Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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RETOUR SUR L’ACCIDENT COLLECTIF DE SAINT-MEDARD-SUR-ILLE APRES LA NON-ADMISSION DES POURVOIS FORMES PAR SNCF MOBILITES ET SNCF RESEAU, M-F. Steinlé-Feuerbach

Marie-France Steinlé-Feuerbach

Professeur émérite en Droit privé et Sciences criminelles à l’Université de Haute-Alsace
Directeur honoraire du CERDACC

Observations sous :

  •  CA Rennes, 10 décembre 2019, 12ème chambre correctionnelle, n° 19/1486
  • 7 décembre 2021, N° G 20-80.633 F-N A LIRE ICI

 

Après la collision d’Allinges survenue le 2 juin 2008 entre un TER et un car scolaire franchissant un passage-à-niveau, une autre collision entre un TER et un ensemble routier au passage à niveau de Saint-Médard-sur-Ille, le 12 octobre 2011, a provoqué 3 décès et blessé 61 personnes. L’arrêt de non-admission des pourvois rendu le 7 décembre dernier par la Chambre criminelle de la Cour de cassation rend irrévocable les condamnations de SNCF Mobilités et SNCF Réseau prononcées par la cour d’appel de Rennes le 10 décembre 2021 malgré la position contraire soutenue par le parquet général.

 

Mots-clefs : accident collectif – accident de train – associations de défense – camion – catastrophe – homicides et blessures involontaires – passage à niveau – personne morale –  préjudice d’angoisse – préjudice d’attente – responsabilité pénale

Le 12 octobre 2011, vers 17h15, au passage à niveau de Saint-Médard-sur-Ille (PN n°11), un ensemble routier immobilisé sur la voie était percuté par un Train Express Régional (TER) assurant la liaison de Rennes à Saint-Malo et transportant 160 passagers. Cet accident a provoqué le décès de trois des passagers du TER tandis que soixante et un autres ont été blessés, dont treize grièvement (Cf. le rapport du BEA-TT : http://www.bea-tt.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport_BEATT_2011_011.pdf).

L’ensemble routier, d’une longueur totale d’environ dix-huit mètres était composé d’un véhicule terrestre à moteur et d’une semi-remorque plateau. Sous la violence du choc, la cabine du camion se désolidarisait et était projetée à six mètres de la zone de choc, le châssis et le moteur à vingt-six mètres. Malgré le freinage d’urgence effectué par le conducteur du train, le TER poursuivait sa route en entraînant la remorque du camion sur une distance de 85 mètres avant de s’immobiliser à 200 mètres du passage à niveau. Pendant ce laps de temps, vécu comme interminable par les passagers, la remorque du camion heurtait à plusieurs reprises le côté droit du train entaillant celui-ci.

Le chauffeur de l’ensemble routier, Fabien C., était parvenu à s’extraire de la cabine avec l’aide des premiers témoins et ne présentait que des blessures légères. Il s’avère que le chauffeur s’était engagé sur la voie ferrée alors que le feu était clignotant et que la sonnerie retentissait depuis déjà 9 secondes, mais Fabien C. affirmait n’avoir pas entendu l’alerte sonore ni vu de feu clignotant à l’approche du passage à niveau sur lequel il s’était engagé à faible allure. Ayant vu les barrières en sens opposé commencer à se baisser, il a stoppé son véhicule pour faire une marche arrière mais a aperçu dans son rétroviseur que les barrières dans son sens de circulation se baissaient également, il a voulu redémarrer et a réalisé qu’il avait été percuté par un train.

Cette catastrophe a entraîné le déclenchement du plan rouge, l’installation d’un poste de commandement à la commune de Saint-Médard-sur-Ille ainsi que celle d’un poste médical avancé.

Le chauffeur était placé en garde à vue après les premiers soins. A l’issue de celle-ci il était mis en examen et placé sous contrôle judiciaire avec interdiction de conduire tout véhicule à moteur.

La responsabilité du chauffeur de l’ensemble routier ne faisait aucun doute et la scène pénale aurait pu n’être occupée que par un seul prévenu si n’étaient  apparus deux autres acteurs, SNCF Réseau et SNCF Mobilités.

Aux différents stades de la procédure, les juges, tenant compte des rapports des experts, ont exprimé clairement leur conviction de la responsabilité des deux personnes morales (I), cette conviction est également constante quant à la spécificité du traitement indemnitaire en cas d’accident collectif (II).

I. La constance des juges judiciaires quant à la responsabilité pénale de SNCF Réseau et SNCF Mobilités

Le rapport du BEA-TT déposé en mars 2012 concluait, sans surprise, que la cause directe de l’accident est l’arrêt de l’ensemble routier sur le passage à niveau au moment où les demi-barrières s’abaissaient, suivi d’une absence de démarrage immédiat en marche avant. Toutefois, au-delà de cette cause directe, le rapport relève deux autres facteurs ayant pu jouer un rôle dans l’accident : d’une part, les caractéristiques géométriques du passage à niveau et de ses abords routiers immédiats qui ont pu contribuer à l’hésitation du chauffeur et, d’autre part, les conditions dans lesquelles s’effectuait le classement des passages à niveau préoccupants et la programmation subséquente des travaux d’amélioration de leur sécurité qui n’ont pas permis de traiter avec la priorité qu’il méritait celui de Saint-Médard-sur-Ille.

L’expertise accidentologique diligentée durant l’instruction dont le rapport a été déposé en mai 2013 retenait aussi comme causes de la collision, non seulement l’inattention du chauffeur routier mais également la configuration du passage à niveau et de ses abords inadaptés à la circulation des poids lourds, la visibilité réduite pour le conducteur du train, la non-inscription de ce passage-à-niveau sur la liste 2009 des passages-à-niveau « préoccupants », les critères inadaptés de l’inscription sur cette liste.

En se fondant sur l’enquête et les conclusions des expertises, les parties civiles, « en particulier la FENVAC » et les conseils de Fabien C. sollicitaient la mise en examen de la SNCF et de Réseau Ferré de France (RFF). Les parties civiles produisaient le jugement rendu par le tribunal correctionnel de Thonon-les-Bains en date du 3 avril 2013 relatif à l’accident d’Allinges retenant la responsabilité de la SNCF dont la rédaction a pu inspirer les magistrats en charge de l’affaire de Saint-Médard-sur-Ille (C. Lienhard et M.-F. Steinlé-Feuerbach : « Accident collectif, collision entre un train et un car scolaire : un jugement remarquable », JAC n° 136, juil. 2013 ; B. Deparis : « Le point de vue du magistrat : retour sur le jugement du tribunal correctionnel de Thonon-les-Bains du 26 juin 2013 (note sous Trib. corr. de Thonon-les-Bains, 26 juin 2013, jugement numéro 683/2013), Gaz. Pal. 2014, n° 80-81, p. 10 ; « Réflexion sur le procès pénal d’accident collectif » in Colloque « Événement traumatique collectif et dommage individuel » organisé par le Conseil National des Barreaux à Paris,  Gaz. Pal. 2019, 1-HS, p. 32).

Le 25 juillet 2014 et le 29 août 2014, RFF, devenu SNCF Réseau et la SNCF, devenue SNCF Mobilités, étaient mises en examen des chefs d’homicides et de blessures involontaires. Par un arrêt du 11 septembre 2014 la chambre de l’instruction rejetait la requête en annulation de sa mise en examen introduite par la SNCF.

Alors que le chauffeur reconnaissait sa responsabilité dans l’accident, tant SNCF Réseau que SNCF Mobilités niaient toute responsabilité.

A l’évidence, pour les juges, et contrairement au Ministère Public, le chauffeur n’a pas délibérément ignoré les alertes (A) et il n’est pas le seul responsable du drame (B).

A. La disqualification de la prévention du chauffeur

Le chauffeur était poursuivi pour homicides et blessures involontaires par conducteur de véhicule terrestre à moteur et violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité et de prudence, inobservation de l’arrêt imposé par un feu rouge et utilisation non conforme du dispositif de communication de l’appareil de contrôle et prise insuffisante de temps de repos journalier. Le tribunal correctionnel de Rennes, le 2 juillet 2018 disqualifiait la prévention en ne retenant pas la circonstance aggravante de la violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité et de prudence (art. 226-1 al. 2 et 222-19 al. 2 CP). Il ajoute donc foi aux déclarations du chauffeur lequel affirme que la non perception des signaux provient peut-être d’un état de fatigue, en estimant qu’il n’est pas suffisamment établi qu’il « ait délibérément franchi les signaux sonores et lumineux ».

Le chauffeur du camion est condamné à une peine de 36 mois d’emprisonnement avec sursis pour les délits, des amendes pour les contraventions connexes dont le montant total s’élève à 750 € et, à titre de peine complémentaire, l’interdiction d’exercer l’activité de chauffeur poids-lourds de plus de 3,5 tonnes pour une durée de 5 ans.

Fabien C., reconnaissant sa culpabilité, ne fait pas appel de la décision. L’appelant principal est le seul Ministère Public lequel demande la requalification des délits.  En confirmant la décision des premiers juges, la cour d’appel fait montre d’une certaine clémence à l’égard du chauffeur tout en étant plus déterminée à pointer le dysfonctionnement des personnes morales

B. La reconnaissance judiciaire de la responsabilité pénale de SNCF Réseau et SNCF Mobilités

SNCF Réseau et SNCF Mobilités, personnes morales, condamnées chacune à 300 000 € d’amende par le tribunal correctionnel interjettent appel. Elles sont soutenues par l’Avocat général, lequel, devant la cour d’appel en ce qui concerne les deux établissements, « indique que le principe de précaution n’est pas une notion de droit pénal, il conclut à une absence de faute des personnes morales et ne requiert aucune condamnation contre elle

SNCF Réseau, conteste l’existence d’une faute en soutenant que, le passage à niveau était en conformité avec la règlementation applicable et fonctionnait parfaitement bien, que le tribunal correctionnel a fait peser sur RFF une obligation de résultat non prévue par la loi en mettant à sa charge une présomption de responsabilité. Pour SNCF Mobilités, le signal fonctionnait parfaitement, la barrière n’a pu entraver la circulation du poids-lourd, les accidents antérieurs ne permettaient pas de modifier le classement du passage à niveau, un tel classement n’étant par ailleurs pas d’application immédiate. Pour les deux prévenues la responsabilité incombe uniquement au chauffeur du camion.

Leurs arguments ne convaincront pas les magistrats de la cour d’appel de Rennes laquelle, ne suivra pas les réquisitions, et donc confirme le jugement du tribunal correctionnel en considérant que ce dernier « a démontré que RFF devenue SNCF Réseau et SNCF devenue SNCF Mobilités étaient coupables d’homicides involontaires et de blessures involontaires ayant entraîné une ITT supérieure à trois mois et des contraventions connexes de blessures involontaires ayant entraîné une ITT inférieure à trois mois ».

L’arrêt d’appel est particulièrement intéressant quant à son raisonnement pour engager la responsabilité des deux personnes morales poursuivies. Selon les termes de l’article 121-2 du code pénal, l’organe ou le représentant de la personne morale est au cœur du mécanisme de l’imputation. En principe, la responsabilité pénale de la personne morale est donc conditionnée par la culpabilité d’un de ses organes ou représentants agissant pour son compte. Cependant, l’entrée en vigueur de la loi du 10 juillet 2000 a modifié la perspective de la responsabilité des personnes morales en cas de délits non intentionnels, les représentants de celles-ci, auteurs indirects, échappant à la condamnation pour faute simple. La Chambre criminelle avait immédiatement tenu compte de l’évolution législative en admettant que la responsabilité des personnes morales pouvait être engagée par une faute simple de son représentant (Crim. 24 oct. 2000 : Bull. crim. n°308 ; JCP 2001, II, 10535, note M. Daury-Fauveau ; Rev. sc. crim. 2001, chron., p. 371, obs. B. Bouloc ; D. 2002, 514, note J.-C. Planque et somm., 1801, obs. G. Roujou de Boubée ; Dr. pén. 2001, n° 29, obs. M. Véron).

La question de la nécessité de la désignation d’un représentant fautif divise la doctrine depuis plus de vingt ans, la jurisprudence de la Chambre criminelle en la matière étant évolutive (L. Saenko, « De l’imputation par amputation ou le mode allégé d’engagement de la responsabilité pénale des personnes morales », Dr. Pénal  juill.-août 2009, p. 9 ; J.-Y. Maréchal, « Plaidoyer pour une responsabilité directe des personnes morales », JCP 2009. I. 249, spéc. n° 20 ; J.-C. Saint-Pau, « Imputation directe et imputation présumée d’une infraction à une personne morale » (Crim. 6 mai 2010), D.  2012, p. 1381 ; « L’évolution de la responsabilité pénale des personnes morales : d’une responsabilité par représentation à une responsabilité sans représentation », in Essai de philosophie pénale et criminologie, vol. 10, Dalloz, 2012 ; J.-P Vial, « Responsabilité des personnes morales : l’imputation revient sur le devant de la scène… » (Crim. 18 juin 2013, n° 12-859.17), Gaz. Pal. 18-19 sept. 2013, p. 10 ;  E. Mercinier et M. Pugliese, « Trois arrêts du 6 mai 2014 : beaucoup de bruit pour rien » (Crim. 6 mai 2014, n° 12-88.354, n° 13-82.677, n° 13-81.406), AJ Pénal 2014 p. 412) ; D. Goetz, « Responsabilité pénale de la personne morale : bis repetita placent ! » (Crim.17 oct. 2017, n° 16-87.249), D. Actualité, 2 nov. 2017).

Les juridictions du fond, peut-être moins respectueuses des exigences de l’article 121-2 du code pénal, ont pour plusieurs accidents collectifs, condamné la personne morale sans identifier son représentant fautif. Il en avait été ainsi dans celui de l’explosion mortelle de Dijon, suite à la cassure brutale d’une canalisation de gaz, seule la responsabilité pénale de la société Gaz de France avait été recherchée et reconnue : « attendu que GDF, personne morale chargée d’une mission de service public est tenue d’exercer son activité dans des conditions de nature à prévenir les risques prévisibles auxquels cette activité est susceptible d’exposer les tiers » (Dijon, 21 déc. 2006, JAC n° 71, fév. 2007, note M.-F. Steinlé-Feuerbach) ou encore celle de Mulhouse (Trib. corr. Mulhouse, 8 juin 2009, JAC n° 96, juill. 2009, note M.-F. Steinlé-Feuerbach).  Ces situations ont un marqueur commun : celui d’un manquement de la personne morale à sa propre obligation de sécurité.

Il convient selon nous de distinguer deux situations : d’un part, celles où la faute d’une personne physique est établie ce qui pose la question de sa qualité de représentant de la personne morale agissant pour son compte et, d’autre part, celles où aucune faute précise ne peut a priori être reprochée à un représentant alors que la défaillance de la personne morale est pourtant patente.

L’affaire qui nous préoccupe ici correspond indéniablement à la seconde catégorie car elle présente toutes les caractéristiques d’un dysfonctionnement interne de la personne morale.

Pour entrer en condamnation l’arrêt d’appel effectue une analyse approfondie des manquements des deux personnes morales avant de procéder à une désignation purement formelle de leurs représentants.

1°) Les manquements de SNCF Réseau et SNCF Mobilité à leurs obligations de sécurité

Avant d’identifier les manquements fautifs des deux prévenues, la cour d’appel, se référant à l’article 121-3 du code pénal, précise « Que la faute non-intentionnelle s’apprécie in concreto et ne peut être déduite de la seule survenance de l’accident, mais en tenant compte, d’une part, de l’accomplissement de diligences normales permettant de concevoir et de mettre en œuvre les mesures à prévenir la réalisation d’un risque spécifique et, d’autre part, de la situation particulière de la personne poursuivie eu égard à la nature de ses missions, de ses fonctions, de ses compétences ainsi que des moyens dont elle dispose». Elle rappelle ainsi l’exigence de l’appréciation in concreto de la faute d’imprudence laquelle avait été introduite par la loi n° 96-393 du 13 mai 1996 pour atténuer le risque pénal des décideurs, personnes physiques. Ainsi, c’est bien le comportement des personnes morales elles-mêmes qui est pris en compte et non celui d’un de leurs représentants.

Afin d’analyser les missions, moyens et obligations respectives des personnes morales, les juges s’intéressent tout d’abord à l’articulation entre les missions de RFF et celles de la SNCF. Rappelons ici que RFF a été créé par la loi n° 97-135 du 13 février 1997, en application de la directive européenne 91/440/CEE du 29 juillet 1991 relative au développement de chemins de fer communautaires qui a imposé la séparation comptable de l’infrastructure ferroviaire de celle de l’exploitation des services de transport. La propriété des biens constitutifs de l’infrastructure a été transférée de la SNCF à RFF. Les missions respectives des deux EPIC ont été définies par la loi du 13 février 1997, le décret du 5 mai 1997 et la convention du 26 octobre 1998 modifiée.

RFF assure la maîtrise d’ouvrage des opérations d’investissement réalisées sur le réseau ferré et la gestion des infrastructures. La SNCF, de son côté, est gestionnaire d’infrastructures délégué pour le compte de RFF ; dans le cadre de cette mission, elle est notamment chargée du fonctionnement et de l’entretien des installations techniques et de sécurité du réseau ferré national, propriété de RFF (B. Ackermann-Lorber, Approche cindynique d’une démarche de sécurité en gare de voyageurs, Mémoire Mastère spécialisé Gestion des risques sur les territoires, ss. la dir. de G. Pelsy, ENA, promotion Caroline Aigle, 2012-2013, p. 21 et s.).

S’agissant des missions, la cour relève que selon l’article 9 de la convention, la SNCF assure une mission transverse de sécurité dans son activité d’entretien et une mission de sécurité système consistant à capter et analyser les causes d’incidents contraire à la sécurité, à prendre des mesures immédiates et à proposer les solutions les plus pertinentes. L’article 14 précise que les objectifs de sureté de fonctionnement à atteindre sur les installations sont définis par RFF.

Les moyens, tant financiers qu’humains et organisationnels des deux établissements à l’époque des faits sont patents. Les compétences des deux prévenues, spécialistes ferroviaires, ne peuvent être niées car elles bénéficient « d’une expertise qui leur donne les moyens d’agir sur le réseau et notamment sur les passages à niveau ».

Dans une formulation largement inspirée du jugement relatif à l’accident d’Allinges dont elle disposait la cour considère « que chacun des deux établissements a des obligations spécifiques de sécurité imposées par la loi ou le règlement ; que pour RFF, il s’agit d’une obligation de sécurité du réseau en sa qualité de propriétaire et gestionnaire du réseau ferré national : que pour la SNCF, une obligation de sécurité opérationnelle des installations de sécurité du réseau, en ce compris leur surveillance, leur entretien et leur maintenance ainsi que les mesures nécessaires à la sécurité des installations. »

Les obligations de sécurité établies, la cour de Rennes, en s’appuyant sur les rapports des experts, détaille les facteurs de la dangerosité du passage à niveau n°11 dont la configuration et les abords sont inadaptés à la circulation des poids lourds avec le risque, si le conducteur s’engage au moment du déclenchement des signaux, qu’il se fasse intercepter par la demi-barrière du sens opposé. S’y ajoute la situation d’enfermement pouvant être générée par la vision de la barrière opposée, susceptible d’amener le conducteur à prendre des décisions inadaptées. Par ailleurs, un véhicule long ou un autocar ne dispose que d’environ 10 secondes à partir du déclenchement des signaux pour ne pas être intercepté par l’abaissement des barrières ; quelques secondes supplémentaires auraient permis d’éviter l’accident du 12 octobre 2011.

La dangerosité du passage à niveau n° 11 était à l’évidence connue par RFF et SNCF puisqu’elles ne pouvaient ignorer les trois collisions précédentes survenues les 10 juillet 2006, 26 novembre 2007 et 11 février 2010, ce d’autant que celle de 2007, qui présente des similitudes avec celle du 12 octobre 2011, avait fait l’objet d’un rapport du BEA-TT (http://www.bea-tt.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport_BEATT_2007-017_cle7d3391.pdf). Le lundi 26 novembre 2007 un ensemble routier chargé de gravier circulant sur la même route départementale avait été heurté par un TER assurant la liaison Rennes/Saint-Malo, au passage à niveau  n°11, à Saint-Médard-sur-Ille. Le bilan de l’accident avait été de 40 blessés dont 22 ont été hospitalisés, tous passagers du train. La cause directe et immédiate de l’accident était le ralentissement puis l’immobilisation sur le passage à niveau de l’ensemble routier intercepté par la demi-barrière de sens opposé.

Le BEA-TT recommandait notamment au département d’Ille-et-Vilaine et à RFF d’étudier et de mettre en œuvre des mesures aptes à faciliter le franchissement des poids lourds et leur croisement sur ce passage à niveau (aménagements ou mesures d’exploitation, routiers ou ferroviaires). Or, si une réunion avait bien eu lieu en avril 2010, entre le Conseil général, la commune, RFF et SNCF, aucune étude sérieuse n’avait été menée. La seule mesure qui avait été prise était le remplacement des feux existants par des feux à iode et la pose d’un feu clignotant supplémentaire.

Rien d’étonnant donc à ce que la cour d’appel, confirmant l’appréciation des premiers juges, considère que ni RFF, ni la SNCF n’ont pris de réelles mesures pour sécuriser le PN n°11 en dépit de l’urgence relevée par le rapport du BEA-TT et « qu’une lecture plus responsable de ce rapport s’imposait en l’espèce et plus particulièrement dans le contexte post Allinges (…) »

Pour établir le lien de causalité entre les fautes d’abstention des deux prévenues et la survenance de l’accident, la cour énumère les différentes mesures qui auraient empêché sa réalisation : l’augmentation du délai d’annonce des trains, le ralentissement de ceux-ci à l’approche du passage à niveau ainsi que la demande aux autorités compétentes d’interdire la circulation des poids lourds sur le passage à niveau.

Les fautes et leur lien de causalité étant ainsi clairement établies, la cour de Rennes écarte sans difficulté l’argument selon lequel le chauffeur serait l’unique responsable du dommage. La pluralité des causes est une des constantes des accidents collectifs et celui de Saint-Médard n’y fait pas exception. La faute commise par Fabien C. est sans influence sur la responsabilité des deux personnes morales sauf à admettre qu’elle présente les trois caractères de la force majeure : imprévisibilité, irrésistibilité et extériorité. A l’évidence, l’imprévisibilité fait défaut.

2°) La désignation formelle des représentants et organes des deux personnes morales

Tout au long de son raisonnement la cour d’appel de Rennes ne vise que la responsabilité des personnes morales sans mettre en cause celle d’un représentant ni évoquer la faute de l’un d’entre eux. Pour elle, ce sont bien les deux établissements qui « partagent une responsabilité commune quant aux accidents qui peuvent se produire sur le réseau et notamment sur un passage à niveau », et qui « ont commis une faute d’inattention et de négligence, c’est-à-dire une faute d’abstention ou d’omission, qui a participé indirectement mais certainement à la réalisation de l’accident ; que s’agissant de RFF cette faute est constituée pour n’avoir pas tenu compte de la recommandation du BEA-TT et s’être abstenu de donner des instructions à la SNCF pour réaliser une sécurisation provisoire du passage à niveau avant les travaux de sécurisation ; que s’agissant de la SNCF cette faute est constituée également pour n’avoir pas tenu compte de la recommandation du BEA-TT, qui révélait une situation de danger et d’avoir omis de sécuriser le passage à niveau par des mesures d’exploitation qui était en son pouvoir (…) »

Cependant, la cour d’appel ne pouvait ignorer, au risque d’encourir la cassation de son arrêt, le moyen soulevé par RFF concernant l’exigence légale de la désignation d’un représentant ou d’un organe posée par l’article 121-2 du code pénal, ce que les premiers juges avaient omis de faire. Il est surprenant que les premiers juges n’aient pas pris la précaution de cette désignation car, il y a plus de vingt ans, dans une affaire relative au décès d’un enfant heurté par un TGV alors qu’il traversait les voies ferrées sur le passage réservé aux piétons, la  Chambre criminelle avait énoncé « que la caractérisation du fait personnel des organes ou représentants d’une personne morale suppose qu’ils soient nommément désignés ; qu’en restant muette sur l’identité des agents visés, la cour d’appel a privé sa décision de base légale » (Crim. 18 janv. 2000, n° 99-80.318 : D. 2000 p. 636, note J.-C. Saint-Pau ; RCS 2000, p. 816, obs. B. Bouloc).

La cour d’appel prend donc bien soin de désigner les personnes physiques agissant pour le compte des personnes morales et dont le comportement fautif engage la responsabilité de celles-ci. Pour y parvenir, elle affirme « que pour qualifier cette faute il suffit qu’on puisse imputer à une personne physique ayant la qualité d’organe ou de représentant de la personne morale, et agissant pour son compte, une faute simple de maladresse, de négligence ou de violation d’une obligation particulière prévue par un texte ». Puis, dans un premier temps, elle estime que peuvent être mises en cause les personnes physiques titulaires d’une délégation de pouvoirs quant à la sécurité, c’est-à-dire, pour RFF, le directeur régional lequel pouvait engager les travaux et pour la SNCF, le directeur régional Bretagne et celui de l’Infrapole Bretagne ; « qu’au niveau de responsabilité et du coût vraisemblable des travaux les deux directeurs régionaux de RFF et de la SNCF peuvent être mis en cause pour les personnes morales qu’ils représentent ». Dans un second temps, s’agissant des organes, en se fondant sur le décret du 5 mai 1997 pour RFF et sur celui du 18 février 1983 pour la SNCF, lesquels ne désignent pas les organes responsables de la sécurité, elle énonce qu’il s’agit, à défaut, du président du conseil d’administration ou du directeur général délégué, dans le cadre de RFF, et du président du conseil d’administration ou du directeur général exécutif.

Cette désignation formelle a posteriori des représentants et des organes engageant la responsabilité des personnes morales montre, une fois de plus, que l’identification textuellement exigée peut ne pas être dépourvue d’artifice (Y. Mayaud, « L’articulation des responsabilités pénales entre personne morale et personnes physiques – Une logique d’artifice », AJ Pénal 2018, p. 546). Elle illustre parfaitement l’opinion exprimée par Jérôme Lasserre-Capdeville : « Alors que la Chambre criminelle est parvenue, au fil des années, à promouvoir l’obligation pour les juges du fond, pour pouvoir retenir la responsabilité pénale d’une personne morale, d’établir que l’infraction poursuivie a été réalisée par un organe ou un représentant, ce qui constitue une position stricte, elle admet dans le même temps que la notion de représentant puisse être retenue par les juges comme bon leur semble. Cette double évolution manque cruellement de cohérence » (J. Lasserre-Capdeville, « La notion d’organe ou de représentant de la personne morale », AJ Pénal 2018, p. 550).

Après avoir énoncé que les personnes morales seront déclarées coupables des fautes d’inattention et de négligence commise par les personnes physiques qu’elle a énumérées, la cour d’appel de Rennes confirme le jugement et maintient les peines initialement prononcées.

II. Les conséquences indemnitaires d’un accident collectif

La cour d’appel, en reconnaissant à l’événement les caractéristiques d’un accident collectif (A) justifie sans aucun doute possible l’indemnisation de préjudices spécifiques à une telle situation (B).

A. La caractérisation de l’accident collectif

L’accident de Saint-Médard-sur-Ille présente indéniablement toutes les caractéristiques d’un accident collectif (C. Lienhard, « Pour une droit des catastrophes », D 1995, chr. 91). Non seulement, les unités de lieu (le PN n° 11), de temps (17h 16’30’’) et d’action (une collision) sont respectées avec une pluralité des victimes évidente, mais de surcroit, marqueur fréquent des catastrophes, plusieurs personnalités se sont déplacées sur les lieux, dont le ministre des transports et le président de la SNCF (Cf. M.-F. Steinlé-Feuerbach, « Le droit des catastrophes et la règle des trois unités de temps, de lieu et d’action », LPA 28 juill. 1995, n° 90, p. 9). L’effet dramatique était immédiat, renforcé rapidement par le ballet des hélicoptères.

Nous ne pouvons qu’approuver la définition très inspirée de l’accident collectif donnée par les magistrats « un événement soudain provoquant directement ou indirectement des dommages corporels ou matériels à l’égard de nombreuses victimes et ayant pour origine une intervention humaine susceptible de recevoir une qualification pénale » (C. Lacroix, La réparation des dommages en cas de catastrophes, LGDJ, 2008, tome 490, n° 34).

La survenance d’un accident collectif a fréquemment pour conséquence la création d’une association de défense des victimes, cela fut ainsi le cas de l’association « Solidarité Saint-Médard PN11 » (https://www.solidarite-saintmedard.fr/). L’article 2-15 du code de procédure pénale permet aux associations de défense des victimes d’accidents collectifs, et notamment de ceux survenus dans les transports publics de se constituer partie civile (C. Lienhard, « Le droit pour les associations de défense des victimes d’accidents collectifs de se porter partie civile », D. 1996, chron. p. 312. Ce droit a également été reconnu à la FENVAC à laquelle cette association est adhérente. Cette dernière, appelante principale, demandait la condamnation de Fabien C. , SNCF Mobilités et SNCF Réseau à lui verser 30 000 € en réparation de son préjudice causé par l’atteinte à son objet statutaire ainsi que les frais exposés. Le tribunal correctionnel ayant alloué 15 000 € au titre du préjudice causé à l’objet statutaire, les parties adverses demandaient de réformer le jugement en réduisant cette indemnisation à l’euro symbolique et de réduire significativement la demande présentée au titre des frais. Considérant que la FENVAC « vise à améliorer la sécurité des personnes réunies ou transportées collectivement », la cour d’appel approuve le tribunal correctionnel de lui avoir alloué la somme de 15 000 € au titre du préjudice causé à son objet statutaire et, tenant compte de la durée réelle du procès, réévalue les dommages intérêts couvrant les frais exposés.

En ce qui concerne l’association  « Solidarité Saint-Médard PN11 », le tribunal correctionnel lui avait bien accordé le droit de se porter partie civile mais lui avait dénié celui d’obtenir réparation au titre du préjudice causé à l’objet statutaire car elle n’existait pas au jour de l’accident. La cour d’appel a, fort logiquement, réformé le jugement sur ce point car non seulement la date de la création n’est pas une des conditions posées par l’article 2-15 mais qu’à l’évidence une association réunissant les victimes d’un accident collectif ne peut être créée qu’après l’événement. En appel, l’association se voit allouer la somme de 15 000 € qu’elle avait demandée ainsi que 20 000 € correspondant notamment aux frais exposés pour sa constitution, l’accompagnement des victimes, de lobbying pour la sécurisation des passages à niveau.

L’empreinte du collectif se manifeste également au niveau des victimes individuelles lesquelles bénéficient de l’indemnisation de préjudices spécifiques.

B. Les préjudices spécifiques au collectif

Tirant les conséquences de la qualification de l’accident le jugement du tribunal correctionnel avait reconnu pour chaque passager du train l’existence une incapacité inférieure à trois mois en raison du retentissement et ceci même en l’absence de dossier médical. Les passagers ont tous en effet été confrontés à la violence du choc, certains évoquant un « chaos » ou une « scène de guerre ». La cour confirme cette décision en reconnaissant la qualité de victimes aux passagers non blessés.

Certaines parties civiles, s’appuyant sur la jurisprudence des accidents collectifs, ont demandé l’indemnisation d’autres préjudices que ceux habituellement retenus pas la nomenclature Dintilhac visant notamment le préjudice d’angoisse de mort imminente pour les victimes directes et le préjudice d’attente et d’inquiétude des proches pour les victimes par ricochet.

Avant la nomenclature Dintilhac, la reconnaissance du préjudice d’angoisse des victimes directes et du préjudice d’attente des proches avaient permis à plusieurs reprises de majorer l’évaluation alors admise pour le préjudice moral. Nous ne pouvons que nous réjouir de l’évolution positive de la jurisprudence sur un sujet qui nous avait conduit, il y a une vingtaine d’années, à des réflexions sur ces deux préjudices lesquelles n’avaient pas été retenues par les éditeurs juridiques classiques, tout en ayant eu l’honneur d’une publication sur le site de la Cour de cassation (M.-F. Steinlé-Feuerbach, « Victimes de violences et d’accidents collectifs. Situations exceptionnelles, préjudices exceptionnels : réflexions et interrogations », Médecine & Droit, éd. Elsevier, nov.-déc. 2000, n° 45, p. 1).

Depuis, le préjudice d’angoisse a été consacré tant par la doctrine que par la jurisprudence (P. Jourdain, « Les préjudices d’angoisse », JCP G, juin 2015, doct. 739 ; Crim. 23 octobre 2012, n°11-83770, RTDciv. 2013, 125, obs. P. Jourdain ; D. 2013, 1993, obs. J. Pradel, 2658 ; obs. S. Porchy-Simon) et particulièrement mis en évidence dans le rapport, pour le Secrétariat d’État à l’Aide aux Victimes, de la Commission présidée par le professeur Porchy-Simon sur les préjudices situationnels d’angoisse, publié en 2017. La cour d’appel ne manque d’ailleurs pas d’y faire référence.

En cas d’accident collectif, plusieurs décisions de juges du fond ont retenu le préjudice d’attente. Il en été ainsi, outre l’accident d’Allinges, pour l’effondrement de la passerelle du Queen Mary II, (MF.-F. Steinlé-Feuerbach, « Queen Mary II : les spécificités du traitement judiciaire des catastrophes (trib. corr. Saint-Nazaire, 11 fév. 2008) », JAC n° 88, nov. 2008 ; C. Lienhard, « Queen Mary II – Droit indemnitaire des catastrophes : de belles avancées (CA Rennes, 2 juil. 2009)», JAC n° 98, nov. 2009), une explosion de Gaz à Lyon (M-F. Steinlé-Feuerbach, « Accident collectif : explosion de gaz Cours Lafayette à Lyon (trib. corr. Lyon, 16 juin 2014) », JAC n° 146, juill. 2014 ; Lyon 14 janvier 2016 n° 15/00516, le crash d’Yemenia Airways (Aix-en-Provence 30 juin 2016 n° 2016/ 290).

Ces deux préjudices spécifiques au collectif ont également été mis en évidence dans le Livre Blanc sur les préjudices subis lors des attentats, publié en 2016 par le groupe de contact des avocats de victimes du terrorisme (https://www.avocatparis.org/system/files/editos/barreauparis_livreblanc_victimes.pdf)

 La cour d’appel pose en principe l’indemnisation des préjudices d’angoisse de mort imminente pour les victimes directes et d’attente et d’inquiétude pour les proches si elle peut les différencier de la nomenclature Dintilhac.

Les sociétés SNCF mobilités et SNCF Réseau ont formé des pourvois contre l’arrêt de la cour d’appel de Rennes, la Chambre criminelle de la Cour de cassation, constatant qu’il n’existe, en l’espèce, aucun moyen de nature à permettre l’admission de ces pourvois, les a déclarés non admis dans son arrêt du 7 décembre 2021.

Nous tenons à remercier vivement Maître Gérard Chemla de nous avoir aimablement transmis les deux arrêts commentés.