Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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RESPONSABILITE PENALE EN CAS DE FUSION-ABSORPTION : MAGISTRALE VOLTE-FACE DE LA CHAMBRE CRIMINELLE, M-F. Steinlé-Feuerbach

Marie-France Steinlé-Feuerbach

Professeur émérite en Droit privé et Sciences criminelles à l’Université de Haute-Alsace
Directeur honoraire du CERDACC


Commentaire de Crim., 25 novembre 2020, Fp-P+B+I, n° 18-86.955 A LIRE ICI

 

Le commentateur remercie son collègue, Monsieur Philippe Schultz, de son précieux pilotage dans les méandres du droit des sociétés !!


En cas de fusion-absorption d’une société par une autre société, la société absorbante peut désormais, à certaines conditions, être condamnée pénalement pour des faits commis par la société absorbée avant la fusion. Le champ d’application de cette nouvelle jurisprudence est élargi dans l’hypothèse d’une fraude à la loi.

Mots-clés : articles 121-1 et 121-2 du code pénal – CEDH – CJUE – Directive 78/855/CEE du 9 octobre 1978 – fusion-absorption – personne morale – responsabilité pénale – société

La responsabilité pénale des personnes morales constitue une innovation majeure de la réforme du code pénal, entrée en vigueur le 1er mars 1994. Dans sa rédaction actuelle, l’article 121-2 issu de cette réforme dispose dans son premier alinéa que « Les personnes morales, à l’exclusion de l’État, sont responsables pénalement, selon les distinctions des articles 121-4 à 121-7 des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants. » L’arrêt rendu par la chambre criminelle le 25 novembre 2020 marque incontestablement un tournant quant à la responsabilité pénale des sociétés en cas de fusion-absorption.

« En l’état du droit, la responsabilité pénale d’une société ne peut pas être transmise en cas de fusion-absorption de cette société par une autre société ; dans cette hypothèse, les juges ne peuvent que constater l’extinction de l’action publique et mettre fin aux poursuites. En est-il autrement si la fusion-absorption est entachée de fraude ? Convient-il de faire évoluer l’état du droit ? », c’est en ces termes que dans sa Lettre n° 2 de septembre 2020 (A LIRE ICI ) la chambre criminelle de la Cour de cassation avait posé la question fondamentale qui lui serait soumise lors de son audience future du 8 octobre. C’était déjà, non seulement souligner le grand intérêt de l’arrêt à venir, mais également susciter des espoirs quant à la solution adoptée.

Dans son arrêt, rendu deux mois plus tard (Crim. 25 nov. 2020, n° 18-86.955 : D. actu. 10 déc. 2020, obs. J. Gallois ; D. étudiants, 18 déc. 2020, obs. C. Lacroix) la chambre criminelle fait considérablement évoluer l’état du droit en admettant le transfert de la responsabilité pénale d’une société absorbée à la société absorbante. Soumis à la plus large publicité, l’arrêt est accompagné à la fois d’un communiqué annonçant le revirement, qui ne s’applique qu’aux fusions-absorptions entrant dans le champ de la directive européenne relative à la fusion des sociétés anonymes, sauf en cas de fraude à la loi, ainsi que d’une note explicative de dix pages particulièrement didactique et l’avis de l’Avocat général, Monsieur Renaud Salomon, avis qui sera suivi.

C’est dire l’importance de cet arrêt qui met fin à une jurisprudence fixée depuis vingt ans. Ce bouleversement total de la jurisprudence en la matière n’a pas manqué de susciter immédiatement l’intérêt des spécialistes. Saluons la rapidité de la réaction de Nicolas Catelan, dont le commentaire est paru dès le lendemain de la décision (N. Catelan, « Non sum moribundus » : une fusion-absorption ne fait plus échec à la responsabilité pénale des personnes morales : A LIRE ICI ).

Après avoir critiqué en tous lieux possibles, y compris au 3 ter quai aux Fleurs, la position antérieure de la chambre criminelle, nous nous réjouissons de la fin de la possibilité offerte aux sociétés d’organiser frauduleusement leur impunité par le biais d’une opération de fusion-absorption. Ce revirement nous réjouit d’autant plus qu’il a été effectué dans le cadre de poursuites pour une infraction non-intentionnelle.

Le 28 janvier 2002, un gigantesque incendie s’était déclaré dans les entrepôts de stockage d’archives de la société Intradis, filiale de la société Recall France, situés à Roye dans la baie de Somme. Il aura fallu quatre jours aux pompiers pour venir à bout du sinistre, une bonne part des documents des clients ayant été ravagée par le feu.

Une information judiciaire a été ouverte à l’issue de laquelle la société Intradis a été convoquée à l’audience du tribunal correctionnel du 23 novembre 2017, du chef de destruction involontaire de bien appartenant à autrui par l’effet d’un incendie provoqué par manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi (C. pén., art. 322-5). Mais entre-temps, le 31 mars 2017, la société Recall France et sa filiale Intradis ont été absorbées par la société Iron Mountain France SAS, dans le cadre d’une fusion-absorption. Comme le précise bien la note, les sociétés par actions simplifiées (SAS), qui ne sont qu’une catégorie particulière de sociétés par actions, relèvent de la directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978 relative à la fusion des sociétés anonymes (codifiée en dernier lieu par la directive (UE) 2017/1132 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017). C’est en effet dans les limites du champ d’application de cette directive, en France, qu’il convient de se placer pour apprécier la portée de cet arrêt, tout au moins jusqu’à son §39.

Suite à l’opération de fusion, c’est la société Iron Mountain France SAS qui a été citée à comparaître à l’audience du 23 novembre 2017 par les parties civiles. Le tribunal correctionnel, par jugement du 8 février 2018, ordonne un supplément d’information.

La société absorbante interjette appel de cette décision. Le 26 septembre 2018, la cour d’appel d’Amiens confirme le supplément d’information ordonné par le tribunal correctionnel afin de déterminer les circonstances de l’opération de fusion-absorption, afin notamment de déterminer si celle-ci avait été entachée de fraude.

La société Iron Mountain France SAS se pourvoit alors en cassation, elle conteste dans son premier moyen, relatif à la fois à l’action publique et à l’action civile, respectivement la confirmation de la mesure d’instruction par la cour d’appel et le refus de celle-ci d’annuler le supplément d’information « aux motifs inopérants qu’elle (« qu’il ») permettrait de déterminer si la fusion-absorption avait été entachée de fraude et ainsi retenir la responsabilité pénale de la société Iron Mountain France », privant sa décision de base légale. Le second moyen critique l’arrêt attaqué en ce que le supplément d’information visait la société absorbante bien que l’infraction de destruction volontaire fût reprochée à la société absorbée alors « que le supplément d’information ne doit porter que sur les faits et prévenus objets des poursuites ».  

 Ce pourvoi donne l’occasion à la chambre criminelle d’adopter une position nouvelle : mettant fin à l’interprétation ancienne du principe du caractère personnel de la responsabilité pénale (I) et aiguillée par le droit européen et celui de l’Union, elle choisit de s’adapter à un principe de réalité (II).

I-La jurisprudence antérieure : l’interprétation du principe de la responsabilité pénale personnelle au profit de la société absorbante

La société Iron Mountain SAS ne manque pas d’invoquer l’article 121-1 du code pénal, aux termes duquel « nul n’est responsable que de son propre fait » pour soutenir que l’action publique ne pouvait être engagée à son égard, ainsi que, par voie de conséquence, l’action civile à son encontre. Dans la suite logique de ce raisonnement, la société absorbante conteste le supplément d’information ordonné par le tribunal quant aux modalités et conditions de la fusion-absorption ainsi que celui visant à rechercher sa responsabilité pénale. Elle ne fait ainsi que reproduire le raisonnement tenu par la chambre criminelle dans les arrêts précédemment rendus (A) lequel avait pour conséquence une impunité critiquable (B).

A-Les arrêts de la chambre criminelle : de 2000 à 2016

Deux questions se posent dans l’hypothèse d’une fusion-absorption. La première concerne la disparition la personne morale absorbée, la seconde la possibilité de transférer la responsabilité pénale de la société absorbée à la société absorbante.

Le décès de la personne physique est une cause de l’extinction de l’action publique à son encontre (art. 6 CPP), le législateur n’ayant pas prévu la situation de la disparition d’une personne morale, il est admis par analogie que la disparition d’une personne morale entraîne également l’extinction des poursuites à son égard. Dans l’hypothèse d’une fusion-absorption, la société absorbée ayant disparu, sa responsabilité pénale ne saurait être engagée. Par deux arrêts, la chambre criminelle affirme d’ailleurs clairement que « la fusion faisant perdre son existence juridique à la société absorbée, l’action publique est éteinte à son égard » (Crim. 9 sept. 2009, n° 08-87.312 ; 9 févr. 2010 n° 09-81.574). Cette disparition a été discutée en faisant prévaloir que la société absorbée peut continuer son existence au sein de la société absorbante (A. Gallois, La responsabilité pénale de la société absorbante en cas de fusion-absorption frauduleuse : Dr. sociétés 2010, Étude 7).

S’agissant du transfert de la responsabilité pénale de la société absorbée à la société absorbante, l’obstacle réside (ou plutôt résidait) dans l’article 121-1 qui pose le principe de la responsabilité pénale personnelle en énonçant que « Nul n’est responsable pénalement que de son propre fait ». Or, il peut être envisagé que si le principe doit s’appliquer pleinement aux personnes physiques, il est souhaitable de faire preuve de souplesse pour l’adapter à la réalité économique (V. not. H. Barbier, La regrettable distinction entre sanctions pénales et sanctions administratives ou civiles afin d’en déterminer leur transmissibilité en cas de fusion, RTD civ. 2016, 628). Pourtant, dans sa jurisprudence initiale, la chambre criminelle a, à plusieurs reprises, fermement refusé le transfert de la responsabilité en se fondant sur l’article 121-1 du code pénal.

Il en a été ainsi dans trois arrêts qui nous interpellent particulièrement puisqu’ils interviennent dans le champ des atteintes à la personne, le troisième ayant trait à un accident collectif.

Dans la première affaire, deux ouvriers ayant été blessés lors d’une livraison, la cour d’appel avait considéré que la société initialement poursuivie « n’a jamais disparu et la société absorbante est substituée à celle-ci avec transmission universelle de tous ses droits, biens et obligations ; juger le contraire reviendrait à priver de toute utilité les articles 121-2 et suivants du Code pénal prévoyant la responsabilité pénale des personnes morales, qui pourraient tout à loisir frauder à la loi et échapper aux poursuites sans même être dissoutes ou liquidées. » Le 20 juin 2000, la chambre criminelle, réfutant ce raisonnement,  rappelle que « nul n’est responsable pénalement que de son propre fait » et, considérant que l’absorption avait fait perdre son existence juridique à la société absorbée, casse l’arrêt d’appel (Crim. 20 juin 2000, n° 99-86.742 : D. 2001, 1608, obs. E. Fortis et A. Reygrobellet ; ibid. 2002, 1802, obs. G. Roujou de Boubée ; RSC 2001, 153, obs. B. Bouloc).

Dans l’arrêt suivant, la société ultérieurement absorbée était poursuivie pour homicide involontaire suite au décès par électrocution du salarié d’une entreprise extérieure exécutant un marché de nettoyage d’installations électriques. La chambre criminelle approuve les magistrats de la cour d’appel quant à la qualification des faits et la condamnation des prévenus personnes physiques mais, s’agissant de la personne morale, elle rend un arrêt de cassation au visa de l’article 121-1 du code pénal quant à la condamnation de la société absorbante (Crim. 14 oct. 2003, n° 02-86.376 : D. 2004. 319, obs. G. Roujou de Boubée ; RSC 2004, 339, obs. E. Fortis ;  Dr. pénal 2004, 20, obs. M. Véron ; Gaz. Pal. 2004, 2, doctr. 2886, obs. M.-C. Sordino).

Le troisième arrêt (Crim. 18 février 2014, 12-85.807, inédit), cité dans la notice explicative, n’avait guère connu de publicité alors qu’il est remarquable en ce que le moyen de la fusion-absorption y est soulevé d’office et ce dans une affaire concernant un incendie ayant fait douze morts et huit blessés, le 6 novembre 2002. Cet incendie s’était déclaré dans l’office du wagon-lit, appartenant à la société DB Autozug et intégré dans le train SNCF, assurant la liaison Paris-Munich. L’information avait permis d’établir que la cause directe du sinistre résultait de l’imprudence de l’agent d’accompagnement, qui avait laissé son sac sur la plaque-chauffante. Plusieurs manquements avaient été relevés à la charge de la société DB Autozug et celle-ci avait été condamnée pour homicides et contraventions de blessures involontaires, à 160 000 euros d’amende par la cour d’appel de Nancy, le 05 juin 2012.

Les moyens au pourvoi de la société DB Autozug sont uniquement consacrés à la démonstration de l’absence de fautes de négligence en lien de causalité avec l’incendie et les arguments développés sont tous rejetés par la chambre criminelle.

Mais alors que DB Autozug n’invoque à aucun moment son absorption, réalisée en septembre 2013 – soit entre l’arrêt d’appel la condamnant et celui de la chambre criminelle – par la société DB Fernverkehr,  intervenant volontaire, la Cour de cassation, se référant aux observations et pièces jointes déposées, soulève d’office ce moyen pour déclarer l’action publique éteinte.

Il importe ici de préciser que, saisie en 2013 par une question préjudicielle, émanant d’un tribunal portugais, la Cour de justice de l’Union européenne avait rendu le 5 mars 2015 un arrêt concernant les fusions des sociétés anonymes aux termes duquel l’article 19 §1 de la directive doit être interprété en ce sens qu’une fusion-absorption « entraîne la transmission, à la société absorbante, de l’obligation de payer une amende infligée par décision définitive après cette fusion pour des infractions au droit du travail commises par la société absorbée avant ladite fusion. » (CJUE, arrêt du 5 mars 2015, Modelo Continente Hipermercados SA c/ Autoridade para as Condições de Trabalho, C-343/13 : AJ pénal 2015, 493, obs. J. Lasserre Capdeville ; Dr. Pénal 2015, Comm. n° 74, obs. G. Notté ; H. Barbier, D’une personne morale à l’autre : transmission des dettes via l’entreprise sous-jacente, RTD civ. 2015, p. 388).

Cette décision n’a pas empêché la chambre criminelle de camper sur sa position dans un arrêt du 25 octobre 2016, qui sera, heureusement, le chant du cygne de cette jurisprudence (Crim.  25 oct. 2016, n°16-80.366 : D. actu, 18 nov. 2016, obs. D. Aubert ; D. 2016, 2606, obs. R. Dalmau ; RSC 2017, 297, obs. H. Matsopoulou ; JCP E 2017, 1373, note R. Salomon). En l’espèce, un médecin biologiste avait porté plainte et s’était constitué partie civile contre la société LBR laquelle avait absorbé la société LBA, en raison de commissionnements irréguliers versés par cette dernière à des auxiliaires médicaux. Mise en examen, la société LBR a déposé une requête tendant à ce que soit rendue une ordonnance de non-lieu en sa faveur, au motif que l’action publique serait éteinte en raison de la fusion-absorption de la société LBA, seule personne morale mise en cause, par la société LBR. La chambre de l’instruction de la cour d’appel de Rennes, ne fait pas droit à cette demande en se référant expressément à la décision du 5 mars 2015 de la Cour de Justice de l’Union européenne. Mais, une directive ne pouvant pas produire un effet direct à l’encontre d’un particulier, la chambre criminelle de la Cour de cassation française ne se laisse pas influencer par l’arrêt de la CJUE et se cramponne toujours à son interprétation ancienne de l’article 121-1 du code pénal (N. Catelan, Responsabilité pénale des personnes morales et fusion-absorption : le requiem de la chambre criminelle : A LIRE ICI . Alors que les juges du fond avaient accordé le droit français avec l’arrêt rendu précédemment par la CJUE, « la chambre criminelle n’a pas apprécié ce son discordant venu d’ailleurs et a utilisé les limites du droit de l’Union pour remettre les juges du fond à son diapason. » (R. Dalmau, D. 2016, 2606, préc.).

Au-delà, par sa position, la chambre criminelle adopte une position distincte de celle de la chambre commerciale en droit de la concurrence et de celle du Conseil d’État pour les sanctions pécuniaires prononcées par l’Autorité des marchés financiers  (V. not F. Stasiak, La responsabilité « pénale » des personnes morales en droit boursier : les leçons du droit européen du marché, in La responsabilité pénale des personnes morales : perspectives européennes et internationales, ss. la dir. de G. Giudicelli-Delage et S. Manacorda, Société de législation comparée, 2013, p. 215 et s. ;  H. Barbier, RTD civ. 2016, 628, préc. ; R. Salomon, JCP E 2017, 1373, préc. ; sur la différence, en droit de la concurrence, entre la notion d’entreprise et celle de personne morale V. M.-C. Sordino, obs. ss. Com. 21 janv. 2014, D. 2014, 531 ; RSC 2019, 830, préc.).

B- Une impunité pénale critiquable

La conséquence de cette jurisprudence est bien évidemment une double impunité, à la fois celle de la société absorbée et celle de la société absorbante. Sans entrer dans les subtilités de la date de la disparition de la personne morale (sur ce point voir not. D. Aubert, La date de la disparition de la personne morale fixée par la chambre criminelle, D. actu. 18 nov. 2016, obs. sous Crim. 25 oct. 2016, préc.), l’extinction de l’action publique à son encontre a pour conséquence que seule la personne morale absorbante, bénéficiaire de la transmission des biens et obligations de la première, est susceptible de voir sa responsabilité pénale engagée, à condition que l’action publique puisse être exercée.

Il est intéressant de se référer à la page 6 de l’exposé des motifs du projet de réforme du code pénal présenté par Robert Badinter, Garde des Sceaux (Sénat, annexe à la séance du 20 février 1986) : « L’immunité́ actuelle des personnes morales est d’autant plus cho­quante qu’elles sont souvent, par l’ampleur des moyens dont elles dis­posent, à l’origine d’atteintes graves à la santé publique, à l’environne­ment, à l’ordre public économique ou à la législation sociale. De surcroît, la décision qui est à̀ l’origine de l’infraction est prise par les orga­nes sociaux eux-mêmes, qui déterminent la politique industrielle, com­merciale ou sociale de l’entreprise. » Tout est dit !

Si le principe de l’immunité qui a choqué Robert Badinter a pris fin au 1er mars 1994, l’impunité permise par un mécanisme du droit des sociétés est tout aussi choquante au XXIème siècle. Elle l’est d’autant plus, à notre sens, lorsqu’elle couvre des atteintes à l’intégrité corporelle. Elle est plus que problématique en cas d’accidents collectifs, ou de catastrophes sanitaires – comme celles occasionnées par des médicaments – car non seulement, la société absorbante ne sera exposée qu’à la condamnation pécuniaire et à une éventuelle sanction médiatique, mais, de surcroît, la tenue d’un procès pénal peut se trouver compromise.

En cas de catastrophe, l’intervention pénale fait, en France, partie intégrante de la réponse sociale. Un simple regard rétrospectif permet de constater que les catastrophes sont happées par le champ pénal (C. Lacroix et M.-F. Steinlé Feuerbach, La judiciarisation des grandes catastrophes – Approche comparée du recours à la justice pour la gestion des grandes catastrophes (de types accidents aériens ou ferroviaires, Dalloz, collection Thèmes et commentaires, mai 2015). Ajoutons que « pour les victimes seul le recours au juge pénal permet de connaître la vérité et plus encore seul le juge pénal garde leur confiance » (ibid. S. Gicquel, « Regard des victimes sur la judiciarisation des catastrophes », p. 185 et s.). Pourtant, l’extinction de l’action publique à l’encontre des personnes morales impliquées peut faire échec à la tenue d’un procès. Certes, des personnes physiques peuvent toujours être poursuivies mais il convient de prendre en compte la spécificité des délits non-intentionnels, la loi du 10 juillet 2000 ayant réduit les possibilités de condamnation des personnes physiques auteurs indirects (art. 121-3 al. 4 C. pén.) sans alléger celle des personnes morales. De plus, la politique criminelle en la matière a été immédiatement de privilégier les poursuites à l’encontre de la personne morale (Circ. CRIM 2000-09 F1/11-10-2000, NOR : JUSD0030175C), et cette politique a été maintenue après la suppression du principe de spécialité (loi du 9 mars 2004), la circulaire du Garde des Sceaux, en date du 13 février 2006 (Circ. CRIM 2006 03 E8/13-02-2006, NOR : JUSDO630016C), précisant qu’en « en cas d’infraction non intentionnelle, (…) les poursuites contre la seule personne morale devront être privilégiées, et la mise en cause de la personne physique ne devra intervenir que si une faute personnelle est suffisamment établie à son encontre pour justifier une condamnation pénale ».

Pour le professeur Yves Mayaud « c’est dire le rôle juridiquement dévolu aux personnes morales, qui, non seulement, sont des acteurs à part entière dans le partage des responsabilités, mais encore servent de tremplin à des options favorables aux personnes physiques » (Y. Mayaud, Violences involontaires et responsabilité pénale, Dalloz Références 2003, n° 102.06).

Ce rôle ne peut être tenu lorsque la personne morale échappe aux poursuites en raison d’une fusion-absorption, et si l’instruction ne permet pas d’établir des fautes permettant la mise en cause de personnes physiques, la vérité judiciaire pourrait ne pas être établie, sauf à exposer davantage les dirigeants de la société.

L’impunité devient scandaleuse lorsqu’elle est organisée dans le but d’échapper à une condamnation pénale (V. not. D. Vich-Y-Llado, La responsabilité pénale des personnes morales en cas de fusion : JCP E 2001, p. 838), or le droit des sociétés permet la mise en place de différentes stratégies d’évitement frauduleuses, dont la fusion-absorption (M. Segonds, Frauder l’article 121-2 du Code pénal, Dr. pénal, 2009, Étude 18, p. 19). Que dire lorsque le droit des sociétés et la jurisprudence de la chambre criminelle offrent à une personne morale déjà condamnée par les juges du fond la possibilité d’interrompre l’action publique.

La position qu’avait adoptée la chambre criminelle était bel et bien une invitation à la fraude à la loi. La CJUE ne s’y est d’ailleurs pas trompée en observant dans son arrêt du 5 mars 2015 « que, si la transmission d’une telle responsabilité était exclue, une fusion constituerait un moyen pour une société d’échapper aux conséquences des infractions qu’elle aurait commises, au détriment de l’État membre concerné ou d’autres intéressés éventuels. »

II- Le revirement attendu : la reconnaissance d’un principe de réalité

Dans son arrêt, si attendu, du 25 novembre 2020, la chambre criminelle revient enfin sur sa position antérieure. Après avoir constaté que :

« 13. Les moyens posent la question de savoir dans quelles conditions, en cas de fusion-absorption, la société absorbante peut être condamnée pénalement pour des faits commis, avant la fusion, par la société absorbée »,

elle explique sa démarche en renvoyant à la numérotation de ses paragraphes :

« 14. Pour répondre à cette question, il importe de déterminer s’il existe un principe général de transfert de la responsabilité pénale en cas de fusion-absorption (paragraphes 15 à 37) et si, le cas échéant, ce principe s’applique immédiatement (paragraphes 38 et 39). Ce n’est qu’en cas de réponse négative à l’une ou l’autre de ces deux sous-questions qu’il sera nécessaire de déterminer si la solution doit être différente en cas de fraude

Que le lecteur me pardonne un petit exercice de logique :

  • Proposition A : « il existe un principe général de transfert de la responsabilité pénale en cas de fusion-absorption »
  • Proposition B : « ce principe s’applique immédiatement »

Le paragraphe 14 signifie que si Non A (maintien de l’ancienne jurisprudence) ou Non B (application de la nouvelle jurisprudence seulement aux fusions postérieures à cet arrêt), la fraude pourrait conduire à une solution différente.

Après avoir répondu positivement – et longuement – à la première question en rejetant « cette approche anthropomorphique de l’opération de fusion-absorption » pour les sociétés relevant de la directive (A) et décidé de l’application dans le temps de sa nouvelle jurisprudence (B), elle élargit le champ de son revirement en cas de la fraude (C).

A- Le rejet de l’«approche anthropomorphique de l’opération de fusion-absorption »

Le revirement de la chambre criminelle, quoique spectaculaire, ne constitue pas réellement une surprise mais il convient de souligner à la fois sa propre critique à l’égard des arrêts qu’elle a précédemment rendus et l’expression de sa volonté d’ancrer sa décision dans le sillage du droit européen et de celui de l’Union. Après avoir énoncé les termes de l’article 121-1 du code pénal, elle rappelle ses deux arrêts du 20 juin 2000 et du 14 octobre 2003 rendus dans le respect de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme avant de se pencher sur celui du 25 octobre 2016 par lequel, rappelons-le, elle avait fermement refusé de se conformer au droit de l’Union afin de maintenir son interprétation de l’article 121-1.

Cependant, il y a un peu plus d’un an, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu une décision fondée sur la continuité économique entre la société absorbée et la société absorbante pour juger que le prononcé d’une amende civile à l’encontre de la société absorbante, pour des actes restrictifs de concurrence commis avant la fusion, ne portait pas atteinte au principe de la personnalité des peines (CEDH, décision du 24 octobre 2019, Carrefour France c. France, n°37858/14 : RSC 2019, 836, obs. M.-C. Sordino ; D. 2020, 2367, obs. G. Roujou de Boubée ; Voir déjà : Com. 21 janv. 2014, n° 12-29.166 et C. constitutionnel, Décision n° 2016-542 QPC du 18 mai 2016).

Changeant alors radicalement son approche, la chambre criminelle, dans son communiqué joint à l’arrêt du 25 novembre, justifie son revirement de jurisprudence en prenant appui à la fois sur le droit européen et sur celui de l’Union : « cette interprétation renouvelée des textes internes, permise par le droit issu de la Convention européenne des droits de l’homme et induite par le droit de l’Union européenne, permet d’éviter que la fusion-absorption ne fasse obstacle à la responsabilité pénale des sociétés. »

La remise en cause de l’ancienne jurisprudence repose aussi sur des arguments juridiques solides en droit interne (§22 et 26) :

  • La fusion-absorption, si elle emporte la dissolution de la société absorbée, n’entraîne pas sa liquidation, le patrimoine de celle-ci est universellement transmis à la société absorbante (C. com., art. L. 236-3);
  • Tous les contrats de travail en cours au jour de l’opération se poursuivent (C. trav., art. L. 1224-1 C. trav.) ;
  • L’extinction de l’action publique lors de l’absorption d’une société n’est pas expressément prévue par le code de procédure pénale (art. 6 CPP).

Toutefois, le droit européen et celui de l’Union occupent une part privilégiée dans la rédaction de l’arrêt (§ 16, 17, 24, 28, 29, 30, 31, 33, 37, 38). Ainsi, la Cour se livre à une analyse rigoureuse de la décision du 5 mars 2015 de la CJUE (§29 à 33) et se réfère à la décision rendue le 24 octobre 2019 par la CEDH (§24) pour fonder sa nouvelle jurisprudence :

 « 34. En l’état actuel du droit interne, l’interprétation de l’article 121-1 du code pénal autorisant le transfert de responsabilité pénale entre la société absorbée et la société absorbante est la seule voie permettant de sanctionner pécuniairement la société absorbante pour des faits commis avant la fusion par la société absorbée.

35. Il se déduit de ce qui précède qu’en cas de fusion-absorption d’une société par une autre société entrant dans le champ de la directive précitée, la société absorbante peut être condamnée pénalement à une peine d’amende ou de confiscation pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la société absorbée avant l’opération. »

En conséquence, le juge peut « après avoir constaté que les faits objet des poursuites sont caractérisés, déclarer la société absorbante coupable de ces faits et la condamner à une peine d’amende ou de confiscation. » (§37).

L’arrêt abandonne pour les fusions des sociétés concernées par la directive, l’approche anthropomorphique, tant décriée par la doctrine. Il libère le droit de ces personnes morales de l’ancienne interprétation du principe de la responsabilité pénale personnelle.

Le principe de réalité l’a donc emporté, tout au moins pour certaines formes de sociétés.

Les sanctions sont cependant limitées à celles induites par l’arrêt rendu le 5 mars 2015 par la CJUE, à savoir des sanctions pécuniaires.

La proposition A de notre exercice de logique obtient donc une réponse positive, qu’en est-il de la proposition B ?

B- L’application de la nouvelle jurisprudence dans le temps

Dans le Livre 3 du Rapport 2014 la Cour de cassation figure un Chapitre 2 intitulé « La Cour de cassation, gardienne de l’application de la jurisprudence dans le temps : A LIRE ICI.

Dans une Section 2 consacrée à la portée des revirements de jurisprudence en matière pénale, elle relève que la chambre criminelle fait produire un effet « naturellement rétroactif » à un revirement jurisprudentiel même lorsque celui-ci conduit à aggraver, au plan répressif, le traitement du justiciable.

Elle précise que « pour la Cour européenne des droits de l’homme, au contraire, la jurisprudence étant l’une des sources de la légalité criminelle, un revirement in defavorem porte atteinte à l’article 7 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, siège du principe de ladite légalité » et cite plusieurs arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme dans ce sens, en particulier un arrêt du 10 octobre 2006 (Pessino c. France, no 40403/02) condamnant la France, « faute au minimum d’une interprétation jurisprudentielle accessible et raisonnablement prévisible ».

La Cour de cassation, dans ce Rapport, constate que malgré l’arrêt Pessiono, la chambre criminelle « semble poursuivre dans la voie de la rétroactivité des revirements défavorables, sauf à soutenir que, de tels revirements étant « raisonnablement prévisibles », ces arrêts ne heurtent pas l’article 7 de la Convention. »

De manière inhabituelle, la chambre criminelle décide, dans son arrêt du 25 novembre 2020, de l’application dans le temps de son revirement : sa nouvelle interprétation de l’article 121-1 du code pénal ne s’appliquera qu’aux opérations de fusion-absorption conclues postérieurement au prononcé de cet arrêt (§38 et 39).

En excluant les opérations de fusion-absorption conclues avant le 25 novembre 2020, la chambre criminelle prend le parti de la sécurité juridique, sa décision est en cela parfaitement conforme à l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme ainsi qu’à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en la matière.

Comme le principe général de transfert de la responsabilité pénale n’est pas d’application immédiate, la proposition B reçoit une réponse négative ce qui ouvre la voie à l’examen du cas particulier de la fraude.

C- Un revirement élargi en cas de fraude à la loi

C’est bien la fraude qui est centrale dans ce revirement et l’avis de l’Avocat général le confirme : « La question principale, posée par les deux premiers moyens de cassation et justifiant la réunion de la chambre criminelle en formation plénière, est de savoir si l’existence d’une fraude entachant une opération de fusion entre sociétés peut conduire à écarter la règle de la responsabilité́ pénale du fait personnel, posée par l’article 121-1 du code pénal ». Rappelant la formulation de l’adage “fraus omnia corrumpit” (“la fraude corrompt tout”), Monsieur Salomon, souligne que la fraude fait exception à toutes les règles.

Il a été entendu et suivi : la chambre criminelle, et c’est heureux, réserve effectivement un sort particulier aux cas de fraude :

« 41. A cet égard, il doit être considéré que l’existence d’une fraude à la loi permet au juge de prononcer une sanction pénale à l’encontre de la société absorbante lorsque l’opération de fusion-absorption a eu pour objectif de faire échapper la société absorbée à sa responsabilité pénale. Cette possibilité est indépendante de la mise en œuvre de la directive du 9 octobre 1978, précitée. »

La dernière phrase du §41 mérite d’être particulièrement soulignée car elle signifie, non seulement qu’en cas de fraude la nouvelle interprétation de l’article 121-1 du code pénal concerne toutes les fusions sans distinction de la forme sociale, tant entre des sociétés commerciales que civiles, mais encore que la société absorbante encourt toutes les sanctions prévues par le texte d’incrimination, y compris, le cas échéant, la dissolution.

Voilà la solution tant réclamée !!! Elle permet l’engagement de la responsabilité pénale de la société absorbante, quelle que soit sa forme sociale, et met un terme à l’impunité organisée. De plus, elle est applicable aux fusions-absorptions conclues avant le présent arrêt (§42), ce que la Cour justifie par la prévisibilité de sa doctrine sur point. Il est vrai que dans la Chronique de droit pénal de l’entreprise rédigée par la plume de l’Avocat général Renaud Salomon lui-même, le commentaire de l’arrêt du 25 octobre 2016 se concluait par un prémonitoire « À suivre (…) » (JCP E 2017, 1373, préc.).

En cas de fraude à la loi lors de fusions, même réalisées avant le 25 novembre 2020, toute société absorbante s’expose à des poursuites pouvant conduire à l’engagement de sa responsabilité pénale pleine et entière.

Hormis le cas de fraude, le principe de non-transmission de la responsabilité pénale à la société absorbante subsiste pour les fusions non soumises à la directive. Revenons à titre d’illustration sur les faits ayant donné lieu à l’arrêt du 18 février 2014 en imaginant que la fusion se produise après le 25 novembre 2020. En l’absence de fraude, la solution serait identique car la DB Autozug était une GmbH (Gesellschaft mit beschränkter Haftung), donc l’équivalent en droit français d’une SARL et par conséquent hors du champ de la directive. Seule l’hypothèse d’une fraude avérée permettrait les poursuites.

Les différentes possibilités de poursuites et de peines susceptibles d’être prononcées selon qu’il y a ou non fraude à la loi sont très clairement résumées dans un tableau synthétique figurant à la fin de la notice explicative et que nous reproduisons ci-dessous :

Source : Note explicative relative à l’arrêt n° 2333 du 25 novembre 2020 (chambre criminelle), p. 10

Finalement, après ce qui s’apparente à un cours mêlant droit pénal, droit des sociétés, droit européen et droit de l’Union, la Cour de cassation revient à l’affaire qui lui est soumise et approuve la cour d’appel d’avoir ordonné un supplément d’information dans le but, notamment, de déterminer si l’opération avait été entachée de fraude. Ce supplément d’information est nécessaire afin de déterminer si la fusion-absorption avait pour but d’empêcher la condamnation pour délit de destruction ou dégradation involontaire d’un bien par explosion ou incendie.

Car, bien évidemment, la fraude à la loi devra être prouvée. Il résulte de la volonté de la Cour de ne pas appliquer sa nouvelle conception de la responsabilité pénale personnelle aux fusions opérées avant son arrêt que la seule chronologie, si elle constitue bien un élément de preuve, ne saurait en elle-même être suffisante. Il conviendra d’établir que l’objectif de l’opération était d’échapper à une responsabilité pénale.

Revenons pour finir au petit exercice de logique du paragraphe 14. Pourquoi, alors qu’elle avait bien évidemment prévu une réponse négative à la proposition B, ce qui lui permettait de réserver un traitement particulier à la fraude à la loi, a-t-elle aussi envisagé une solution différente en cas de réponse négative à la proposition A, sachant que son revirement, précisément, est d’y apporter une réponse positive ? Ce paragraphe 14 en dit long sur l’opinion de la chambre criminelle, dans sa composition la plus solennelle, quant à sa jurisprudence antérieure : la fraude à la loi aurait depuis longtemps dû permettre de poursuivre et condamner la société absorbante.

Il est regrettable qu’il ait fallu attendre un arrêt de la CEDH (24 octobre 2019, préc.) pour que la chambre criminelle, par le biais d’une affaire relevant d’une directive européenne, en profite pour mettre fin définitivement pour toutes les sociétés à l’orchestration de leur impunité en cas de fraude à la loi française.