VERS UN RETOUR EN FORCE DE L’ATOME ? DES « ENERGIES RENOUVELABLES » AUX « ENERGIES DECARBONEES », V. Erné-Heintz

Valentine Erné-Heintz

Professeure des universités en sciences économiques

Université de Haute-Alsace, CERDACC EA 3992, Mulhouse, France.

Le choix européen de réintégrer le nucléaire dans l’objectif de 42,5% d’énergies renouvelables, objectif fixé par la directive Renewable Energy Directive III (RED III) adoptée le 9 octobre 2023 (https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2023/10/09/renewable-energy-council-adopts-new-rules/ ) porte en lui une question, celle d’une climatisation des débats autour du nucléaire. Autrement dit, la nouvelle prospective énergétique reprend le récit nucléaire en tant qu’action climatique. Cet objectif de 42,5% dans la consommation finale en 2030 avait été le résultat de négociations au sein des pays membres pour atteindre un autre objectif, celui de 55% de réduction des gaz à effet de serre de l’Union européenne en 2030. Aussi, n’est-il pas anodin que cette réintégration intervienne explicitement en même temps que la publication du projet de loi français sur la souveraineté énergétique (https://www.senat.fr/salle-de-presse/communiques-de-presse/presse/17-01-2024/le-retrait-des-objectifs-energetiques-du-projet-de-loi-sur-la-souverainete-energetique-prive-le-parlement-dun-vrai-debat-democratique-sur-la-transition-energetique.html) .

Ce retour de l’atome avait d’ailleurs déjà trouvé un écho favorable en 2021 avec le rapport (https://www.rte-france.com/analyses-tendances-et-prospectives/bilan-previsionnel-2050-futurs-energetiques ) intitulé Futurs énergétiques 2050 de RTE (le gestionnaire du réseau haute tension en charge de la prospective électrique) qui concluait à une plus grande pertinence économique de la construction de nouveaux réacteurs face au scénario du 100% renouvelable. Ce rapport insistait sur le caractère « pilotable » du nucléaire, les investissements et le coût plus élevé des énergies renouvelables (lié essentiellement aux besoins de stockage) … mais aussi, sur le pari risqué qui consisterait à accroître la durée de vie à plus de 60 ans des réacteurs existants.

De son côté, la commission européenne avait déjà décidé d’inclure le nucléaire – au même titre que le gaz – dans la classification des investissements en faveur de la transition (Erné-Heintz et coll., 2022). En effet, en faisant le choix de l’intégrer dans la taxonomie européenne, validée par le Parlement européen début juillet 2022, elle insère le nucléaire dans la stratégie climatique de l’Union Européenne. Cette décision est le résultat d’une alliance entre pays, d’un compromis (un vote serré au Parlement Européen avec 328 voix pour, 278 voix contre et 33 abstentions) qui s’est construit (non sans difficulté) en raison des incertitudes liées à la gestion des déchets radioactifs. Ces derniers posent en effet des défis tant techniques qu’éthiques en matière de transmission des sites de stockage (En France, le site destiné à accueillir les déchets les plus radioactifs, Cigéo (entre la Meuse et la Haute-Marne), vise à les y enterrer à 500 mètres de profondeur dans une couche d’argile géologique pour une durée de 500 ans. Aux Etats-Unis, le Waste Isolation Pilot Plant (WIPP) fixe la durée minimale à 10.000 ans pour des déchets militaires hautement radioactifs enfouis à 650 mètres de profondeur dans une mine de sel du désert du Nouveau-Mexique. Les débats portent à la fois sur le type de signalétique à mettre en place et sur l’opportunité d’absence de trace pour favoriser l’oubli du site (préconisé par Jean-Marc Jancovici, cofondateur du think-thank Carbone 4) aux générations futures (Erné-Heintz, 2023). Quant au Parlement européen, il a inscrit le nucléaire dans la liste des « technologies vertes » (https://www.lemonde.fr/planete/article/2023/11/21/le-nucleaire-inscrit-dans-la-liste-des-technologies-vertes-par-le-parlement-europeen_6201506_3244.html).   

Dans tous les cas, le cadre général avait été fixé dans le règlement européen adopté le 18 juin 2020 (n°2020/852) : une activité doit « contribuer substantiellement » à au moins un des six objectifs environnementaux sans causer de « préjudice important » à aucun d’entre eux. Ces six objectifs sont : l’atténuation du changement climatique, l’adaptation au changement climatique, l’utilisation durable et la protection des ressources aquatiques et marines, la transition vers une économie circulaire, la prévention et la réduction de la pollution, la protection et la restauration de la biodiversité et des écosystèmes. Les deux objectifs relatifs au climat sont entrés en vigueur le 1er janvier 2022. L’article 10.2 du règlement de 2020 prévoit, sous certaines conditions, d’intégrer toute activité dès lors qu’il « n’existe pas de solution de remplacement sobre en carbone réalisable sur le plan technologique et économique ». Concrètement, la construction de nouvelles centrales nucléaires ou l’extension de la durée de vie de l’une d’elles sera considérée comme « transitoires ». 

Cette taxonomie européenne n’est rien d’autre qu’une labellisation des activités économiques en fonction de leurs émissions de CO2 et de leurs conséquences sur l’environnement. Elle n’est pas neutre car elle vise à détourner les financements des énergies carbonées. Aussi, en tant qu’énergie décarbonée, le nucléaire peut accéder aux sources de financement à travers les produits financiers « verts » sur le marché des « green bonds », avec des taux d’intérêt réduits. En cela, cette classification européenne permettra ainsi à EDF de financer son programme de 6 nouveaux réacteurs (Les emplacements prévus sont : 2 réacteurs à Penly (Seine-Maritime), 2 à Gravelines (Nord) et 2 soit à Bugey (Ain) soit au Tricastin (Drôme).

Le nucléaire requalifié comme « solution », une promesse technologique qui repose sur une conviction ?  

Cette relance du nucléaire résulte d’une volonté politique qui vise à relancer le nucléaire au nom de la souveraineté énergétique nationale : en associant le nucléaire à la décarbonation de l’économie, elle lui confère le pouvoir d’améliorer la compétitivité des industries nationales tout en luttant contre les émissions de gaz à effet de serre. L’objectif de réduire à 50% la part du nucléaire dans le mix énergétique de la France semble alors avoir été oublié (https://www.vie-publique.fr/loi/286979-acceleration-du-nucleaire-loi-du-22-juin-2023-epr2). Mais le nucléaire occupe une place particulière dans l’imaginaire collectif puisqu’il a accompagné le modèle de croissance des Trente Glorieuses par le biais du plan Messmer : entre 1977 et 2002, le parc nucléaire français s’est construit à une vitesse inégalée dans le monde avec la mise en service de 58 réacteurs en 30 ans. Cet exploit industriel est à l’image des craintes suscitées lors de la fermeture de la centrale de Fessenheim (Erné-Heintz et Bour, 2021).

En l’espèce, la relance du nucléaire se décline de deux manières :

La première manière vise le prolongement de la durée de vie des réacteurs existants. Cette stratégie vise à revoir l’hypothèse émise lors de la mise en service (40 ans) à 50 voire 60 ans. Il n’en reste pas moins que les récentes découvertes de microfissures sur des pièces de tuyauterie et les nouvelles formes de vulnérabilité liées aux vagues de chaleur, à la sécheresse ou aux inondations invitent à une plus grande prudence (Erné-Heintz, 2014 ; 2012). Déjà, en mai 2022, la moitié des 56 réacteurs était à l’arrêt. Situation inédite dans l’histoire d’EDF. Si une partie de la baisse de production était prévue du fait de la période de grand carénage durant laquelle s’effectuent les visites décennales, les défauts de série (comme la corrosion sous contrainte avec des fissures de 3 millimètres de profondeur sur un circuit de secours d’un réacteur à la centrale de Civeaux) interrogent sur l’arbitrage entre sûreté nucléaire et sécurité des approvisionnements pour le parc nucléaire vieillissant. Autrement dit, ce nouveau récit du nucléaire s’articule autant autour du risque de criticité, de la nécessité de refroidissement que de l’indépendance énergétique.

Le démantèlement, un impensé technologique ?

Le parc électronucléaire français vieillit : vingt réacteurs vont changer de décennie et seront soumis à un nouvel examen de sûreté. En effet, selon le code de l’environnement, l’exploitant d’un site nucléaire doit, tous les dix ans, procéder à un réexamen de la centrale afin de vérifier sa conformité et de contrôler le vieillissement des installations. Les propositions de conformité aux normes actuelles sont ensuite instruites par l’ASN, l’Autorité de Sûreté Nucléaire. Cette dernière rend ensuite un avis avant d’enclencher une visite sur site et une enquête publique. Ce processus prend du temps (dépôt des propositions par EDF et la décision de l’ASN en 2025, visite de l’installation et enquête publique entre 2026 et 2030). Il existe aussi une procédure publique, lancée depuis le 18 janvier par le Haut Comité pour la Transparence et l’Information pour la Sécurité Nucléaire (HCTISN), permettant à chaque citoyen de formuler son avis via le site concertation.suretenucleaire.fr. En définitive, à l’heure où la question des déchets issus des démantèlements potentiels n’est pas résolue, faire le choix de retarder la fermeture au-delà des 40 ans (à l’instar d’une quinzaine de réacteurs du parc français) peut être interprété comme une stratégie d’attente.

La seconde manière suggère la construction de 6 (voire 14) nouveaux réacteurs EPR à l’horizon de 2050 comme une miniaturisation (sic !) des réacteurs avec les petits réacteurs modulaires de faible puissance (small modular reactors dits SMR. Et ce alors même que le PDG de la société NewScale Power, aux Etats-Unis, a annoncé vouloir stopper son projet « Carbon free Power Project » prévu dans l’Idaho en raison d’une trop faible participation des collectivités locales) également qualifiés de « technologies sur étagères ».

La fin d’un modèle d’Etat ?

Ces SMR sont souvent le fait de promoteurs privés qui s’inspirent des réacteurs de navires ou de sous-marins. En France, le plan France 2030 constitue un facteur de croissance potentielle pour ce type de dispositif très flexible et particulièrement adapté pour alimenter un site industriel. EDF a créé une filiale, NuWard (« nuclear forward ») pour les développer. Le projet de réacteur Nuward est actuellement testé (expérience appelée Everest) sur le site de Cadarache, en Provence ; cet endroit, hautement sécurisé, n’est pas neutre puisqu’il est aussi le lieu sur lequel les technologies des sous-marins nucléaires avaient été élaborées. L’expérience Everest vise à tester le système de refroidissement passif du SMR Nuward. Il y a là une grande différence avec les réacteurs classiques: en cas d’accident, le cœur du réacteur (contenant le combustible d’uranium) doit être refroidi en permanence pour éviter que la chaleur résiduelle ne provoque une fusion des métaux et la formation d’un « corium » radioactif extrêmement difficile à contrôler. C’est ce qui c’était passé à Fukushima. Dans le cadre du SMR Nuwark, le système de refroidissement automatique avec des systèmes intégrés est prévu (fonctionnement sans pompe, sans apport d’énergie extérieur, sans intervention humaine). Les résultats de cette expérience sont essentiels pour soumettre le projet à l’ASN et obtenir une éventuelle autorisation de mise en service. Les initiatives (Hexana, Stellaria, Naarea, Newcleo, Jimmy …) ne sont pas en reste et, ironiquement, elles se définissent comme « les enfants d’Astrid », projet de surgénérateur successeur de Superphénix qui avait été abandonné en 2019. Près de 80 projets sont actuellement en cours de développement dans le monde.

Des matérialités ignorées aux matérialités résiduelles oubliées ou de la nécessité d’apprendre des démantèlements …

La relance du nucléaire relance également la question du devenir des déchets. D’ailleurs, l’Agence Nationale pour la gestion des Déchets RAdioactifs (ANDRA) vient de publier son nouvel inventaire (2023) : les matières et déchets radioactifs stockés en France représenteraient, au 31 décembre 2021, un volume de « un cube de 120 mètres de côté, soit environ 1,7 million de mètres cubes ou grosso modo la Grande Arche de la Défense » (https://www.andra.fr/inventaire-national-publication-des-essentiels-2023), soit une augmentation de 220.000 mètres cubes en cinq ans. Ces déchets proviennent essentiellement du secteur électronucléaire (61%), de la recherche (26,6%), de la défense (8,7%), de l’industrie (3,3%) et du secteur médical (0,5%). Leurs caractéristiques conditionnent leur classement (en six catégories) et leurs traitements ou modalités de stockage. Les déchets de haute activité (HA) et de moyenne activité à vie longue (MA-VL) ont vocation à être stockés en profondeur dans le cadre du projet CIGEO (Centre Industriel de stockage GEOlogique) ; ils représentent près de 2,5% des volumes mais concentrent 99,5% de la radioactivité totale. Actuellement, ils sont entreposés sur les sites de production. Les déchets de faible à moyenne activité à vie courte (FMA-VC) et de très faible activité (TFA) représentent environ 97% des 220.000 mètres cubes ; ils sont stockés dans les sites de stockage de l’ANDRA, dans l’Aube. Sur la base des annonces du président (construction de 6 à 14 nouveaux EPR), l’ANDRA estime que la production de déchets pourrait augmenter de 11% à 16% pour les déchets HA, de 4 à 6% pour les déchets MA-VL.

Conclusion

A l’heure où les nouvelles technologies issues de l’Intelligence Artificielle exigent une énergie abondante (une requête sur ChapGPT consomme près de 60 fois plus qu’une recherche sur Google), notre capacité à produire de l’énergie est questionnée : la future loi sur la souveraineté énergétique relève « le choix durable du recours à l’énergie nucléaire » eu égard aux besoins suscités par notre mode de vie avec, entre autres, une électrification des transports et des processus industriels (acier, hydrogène) ou encore la puissance des data centers. Dans tous les cas, ces besoins énergétiques croissants demeurent, à ce jour, difficiles à quantifier. Aussi, le choix d’évoquer non plus des objectifs pour des « énergies renouvelables » mais pour des « énergies décarbonées » ou « énergies bas carbone » n’est pas qu’une simple question de rhétorique. Le récit autour du nucléaire s’écrit et se réinvente au fur et à mesure et connait aujourd’hui un nouveau souffle géopolitique et écologique voire apparaît comme un moyen de sauver l’économie nationale. Il retrouve sa traduction politique initiale. Cette carrière du nucléaire n’est pas terminée ; elle connaîtra un renouveau avec la question des déchets, ces encombrants qui gênent les opérations de démantèlement et dont on ne sait que faire pour s’en défaire (Erné-Heintz, 2023 ; 2019). Le débat des seuils de libération et, plus exactement, de la capacité à s’insérer dans une dynamique d’économie circulaire se construira alors autour d’un « résidu-ressource » : le récit abordera le passage de déchets à des « matières radioactives valorisables ». Cette circularité n’est en réalité rien d’autre qu’une façon de réfléchir à la fin du cycle nucléaire, d’imaginer le futur à l’aune de la promesse technologique. 

D’ailleurs, ce retour de l’atome n’apparait pas uniquement en France, la Suède aussi, fait le choix d’investir dans le nucléaire pour assurer sa transition énergétique et assurer sa souveraineté. En 1980, la Suède avait voté pour l’abandon du nucléaire. Le débat sur l’atome est également relancé en Allemagne avec les discussions autour d’un éventuel report de la mise à l’arrêt des 3 centrales encore actives (Isar 2, Emsland en Basse-Saxe et Neckarwestheim 2 au Bade-Wurtemberg). Une question se pose alors : s’agit-il progressivement, face à la prise de conscience de la forte dépendance au gaz et la peur de la pénurie, d’une sortie de « la sortie du nucléaire » ? L’histoire nous le dira. Il n’en reste pas moins que « si les absents ont toujours tort », il est surprenant de constater que l’énergie nucléaire ne figure explicitement ni dans la loi Climat et Résilience ni dans la Convention citoyenne pour le Climat.

Pourtant, la difficulté à concilier le passé au futur nous invite à réfléchir à notre lien avec l’énergie : et si la question ne serait pas tant « comment produire toute cette électricité que nécessite notre mode de vie » mais plutôt « comment s’inscrire dans un scénario plus sobre pour penser les liens qui libèrent » ? Réactiver le nucléaire sera-t-il interprété, par les générations futures, comme une inaction climatique ?

« Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » (Jonas, 1990, p.30).

Bibliographie

Erné-Heintz V. (2023), « Nucléaire et lumière : et si tout n’était qu’un jeu d’ombres ? », n°225, https://www.jac.cerdacc.uha.fr/nucleaire-et-lumiere-et-si-tout-netait-quun-jeu-dombres-v-erne-heintz/

Erné-Heintz V., coll. (2022), « Synthèse de droit nucléaire », Droit de l’environnement, Janvier, n°307, pp.31-40

Erné-Heintz V. et Bour V. (2021), « Mise à l’épreuve d’un projet de reconversion d’un territoire après la fermeture d’une centrale nucléaire », Revue Vertigo, octobre, Hors-Série 35, https://journals.openedition.org/vertigo/32974

Erné-Heintz V. (2019), « Démanteler un site nucléaire ou comment réconcilier des histoires industrielle et environnementale », Risques, Etudes et Observations, 2019-1, pp.40-56 http://www.riseo.cerdacc.uha.fr/

Erné-Heintz V. (2014), « Penser le démantèlement d’une centrale », Risques, Etudes et Observations, pp.127-139, http://www.riseo.cerdacc.uha.fr/le-demantelement-des-installations-nucleaires-civiles/

Erné-Heintz V. (2012), « Penser le risque résiduel : l’improbable catastrophe », Risques, Etudes et Observations, n°3, http://www.riseo.cerdacc.uha.fr/

Jonas H. (1990), Le principe de responsabilité, Paris, Le Cerf.

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