« L’EAU ET LE NUCLÉAIRE : UNE APPROCHE JURIDIQUE ET SOCIOPOLITIQUE » : COMPTE-RENDU DES 6 ème « ENTRETIENS DU GRILLENBREIT »

Blandine ROLLAND,

Professeur de Droit privé et de sciences criminelles à l’Université de Haute-Alsace

Directrice du CERDACC

Le programme

Dès 9 h du matin en ce 24 novembre 2023, Blandine ROLLAND (Professeur des Universités à l’UHA et Directrice du CERDACC) prononce quelques mots d’accueil et déclare ouverts ces 6ème « Entretiens du Grillenbreit ». Elle se réjouit de la présence d’une centaine d’inscrits à ce colloque. Une bonne partie est présente sur le Campus du Grillenbreit à Colmar et les autres y assistent en visioconférence.

Thomas SCHELLENBERGER (CERDACC (UR 3992) – MCF en droit public à l’UHA), organisateur du Colloque, présente les enjeux du sujet. L’eau symbolisée par Poséidon est source de vie alors que le feu symbolisé par Prométhée, est source de danger. Puis Teva MEYER (CRESAT (UR 3436) – MCF en géopolitique et géographie à l’UHA) indique que ce sujet intéresse aussi les chercheurs en sciences sociales justement en raison des différents enjeux de l’eau et du nucléaire et se réjouit de la collaboration entre le CRESAT et le CERDACC pour ce colloque.

Valentine ERNE-HEINTZ (CERDACC (UR 3992) – MCF-HDR en socioéconomie à l’UHA) prononce quelques mots introductifs. Les enjeux de la ressource en eau sont considérables et rencontrent des conflits d’usages. Une installation nucléaire de base fonctionne avec de l’eau en débit et qualité suffisants. Or l’évolution climatique va entrer en concurrence avec ces nécessités du fonctionnement des installations (réduction du débit des fleuves notamment). Il s’agira d’organiser un partage équitable de la ressource en eau entre ses différents utilisateurs.

1ère table ronde : Fleuve, frontière et pollution.

Une première table ronde est dirigée par Teva MEYER (CRESAT (UR 3436) – MCF en géopolitique et géographie à l’UHA).

Mickaël MANGEON (Docteur en sciences de gestion, chercheur associé EVS – UMR 5600 – RIVES ENTPE, Université de Lyon) évoque L’inondation de la centrale nucléaire du Blayais en 1999. Cette centrale a été construite en zone inondable. Une première digue a été construite pour la protéger des inondations externes. Ultérieurement, c’est le risque d’inondation interne qui a été redouté. Mais la tempête Martin de 1999 entraîne une inondation des installations par-dessus la digue et des conséquences importantes. Après une période de régulation souple, un véritable « travail de régulation » s’avère nécessaire.

Louis FAGON (Doctorant en histoire – ATER à l’Université Paris Nanterre) travaille dans sa thèse (qui sera soutenue dans 15 jours) sur les travaux d’aménagements du Rhône dans les années 1970 en vue du développement de l’industrie nucléaire dans cette région. Il traite donc ici du Zonage et de la définition des frontières dans la nucléarisation du Rhône. Il expose l’installation progressive des installations nucléaires au fil de ce fleuve qui forme successivement la limite de plusieurs départements français, outre le fait qu’il arrive de Suisse. Il évoque les contestations contre la centrale de Malville dans les années 1970, contre la centrale de Saint Alban dans les années 1980, contre la multiplication des projets d’EDF qui élèvent la température de l’eau du fleuve dans son ensemble et il termine par le combat d’une commune pour toucher un peu de taxe professionnelle découlant de la présence d’une centrale sur l’autre rive du fleuve …

Claire PORTIER (Chercheur associé CERDACC (UR 3992) – MCF en droit public à l’Université Savoie – Mont Blanc) présente L’appréhension de la pollution des fleuves transfrontaliers par le droit international : quels enseignements pour le nucléaire ? Elle considère les cours d’eau internationaux qui délimitent des frontières entre Etats ou traversent plusieurs Etats. En matière de responsabilité encourue du fait d’une pollution de fleuves dans l’ordre international, s’applique le principe de due diligence. Ce principe est mis en œuvre dans la jurisprudence internationale, notamment celle de la Cour Internationale de Justice et dans de multiples conventions internationales. C’est bien une obligation de s’efforcer de prévenir un dommage. Mais l’Etat ne sera pas responsable, même en cas d’accident, s’il a bien pris toutes dispositions. L’Etat a également des obligations procédurales en droit fluvial (surveillance, notifications, études d’impact …) gouvernées aussi par la due diligence. Comment ces règles sont-elles articulées avec l’activité nucléaire ? Le droit nucléaire est soumis au droit de l’environnement. Mais le régime de responsabilité nucléaire est canalisé sur l’exploitant ce qui n’empêche pas la responsabilité corrélative de l’Etat en raison de ses obligations générales en matière environnementale.

Véronique JAWORSKI (UMR SAGE – MCF-HDR en droit privé à l’Université de Strasbourg) traite des infractions pénales en matière de pollution de l’eau par les activités nucléaires. Elle présente d’abord les enjeux du droit pénal : il vise à sanctionner mais aussi à prévenir. Le droit pénal suppose un texte en raison du principe de légalité des délits et des peines. Puis elle dresse la liste des textes répressifs en matière d’industrie nucléaire qui établissent simplement des sanctions administratives sans prendre en compte la spécificité de la protection des milieux aquatiques. En revanche, le délit de pollution des eaux douces de surface est « l’arme fatale » pour la protection de ces milieux, sachant que les juges n’exigent pas toujours l’atteinte aux seuls poissons. Il est complété par l’article L. 216-6 du code de l’environnement, avec un délit général de pollution des eaux qui est beaucoup plus large dans ses éléments constitutifs. Il existe aussi un délit d’abandon des déchets qui peut être utilisé.

Un débat animé s’ensuit. Marie-France STEINLE-FEUERBACH (Membre fondateur du CERDACC – Professeur émérite de l’UHA) s’interroge sur les possibilités de poursuites pour délit de mise en danger d’autrui. En réponse, Véronique JAWORSKI souligne les difficultés à réunir les éléments constitutifs de cette infraction. Patrick REYNERS (Association internationale du Droit nucléaire) évoque la Convention de Paris et Claire PORTIER répond que le principe de canalisation de responsabilité sur l’exploitant d’une INB le « responsabilise » vis-à-vis des populations et devient ainsi un outil de prévention très efficace, sans être exclusif d’une responsabilité de l’Etat vis-à-vis de l’environnement plus largement entendu. Une question porte ensuite sur la responsabilité pénale de la personne morale qui peut être cumulée avec celle des personnes physiques. Véronique JAWORSKI indique que le cumul est possible mais la loi Fauchon du 10 juillet 2000 réduit les cas de responsabilité des personnes physiques « auteurs indirects » car, à leur égard, il faut une faute « qualifiée » difficile à démontrer en pratique. Un représentant de « Stop Fessenheim » s’interroge sur la place des générations futures dans les mécanismes de responsabilité. Claire PORTIER répond que les mesures de lutte contre les pollutions rentrent dans un mécanisme global de prévention qui ne peut que profiter aux générations futures.

2ème table ronde : Mer, océan et pollution

Catherine ROCHE (TVES ULR 4477 – Professeur à l’Université du Littoral – Côte d’Opale) introduit et anime cette seconde table-ronde.

Elle passe la parole à Pascale RICARD (Chargée de recherche au CNRS – CERIC Aix-Marseille) pour parler du nucléaire et de la mer. Il s’agit de voir comment le droit international aborde les questions nucléaires en lien avec le milieu marin. Il s’avère que c’est un droit fragmenté à géométrie variable et toujours en construction. La gestion de l’héritage nucléaire en mer renvoie d’abord à la pratique passée des essais nucléaires en mer et à leur interdiction progressive par des conventions internationales, sans intervention d’une règle coutumière globale. Elle renvoie ensuite à la gestion des enfouissements en mer des déchets nucléaires et des restes de conflits militaires, avec un encadrement très fragmenté. Mais il faut appréhender par ailleurs les activités nucléaires persistantes et nouvelles, notamment à travers les activités de navigation et de transport de substances radioactives en mer. Ces activités de transport sont libres et protégées par un « droit de passage inoffensif » dans les eaux territoriales. Enfin, une pollution du milieu marin peut découler de l’exploitation de l’énergie nucléaire sur terre. Toutes ces situations entraînent des responsabilités.

Nicolas PAUTHE (Post doctorant en droit public, CDRE de Bayonne) présente La pollution radioactive et l’eau des océans qui découle de l’immersion des déchets radioactifs en mer. Il raconte certaines opérations d’immersion de ces déchets qui ont eu lieu, sachant qu’il y a 14 sites recensés par l’AIEA dans toutes les mers du monde, représentant 200.000 fûts de 200 litres. Un encadrement de ces opérations a été élaboré par un Protocole. Mais des perspectives d’évolution se dessinent après leur interdiction en ayant recours à des principes comme celui des « communs », des « communs négatifs » ou des « externalités négatives » …

Benjamin FURST (Ingénieur de recherche au CRESAT (UR 3436) – UHA) évoque un projet de recherche interdisciplinaire CHLORE qui a été très récemment accepté et financé par le réseau des Maisons des Sciences de l’Homme et de la Société. Il porte sur les milieux aquatiques autour des sites nucléaires d’un point de vue historique, géographique et juridique … Il s’agit en particulier de comprendre comment Construire les laboratoires de suivi de la radioactivité dans l’océan : le cas polynésien. Ce projet de recherche découle de précédents travaux du CRESAT sur les essais nucléaires en Polynésie française réalisés au sein du Centre d’expérimentation du Pacifique. Dans cet immense territoire, ont eu lieu des essais nucléaires, sous l’égide de plusieurs organismes de surveillance, en particulier, des laboratoires de suivi de la radioactivité dans l’océan dont cette recherche s’attache à décrypter le fonctionnement. Or une volonté de dissimulation des effets nocifs des tirs afin de ne pas affoler la population a déjà été démontrée (voir les travaux de R. MELTZ) …

Laura MONNIER (Responsable juridique – Greenpeace France) commence à relever la difficulté d’avoir accès aux données environnementales au nom du secret qui est opposé aux ONG, mais aussi aux universitaires comme B. FURST vient de l’indiquer. Son intervention porte sur La protection en eaux troubles de la biodiversité face aux activités nucléaires. Avant d’agir, Greenpeace devrait disposer d’études sur les choix opérés pour installer telle ou telle installation, or elles n’existent pas. Son organisation est confrontée à des difficultés découlant du contexte normatif et institutionnel. Evidemment, le droit a une prétention de prévention en imposant des obligations renforcées à l’exploitant. Mais ce n’est pas suffisant. En outre, les ONG ont une difficulté à « documenter leurs actions » (à accéder aux preuves). On leur oppose souvent le secret des affaires et elles doivent alors saisir la justice avec les délais inhérents qui en découlent.

Après la pause déjeuner, se tient la

3ème table ronde : Exploitation des centrales, eau et climat

La modératrice est Pauline ABADIE (IDEP – MCF en droit privé à l’Université de Paris Saclay – membre du comité d’éthique de l’ANDRA). Elle commence par présenter quelques jalons sur la thématique de la table ronde. Elle a coutume de dire à ses étudiants que le droit est un artisan tailleur qui habille le monde. Le changement climatique bouleverse le droit des installations nucléaires de base, oblige l’exploitant à revoir son activité, ses conditions d’exercice, ses seuils, … Mais cela se fera sous le contrôle du juge. Or le juge utilise déjà en droit des installations classées l’étude d’impact et attend qu’elle soit complète (en dernier lieu : TA de Strasbourg, 7 nov. 2023, Stocamine) y compris concernant la chaîne d’approvisionnement !

Camille PERIER (Autorité de Sûreté Nucléaire, Chef de la division de Strasbourg) expose les Prélèvements et rejets aqueux des centrales nucléaires : retour d’expérience de l’été 2022 et perspectives pour l’avenir. Son exposé est complété par Ilyas HANINE (Société française pour l’Energie nucléaire) qui présente La consommation d’eau par les centrales nucléaires. Il souligne au passage que la SFEN a eu des difficultés à accéder à certaines données concernant les rejets d’eau. Il explique également la méthodologie suivie pour parvenir à ses résultats.

Sandra RUSSO (Docteur en droit, GREDEG – ATER à l’Université Côte d’Azur) indique que dans sa thèse récente, elle a traité de l’incertitude et du risque en droit de l’environnement. Elle va prolonger ici son étude sur le risque nucléaire à travers l’utilisation de l’eau. Le droit de l’eau et les centrales nucléaires françaises : quelle règlementation pour quelle protection ? En raison de la situation actuelle de la ressource en eau pour alimenter les installations nucléaires de base, il convient d’anticiper pour s’adapter. Elle propose une instance de dialogue pour définir les usages de la ressource en eau.

Un dernier débat s’engage avec le public en commençant par des questions relatives à l’arrêt du nucléaire civil de la part de représentants de l’association « Stop Fessenheim ». Sandra RUSSO répond que c’est un choix de société, un choix politique. Pauline ABADIE interroge Ilyas HANINE sur le rôle de la SFEN. Il répond que c’est une société savante dont la mission est de rédiger des rapports.

A la fin du débat, il revient à Marie-Béatrice LAHORGUE (CERDACC (UR 3992) MCF – HDR en droit privé) de conclure la journée. Pour pouvoir répondre à la question du maintien de l’industrie nucléaire, elle souligne la difficulté d’avoir une discussion publique avec les politiques, notamment les parlementaires. Même conviés, ils ne viennent pas ! Enfin, elle annonce le thème des 7ème Entretiens du Grillenbreit à venir en novembre 2024 : ce sera celui des déchets radioactifs qui s’apparente au « monstre des abysses ».

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