Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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L’APPLICATION DE LA THÉORIE DE LA GARDE DE LA STRUCTURE AU PROPRIÉTAIRE D’UN VÉHICULE IMPLIQUÉ, A. Tardif

Anthony TARDIF

Maître de conférences à l’Université de Haute-Alsace

Membre du CERDACC (UR 3992)

Mots clés : Garde de la structure – Véhicule terrestre à moteur –  Accidents de la circulation

Résumé de la décision

Même si un véhicule impliqué dans un accident de la circulation a été remis à un tiers garagiste au moment du dommage, la qualité de gardien de ce véhicule revient néanmoins au propriétaire  ayant conservé la garde de la structure, ceci dès lors que le garagiste n’a pas été averti de la défaillance du système de sécurité. Telle est la substance d’un arrêt du 31 mars 2022 de la première chambre civile de la cour de cassation appliquant de manière inédite la théorie de la division des gardes à la situation des accidents de la circulation.

Contenu de la décision

En l’espèce, le propriétaire d’un tracteur en panne confia son véhicule à un garagiste sans informer ce dernier de l’existence de défaillances au sein du système de sécurité. Lors de la réparation du véhicule, le garagiste demanda au propriétaire d’actionner le démarreur du véhicule. Le tracteur s’actionna alors et blessa gravement un salarié du garagiste qui s’était glissé en dessous du véhicule.

Afin de percevoir la réparation des préjudices non couverts par la législation professionnelle, le salarié victime assigna le propriétaire, l’employeur, la caisse primaire d’assurance maladie ainsi que leurs assureurs respectifs.

L’arrêt attaqué de la cour d’appel de Nancy déclara alors le propriétaire du véhicule seul responsable du dommage subi par le salarié victime.

Sur les fondements de l’article 1242 du Code civil et des articles 1 et 6 de la loi du 5 juillet 1985, le pourvoi du propriétaire insista alors sur le fait que le garagiste s’est vu transférer la garde du véhicule au moment de la remise pour réparation. Dès lors, l’ordre intimé au propriétaire de mettre en marche le véhicule n’a pas permis d’opérer un nouveau transfert de garde dans la mesure où le garagiste avait conservé les pouvoirs de direction.

Le débat devait alors se concentrer sur la titularité de la garde du véhicule dans la mesure où l’article 2 de la loi n° n° 85-677 du 5 juillet 1985 sur les accidents de la circulation désigne comme débiteur de l’indemnisation le « conducteur ou gardien« .

La première chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt  du 31 mars 2022, trancha par l’affirmative:  la cour d’appel a pu régulièrement caractériser que le propriétaire « avait conservé la garde de son véhicule, de sorte qu’il était tenu, en cette qualité, d’indemniser la victime en application de la loi du 5 juillet 1985 » (Cass., 2e civ.,  31 mars 2022, n°20-22.594; RLDC 2022, n°204, p. 17, obs. C. Latil; actu-juridique, 13 juin 2022, obs. E. Petitprez https://www.courdecassation.fr/decision/62454412abb61f40046a2681).

L’arrêt reprend, pour ce faire, l’ensemble des constatations et considérations de droit qui ont conduit la cour d’appel à retenir une telle solution. Il est notamment rappelé que le propriétaire est présumé resté gardien du véhicule impliqué dans l’accident. Selon l’arrêt, si l’accident trouve sa cause dans un défaut du véhicule, remis à un tiers lors de l’accident, le propriétaire reste toujours gardien sauf s’il prouve avoir averti ce tiers du vice à l’origine du dommage: le propriétaire est réputé, dans de telles circonstances,  avoir conservé la garde de la structure du véhicule. En l’espèce, il est relevé que le tracteur était un véhicule dangereux en ce que la sécurité de démarrage n’était plus fonctionnelle. Dans la mesure où aucune preuve n’est rapportée sur une éventuelle information sur cette défectuosité dommageable, le propriétaire du tracteur est donc resté « le gardien de la structure de son véhicule« .

Commentaire de la décision

I- La division des gardes au passé : une distinction d’origine doctrinale

La systématisation de la distinction entre garde de la structure et garde du comportement provient de la thèse de Berthold Goldman paru en 1947 et intitulé « La détermination du gardien responsable du fait des choses inanimées » (B. Goldman, « La détermination du gardien responsable du fait des choses inanimées« , thèse Paris, Sirey, 1947). La thèse part du constat général que la garde se réduit à un pouvoir d’empêcher la chose de nuire à autrui. Dans ces conditions, la qualité de gardien ne doit pas être déterminée à partir du comportement du défendeur mais bien à partir de la cause du dommage. Si cette cause du dommage provient d’une mauvaise manipulation de la chose, le responsable est celui qui détient la garde du comportement. Si cette cause repose à l’inverse sur un élément interne de la chose, la responsabilité incombera à celui qui détient la garde de la structure. Le premier problème arrive immédiatement. Entre le propriétaire et le fabricant de la chose, qui détient la garde de la structure de la chose ? Bien que clairement inspiré par cette construction doctrinale de 1947, la jurisprudence  n’a pas permis de résoudre franchement cette question délicate.

II- La division des gardes au présent : les hésitations d’origine jurisprudentielle

Les incertitudes jurisprudentielles ont porté sur deux points distincts: la qualité des personnes susceptibles d’être désignées comme gardien de la structure et la nature des choses concernées par la division des gardes.

S’agissant des choses concernées par la garde de la structure,  la jurisprudence s’est bâti initialement autour des bouteilles d’oxygène remis à un transporteur(Cass. 2e civ., 5 janv. 1956, JCP 1956, II, 9095, note R. Savatier) puis s’est finalement étendue à des choses présentant un certain degré de dangerosités (  Certains arrêts ont ainsi voulu cantonner la théorie aux choses présentant un degré de dangerosité important et un dynamisme propre: v. Cass. 2e civ., 14 janv. 1999, Bull. civ. II, n°13).

S’agissant des personnes concernées par la garde de la structure, la jurisprudence a tout d’abord réservé l’application de la division des gardes au propriétaire. Suivant une formule régulièrement reprise, il était établi que: « sauf l’effet de stipulations contraires valables entre les parties, le propriétaire de la chose, bien que la confiant à un tiers, ne cesse d’en être responsable que s’il est établi que ce tiers a reçu corrélativement toute possibilité de prévenir le préjudice qu’elle peut causer » (Cass. 2e civ., 5 janv. 1956; D. 1957, p. 267, note R. Rodière). L’arrêt ici commenté du 31 mars 2022 reprend cette formule en la précisant par une illustration : le tiers auquel est confié la chose a pu prévenir le préjudice « si ce dernier avait été averti de ce vice« . En pratique, on ne manquera pas de relever les difficultés probatoires que peut soulever cet avertissement préalable du tiers. L’avertissement se fera bien souvent à l’oral. De plus, le propriétaire peut ignorer l’existence d’un tel vice, ce qui imposera au juge de distinguer suivant sa qualité de professionnelle ou de profane en mécanique.

En parallèle de cette reconnaissance de la qualité de gardien de la structure au propriétaire, certains arrêts l’ont accordé au producteur (Cass. 2e civ., 12 nov. 1975, JCP  1976, II, 18479, note G. Viney), et au vendeur. Le problème de cette extension jurisprudentielle réside dans le fait qu’un régime législatif a été créée par la suite au profit de ces producteurs et vendeurs professionnels.

III-La division des gardes au futur: les perturbations d’origine législative

Le maintien du régime de la dissociation des gardes a été principalement justifié par l’absence de transposition par la France de la directive 85/374/CEE du Conseil européen, du 25 juillet 1985, relative au rapprochement des dispositions des Etats membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux. Or, la loi de transposition française n° 98-389, du 19 mai 1998, relative à la responsabilité du fait des produits défectueux a suscité de nombreuses interrogations sur la coexistence d’un régime de garde de la structure visant principalement le producteur avec un régime de responsabilité du fait des produits défectueux. De manière assez prévisible, la Cour de justice de l’Union européenne fût saisie d’une question préjudicielle sur l’application de cette directive. Les paragraphes 22 et 23 de la décision de la Cour de justice   du 25 avril 2002 reviennent notamment sur la compatibilité d’un régime national de responsabilité du producteur avec la directive du 25 juillet 1985: « La référence, à l’article 13 de la directive, aux droits dont la victime d’un dommage peut se prévaloir au titre de la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle doit être interprétée en ce sens que le régime mis en place par ladite directive, lequel, aux termes de son article 4, permet à la victime de demander réparation dès lors qu’elle rapporte la preuve du dommage, du défaut du produit et du lien de causalité entre ce défaut et le dommage, n’exclut pas l’application d’autres régimes de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle reposant sur des fondements différents, tels que la garantie des vices cachés ou la faute (point 22). De même, la référence, audit article 13, aux droits dont la victime d’un dommage peut se prévaloir au titre d’un régime spécial de responsabilité existant au moment de la notification de la directive doit être entendue, ainsi qu’il ressort du treizième considérant, troisième membre de phrase, de celle-ci, comme visant un régime propre, limité à un secteur déterminé de production (point 23) » (CJCE, 25 avr. 2002, n°C-183/00 et  n°C-52/00; D. 2002, p. 2462, note C. Larroumet).

Le paragraphe 22 condamne tout espoir en ce qui concerne une éventuelle compatibilité d’un régime de responsabilité du producteur différent du régime institué par la loi de transposition sur la responsabilité du fait des produits défectueux. Pour qu’il en aille autrement, il faudrait que la garde de la structure d’une chose inanimée et dangereuse par le producteur puisse se reposer sur le fondement de la faute. Comme l’observe pertinemment Monsieur le Professeur Borghetti (J.-S. Borghetti, note ss. Cass. 1re civ., 11 juil. 2018, D. 2018, p. 1840), on peut aussi bien entendre, à travers le terme « fondement », le fondement juridique et le fondement matériel. Dans ce dernier cas, cela signifierait que le défaut d’un produit entraînerait l’application exclusive de la responsabilité du fait des produits défectueux.

Le paragraphe 23 est, quant à lui, plus optimiste quant au maintien de la dissociation des gardes. Au moment où la directive est transposée en droit interne, il est possible de considérer le régime de la garde de la structure comme un régime spécial « limité à un secteur déterminé de production« . Le problème (qui n’est cependant pas irrémédiable) est que la jurisprudence a appliqué la théorie de la garde de la structure à une variété de produits. Le présent arrêt du 31 mars 2022 pourrait alors avoir un intérêt en limitant la garde de la structure au seul cas du véhicule terrestre à moteur.