Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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LE NÉCESSAIRE ÉQUILIBRE ENTRE PROTECTION DE LA SANTÉ ET BIEN ETRE ECONOMIQUE, C. Karm

Citjie Karm

Doctorante à l’Université de Haute-Alsace
Membre du CERDACC

 

Dans une société idéale, la protection de la santé, qu’elle soit publique ou qu’elle concerne plus particulièrement les travailleurs et la protection de l’économie, qu’il s’agisse du bien-être économique des sociétés ou de l’État dans son ensemble, ne seraient pas des notions opposées, ou en tout cas, n’auraient pas, dans certaines situations, tendance à prendre des directions antagonistes. Chaque innovation serait sans danger, apporterait à la fois des avantages économiques, mais également des avantages sur le plan social, les éventuelles épidémies qui verraient le jour seraient rapidement maîtrisées, donneraient rapidement naissance à des vaccins, à des traitements médicamenteux peu coûteux et sans effets secondaires, etc.

Malheureusement, il est indéniable que cette société, cette utopie, n’existe pas, n’a jamais existé, et, fort probablement, ne verra jamais le jour. De tout temps, et des exemples récents permettent également d’illustrer ce propos, ces deux notions ont eu tendance à s’affronter, à se déséquilibrer mutuellement, et à poser une question essentielle : jusqu’où peut-on, ou doit-on aller, pour assurer la protection de la santé publique, ou la santé des travailleurs, sans compromettre le bien-être économique des entreprises, et des organismes étatiques ?

Si de nombreux exemples historiques tendent à démontrer que ces deux idéaux (protection totale de la santé, et économie saine) n’ont jamais pu vraiment s’équilibrer l’un et l’autre (I), ce qui est d’ailleurs encore le cas aujourd’hui si on prend l’exemple de la crise sanitaire provoquée par la Covid-19 (II), il n’en demeure pas moins qu’aucune société ne peut assurer sa « santé » économique sans s’assurer de la protection de la sécurité et de la santé de sa population, et a fortiori¸ de ses travailleurs (III).

I- Une opposition parfois marquée entre deux idéaux

L’industrie du nucléaire constitue une avancée majeure dans la production d’énergie, et constitue également un outil essentiel dans la gestion géopolitique[1]. Pourtant, l’industrie du nucléaire est le centre d’un débat important aujourd’hui, entre ceux qui souhaiteraient conserver cette activité et ceux qui souhaiteraient y mettre un terme, au nom de la protection de l’environnement, mais également en raison de ses dangers importants pour les populations dans leur ensemble. En effet, l’histoire de l’industrie du nucléaire demeure émaillée d’accidents plus ou moins importants, et dont les conséquences ont été plus ou moins dramatiques. Ainsi, on dénombre la catastrophe nucléaire de Kychtym[2], en 1957, l’accident nucléaire de Three Mile Island[3], en 1979, la tristement célèbre catastrophe nucléaire de Tchernobyl[4], qui fascine encore aujourd’hui, ou plus récemment, la catastrophe nucléaire de Fukushima[5], en 2011.

Dans le domaine du travail, un exemple flagrant d’innovation ayant eu un impact sur la protection de la santé des travailleurs, est bien évidemment le drame de l’amiante. L’amiante est une roche que l’on peut extraire de mines dont les propriétés sont intéressantes dans plusieurs domaines, notamment en raison de sa capacité de résistance au feu. Utilisée massivement de nombreuses années dans plusieurs secteurs industriels, l’exposition des travailleurs à ses fibres, mais également des populations (notamment en raison de sa présence dans de nombreux bâtiments) a eu des conséquences négatives importantes sur la santé publique dans son ensemble. Ses dangers sont décrits dès 1899 par le docteur Henri Montagne Murray[6], mais demeurent globalement ignorés par les industriels et les personnalités politiques, puisqu’en 1971 encore, ces mêmes industriels « se réunissent à Londres pour bâtir une stratégie qui leur permettra de continuer à utiliser le minerai »[7]. Ce n’est qu’à la fin des années 1970 que son utilisation sera finalement interdite, non sans que les problématiques issues de son utilisation n’aient vu le jour, à tel point qu’on estime que « non seulement 35.000 personnes sont mortes, en France, d’une maladie de l’amiante, entre 1965 et 1995, mais entre 50.000 et 100.000 décès sont encore attendus d’ici 2025 »[8] et « selon l’Organisation internationale du travail, 100.00 personnes meurent chaque année, dans le monde, du fait de l’amiante »[9].  Mais si ces évènements peuvent, selon certains, relever du passé, et ne plus refléter la société actuelle, d’autres exemples plus récents viennent conforter ce propos.

II- La crise du Covid-19, un exemple récent de déséquilibre

À la fin de l’année 2019, et au tout début de l’année 2020, un virus jusque-là inconnu commence à se propager dans la province de Wuhan, en Chine. Ressemblant étrangement à une grippe, il est en réalité plus dangereux, plus mortel, et semble se propager beaucoup plus vite, à tel point que vers le début du printemps, il s’agira de faire face, désormais, à une pandémie d’ordre mondial[10]. Paniqués, en manque d’informations scientifiques solides, et de stratégies à adopter, différents États viennent à prendre la décision d’instaurer un confinement drastique de leurs populations, rappelant les couvre-feux et les limitations de déplacement de la Seconde Guerre mondiale, à tel point que l’économie entière vient à être mise sous cloche. De nombreuses industries, sauf celles considérées comme essentielles à la survie du pays (telles que l’industrie agroalimentaire, ou les différents secteurs de la santé), ont désormais porte close. En France, le confinement débute en date du 17 mars 2020 à midi, et prendra fin plusieurs mois plus tard, le 10 mai 2020 à minuit, à la suite la propagation du virus, due, certainement, à un rassemblement évangélique à Mulhouse en février 2020[11].

Malgré une amélioration de la situation à l’été, les différents pays dans le monde entier doivent faire ensuite face, au retour de l’automne, à une résurgence de l’épidémie, contraignant à nouveau les États à prendre des décisions restrictives de libertés, notamment par le biais d’un second confinement, comme c’est le cas en France. Néanmoins,  les restrictions sont moins fortes qu’au printemps, notamment en raison des conséquences économiques désastreuses du premier confinement[12]. Pour autant, plusieurs pans de l’économie française demeurent à l’arrêt, encore aujourd’hui[13]. Il ne fait donc aucun doute que la gestion de l’épidémie doit faire face à deux impératifs : protéger la santé des Français afin de contenir le nombre de morts, mais aussi de soutenir le système de santé déjà fragile, tout en protégeant l’économie, les entreprises et l’emploi, afin de limiter l’effondrement économique.

 III- Un équilibre nécessaire pour assurer la protection de chaque principe

L’exemple de la crise sanitaire du Covid-19 est flagrant : chaque décision prise par les gouvernements doit être prise en prenant en compte les deux intérêts précités, sans privilégier l’un par rapport à l’autre, puisque dans les deux cas, cela entraînerait de nombreuses conséquences désastreuses pour l’autre. Par exemple, la décision de mettre en place un confinement strict en mars n’a pas été renouvelée à l’automne, non pas nécessairement parce que la seconde vague de l’épidémie serait moins importante, mais parce que l’économie ne pouvait supporter un autre shut-down une seconde fois. Inversement, ne pas prendre de mesures restrictives envers les populations aurait permis à l’épidémie de continuer à évoluer, avec les conséquences inévitables que cela entraîne.

De ce fait, et au vu de ces divers exemples, peut-on estimer que la santé et l’économie sont nécessairement diamétralement opposées ? Que protéger l’un revient à ne pas protéger l’autre, à le sacrifier ? Ou, au contraire, doit-on estimer qu’un équilibre doit impérativement être trouvé, puisque l’un ne peut pas être privilégié par rapport à l’autre ?

Bien évidemment, il y a une part de question morale : affirmer que l’économie doit prendre le pas sur la santé n’est pas moralement viable. Inversement, affirmer que la santé doit prendre le pas sur l’économie n’est pas économiquement viable. Mais plus encore, un équilibre doit être trouvé puisque négliger la protection de la santé ne revient pas nécessairement à protéger l’intérêt économique. En effet, ce dernier est également attaqué lorsque la santé des populations et des travailleurs est touchée. Ainsi, si l’on reprend l’exemple de l’amiante, on estime que « les dépenses au titre de la prise en charge des victimes de l’amiante risquent de représenter entre 27 à 37 milliards d’euros dans les vingt années à venir »[14]. Le coût de la prise en charge des accidents ou des maladies professionnelles est d’ailleurs très lourd pour l’État français. On estime à environ 10 milliards d’euros les dépenses de la sécurité sociale[15] dans ce domaine, mais « les 10 milliards d’euros de dépenses de la branche travail de la Sécurité sociale en France ne représentent potentiellement qu’un tiers de la facture totale et que cette facture est significativement supérieure à celle observée dans les pays scandinaves »[16]. L’exemple, encore une fois, du coronavirus est également flagrant : ne pas agir face à la montée de l’épidémie aurait pu entraîner un effondrement du système hospitalier, submergé par l’affluence de patients, mais également représenter un coût économique, en termes de soins hospitaliers, de soins de réanimation, d’absences en journées de travail, important et indéniable. Ainsi, il est impératif qu’un équilibre soit trouvé entre la protection de la santé, qu’il s’agisse de celle des travailleurs ou celle des populations dans leur ensemble, et protection de l’économie, puisque l’un et l’autre sont étroitement liés, et que, finalement, privilégier l’un reviendrait non seulement à enterrer l’autre, mais également, à force de mois ou d’années, à ne pas préserver le premier.

[1] Ainsi, la bombe nucléaire constitue un moyen de dissuasion important à la portée de certains États face à d’autres États, en cas de conflit armé majeur.

[2] Accident nucléaire intervenu en Union soviétique, et ayant provoqué la mort de centaines de personnes, ainsi que la contamination des terres alentours.

[3] Accident survenu dans une centrale nucléaire aux États-Unis, et ayant été classé au niveau 5 sur l’échelle internationale des évènements nucléaires, une échelle qui comporte en tout 7 niveaux.

[4] Accident nucléaire intervenu en avril 1986, considéré comme une catastrophe majeure dans ce secteur industriel, avec des conséquences sur le plan international (contamination, nuages radioactifs).

[5] Accident nucléaire intervenu en mars 2011, au Japon, à la suite d’un tsunami important ayant touché les côtes du pays.

[6] « Le drame de l’amiante en France : comprendre, mieux réparer, en tirer des leçons pour l’avenir », Rapport d’information du Sénat, G. DERIOT, J-P. GODEFROY, n°37, 2005-2006, p. 25.

[7] Ibid.

[8] « Le drame de l’amiante en France : comprendre, mieux réparer, en tirer des leçons pour l’avenir », préc.

[9] Ibid.

[10] « Coronavirus : l’épidémie de Covid-19 considérée comme une pandémie par l’OMS », Journal Le Monde, 11 mars 2020 : https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/03/11/le-point-sur-l-epidemie-due-au-coronavirus-dans-le-monde-l-iran-annonce-63-nouveaux-deces_6032633_3244.html.

[11] « Coronavirus : la « bombe atomique » du rassemblement évangélique de Mulhouse », Journal Le Point, 28 mars 2020 : https://www.lepoint.fr/sante/coronavirus-la-bombe-atomique-du-rassemblement-evangelique-de-mulhouse-28-03-2020-2369173_40.php.

[12] « Confinement et économie : huit graphiques qui montrent l’onde de choc depuis mars », Journal Le Monde, 30 octobre 2020 : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/10/30/confinement-et-economie-huit-graphiques-qui-montrent-l-onde-de-choc-depuis-mars_6057938_4355770.html

[13] Secteurs du spectacle, du cinéma, de la restauration, du sport, notamment.

[14] « Le drame de l’amiante en France : comprendre, mieux réparer, en tirer des leçons pour l’avenir », préc.

[15] « Aspects économiques de la prévention et de la réparation des risques professionnels », P. ASKENAZY, ADSP, 2006, n°57, p. 40.

[16]  Ibid.