « fenêtre » ou transgénérationnels comme pour les filles distilbène) : l’outil / la norme peut produire de l’ignorance.   

Face à cela, les victimes apostrophent les autorités sanitaires ou les pouvoirs publics pour comprendre l’apparition d’un risque sériel atypique ou d’une nocuité subie au moyen de pétitions, de mobilisations, de plaintes devant les tribunaux à cette seule fin de demander aux autorités compétentes de diligenter une enquête publique, d’opérer des mesures ou des contrôles, d’effectuer des relevés. En réalité, ces victimes subissent parfois une seconde injustice : celle de ne pas être entendues par les autorités sanitaires qui, en fermant leur dossier, répondent à leur demande en spécifiant l’absence d’un surrisque dans cette zone par rapport à une moyenne départementale ou une insuffisance de cas. Cette négation renforce le sentiment d’injustice (une distribution injuste et incomprise d’un risque de santé) qui fait, cette fois-ci, apparaître un affrontement des visions du monde (« Weltanschauung »).

En effet, cette connaissance communautaire – cette ethnographie participante transversale – n’est pas sans conséquence en matière de production de connaissances car elle a pour seul objectif d’accumuler des preuves. Or, la preuve renvoie également à une procédure qui rend une connaissance acceptable, valide en capacité de montrer, d’éclairer, de démontrer. Elle suscite parfois des interrogations sinon des doutes en raison du caractère communautaire, contextualisé et empirique des données. Cette recherche non-académique « en train de se faire » – ce savoir profane – est très souvent le résultat d’un laborieux travail d’enquêtes, de partage de données médicales personnelles, de photos, de récits qui reposent sur des parcours individuels biographiques. Il est, par nature, holistique et fondamentalement heuristique. Ces données tant qualitatives que quantitatives entrent parfois en dissonances avec les protocoles scientifiques des experts qui émettent des réserves en raison d’une méthode d’échantillonnage biaisée, d’un effet nocebo, d’écarts d’appréhension ou d’un manque de représentativité.

Ce procès en légitimité peut contribuer à accentuer le sentiment d’injustice en raison d’une double asymétrie : d’une part, une asymétrie dans le savoir des experts en tant que mode dominant de légitimation d’une action publique en matière de santé ; d’autre part, une asymétrie dans le « savoir-pouvoir » qui décrédibilise leur parole parfois diffractée et leur discours fragmenté (en raison d’une subjectivité liée à des éléments de santé déclarée où les émotions jouent un rôle évident dans le parcours de reconnaissance d’une expérience blessante). Cette mémoire douloureuse (parfois très intime) des victimes tend à disqualifier leur parole et à reléguer ce savoir profane à l’insignifiant ou à l’ignorance. Dès lors, comment donner du poids à cette parole rendue muette par cette rationalité technocratique ?

Cette guerre des qualifications entre les savoirs des experts et des profanes constitue alors un puissant vecteur de mobilisation des victimes qui, peuvent alors faire le choix de se regrouper sous la forme d’associations, autant de coalitions éphémères hybrides. L’objectif recherché est de mettre en commun des mots, des vécus individuels en formant un réseau de justice environnementale : se rattacher à un groupe qui partage la même expérience douloureuse afin d’ester individuellement et d’investir collectivement l’espace public constitue ni plus ni moins une transformation identitaire libératrice qui permet de « faire sens ensemble ». Ce besoin d’agréger en créant un collectif, une communauté d’épreuve, en collectivisant une cause contribue alors à s’émanciper de son cas personnel (statut de victime méconnue ou ignorée) en une expérience collective de reconnaissance d’un risque subi. Il n’est pas rare qu’un tiers participe voire enclenche cette émancipation : souvent, il s’agit d’une épouse, d’un avocat, d’un médecin, des médias, etc. En l’espèce, il existe des processus sociaux d’auto-exclusion, processus qui poussent à passer sous silence certaines expériences trop douloureuses ou culpabilisantes et à ne pas demander réparation qui accentuent l’inégalité environnementale. De ce fait, appartenir à une communauté d’épreuve peut aider à réduire l’asymétrie de pouvoir qu’il peut y avoir entre une victime isolée (qui préfère parfois se taire eu égard au coût psychologique d’une plainte et à la probabilité de succès d’une procédure) et l’accusé (qui dispose d’un service juridique par ex.). Cette communauté d’épreuve en rassemblant ces connaissances communautaires peut aussi, parfois, contribuer à transformer le droit (loi d’indemnisation pour les victimes de l’amiante et des essais nucléaires, du distilbène en inventant un nouveau dispositif comme le « market share liability » aux Etats-Unis). De plus, la médiatisation et/ou la judiciarisation concourt à faire reconnaître une double demande de justice : une justice distributive (reconnaissance du risque subi et du tort qu’elles ont subi avec l’attribution de responsabilités) et une justice procédurale (une demande pour être écouté et de participation qui va bien au-delà d’un simple droit à l’information). Ici, le droit représente alors un puissant vecteur d’émancipation pour les requérants dès lors qu’il permet cette reconnaissance. Le juge scotomise les récits, le contexte, les arguments au problème qu’il doit juger : certains éléments ou faits peuvent être entendus, recevables car ils participent à une « conviction sociale » alors qu’ils ne seraient pas retenus sur le plan scientifique. C’est la raison pour laquelle, le juge peut concourir à la reconnaissance de ces inégalités environnementales susmentionnées. La victoire à un procès, en donnant du sens à une inégalité environnementale subie, participe à cette réappropriation et la reconstruction d’un parcours de vie. Dans les cas, où justement la preuve est malaisée à apporter, le droit peut être une arme pour rétablir l’équilibre, donner de la visibilité à un risque de santé environnementale.  

Au final, cette contribution interroge le processus mis en œuvre par des victimes pour faire reconnaître une surexposition à un risque lié à leur cadre de vie ou à une dégradation des écosystèmes dans leur environnement proche. Elle montre qu’une mobilisation à travers une communauté d’épreuve peut faire émerger un problème de santé environnementale tout en interpelant les pouvoirs publics sur un besoin de justice via une triple étape « naming – blaming – claiming », réaliser que je suis une victime – mettre un nom sur un trouble de santé, une pathologie – faire reconnaitre et obtenir réparation. Ces démarches s’inscrivent dans une tradition anglosaxonne d’environmental justice qui n’est pas sans rappeler celles de Rachel Carson, Le printemps silencieux (1962) ou encore de Sheldon Krimsky, Le chaos hormonal (2000).

Cependant, loin d’opposer cette expertise profane ancrée dans un territoire avec le savoir des experts, cette contribution démontre la nécessité de créer des passerelles entre les deux car la complexité des relations entre l’environnement et la santé nécessite de créer un lien entre la société civile et la science. Les nombreuses expériences de science participative visant à créer une mémoire environnementale sur un territoire ou à disposer de données environnementales à des fins de santé (un Green Date Hub) démontrent que le chemin d’un dialogue entre les deux est entamé : lutter contre l’infodémie et l’ignorance en facilitant les transferts de connaissance et créer des zones d’acculturation réciproque. L’inscription de l’exposome dans la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé [1] (art. L1411-1 à L1411-10) est une autre preuve de ce besoin d’une vision moins clivante et plus globale : elle laisse néanmoins un grand chantier pour relier le droit du travail (les maladies professionnelles) et le droit commun au profit d’une approche plus transversale « one health ».

Bibliographie indicative :

V. Erné-Heintz, « La santé environnementale : un autre regard sur le risque ou comment le savoir profane s’invite dans l’évaluation du risque », Revue AMNIS, Revue d’études des sociétés et cultures contemporaines Europe-Amérique, mis en ligne le 16 novembre 2020, https://journals.openedition.org/amnis/5237

V. Erné-Heintz, « Le savoir profane pour révéler une inégalité environnementale », Revue Environnement, Risques, Santé (ERS), vol. 19, 2020, 4, pp.281-285, https://www.jle.com/fr/revues/ers/e-docs/le_savoir_profane_pour_reveler_une_inegalite_environnementale_318146/article.phtml

V. Erné-Heintz, « Se constituer en une communauté d’intérêts comme une stratégie d’empowerment pour la reconnaissance d’un préjudice… », 2018, 176, http://www.jac.cerdacc.uha.fr/se-constituer-en-une-communaute-dinterets-comme-une-strategie-dempowerment-pour-la-reconnaissance-dun-prejudice-par-v-erne-heintz/

V. Erné-Heintz, « Devenir victime … », 2018, 173, http://www.jac.cerdacc.uha.fr/devenir-victime-v-erne-heintz/

V. Erné-Heintz et J.-C.Vergnaud, « Au sujet du besoin d’un niveau de preuve robuste pour évaluer le risque », 2016, Revue Vertigo, https://journals.openedition.org/vertigo/17828 


[1] « Art. L. 1411-1.-La Nation définit sa politique de santé afin de garantir le droit à la protection de la santé de chacun. La politique de santé relève de la responsabilité de l’Etat. Elle tend à assurer la promotion de conditions de vie favorables à la santé, l’amélioration de l’état de santé de la population, la réduction des inégalités sociales et territoriales et l’égalité entre les femmes et les hommes et à garantir la meilleure sécurité sanitaire possible et l’accès effectif de la population à la prévention et aux soins. La politique de santé comprend : 1° La surveillance et l’observation de l’état de santé de la population et l’identification de ses principaux déterminants, notamment ceux liés à l’éducation et aux conditions de vie et de travail. L’identification de ces déterminants s’appuie sur le concept d’exposome, entendu comme l’intégration sur la vie entière de l’ensemble des expositions qui peuvent influencer la santé humaine. »

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