Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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PRIVATION DE L’INDEMNITÉ DE FIN DE MANDAT ET ALLOCATION D’UNE INDEMNISATION AU MANDANT, A. Tardif

Anthony Tardif,

Maître de conférences à l’Université de Haute-Alsace,

Membre du CERDACC (UR 3992)

Résumé de la décision

Selon un arrêt du 19 octobre 2022 de la chambre commerciale de la Cour de cassation[1], il résulte des articles L. 134-12 et L. 134-13 du Code de commerce que la perte de l’indemnité d’éviction par le mandataire auteur d’une faute grave ne prive pas le mandant de son action en réparation du préjudice que lui a causé cette faute.

Contenu de la décision

Alors que le droit des contrats fait produire des effets importants aux fautes contractuelles présentant un degré de gravité supérieur à la faute simple, le droit de la responsabilité civile est le plus souvent indifférent à cette idée de gradation des fautes. En décidant que la faute grave de l’article L. 134-13 du Code de commerce prive le mandataire de toute indemnité de fin de contrat et l’expose à une action en responsabilité du mandant, un arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 19 octobre 2022 vient implicitement démentir cette différence d’approche du droit des contrats et du droit de la responsabilité. En l’espèce, un agent commercial assigna son mandataire afin d’obtenir cumulativement la résolution du mandat et une indemnité de fin de contrat. Le mandataire opposa sur le fond l’existence d’une faute grave de l’agent commercial puis sollicita, à titre de demande reconventionnelle, le versement d’une indemnité réparant le préjudice résultant de cette faute. Suite à sa condamnation à verser des dommages-intérêts à son mandant, l’agent commercial forma un pourvoi invoquant le fait que sa faute grave ne saurait justifier à la fois la privation de l’indemnité de fin de contrat et le versement d’une indemnité compensant le préjudice de son cocontractant. Par un arrêt du 19 octobre 2022, la chambre commerciale opta néanmoins pour le cumul : la privation de l’indemnité de fin de contrat consécutive à une faute grave de l’agent commercial « ne prive pas le mandant de la possibilité d’agir en réparation du préjudice que lui a causé cette faute ». Elle rappelle, à cet effet, que la faute grave était ici caractérisée par le manquement du mandataire à son obligation de loyauté. Enfin, la Cour de cassation prend le soin de rappeler que la cour d’appel n’a pas méconnu l’ancien article 1147 (actuel article 1231-1) du Code civil en caractérisant une faute grave en l’espèce.

Le présent arrêt entame un mouvement contradictoire : alors qu’il permet de distinguer conceptuellement la faute grave et la faute lourde, il fait produire simultanément à la faute grave les fonctions traditionnelles de la faute lourde, à savoir ici l’engagement de la responsabilité d’un débiteur contractuel. Nous allons donc étudier successivement l’unité de la notion de faute grave de l’agent commercial (I) puis sa dualité fonctionnelle (II).

Commentaire de la décision

1. L’unité de la notion de faute grave.

En vertu de l’article L134-12 du Code de commerce, l’agent commercial bénéficie d’une indemnité compensant le préjudice consécutif à la perte de sa position contractuelle. L’article L. 134-13 du Code de commerce prévoit néanmoins que cette indemnité n’est plus due en cas de faute grave de l’agent commercial, ceci sans préciser le contenu de cette défaillance contractuelle. La Cour de cassation a défini, il y a maintenant 20 ans[2],  la faute grave comme la faute emportant à la fois une atteinte à la finalité commune du contrat et une impossibilité de maintenir tout lien contractuel. Cette définition repose toutefois sur une interprétation purement subjective de la volonté des parties. Aussi, l’arrêt commenté de la chambre commerciale du 19 octobre 2022 ne reprend pas cette définition afin de recentrer la caractérisation de la faute grave autour de l’idée, plus objective, de violation de l’obligation de loyauté. Cette déloyauté est très souvent caractérisée à travers l’hypothèse de la concurrence entre la société mandante et la société mandataire nouvellement contrôlée. Dans un arrêt du 16 octobre 2011, la chambre commerciale relie directement l’absence de faute grave à l’absence de manoeuvres déloyales d’un mandant : ce mandant ne pouvait se voir reprocher des actes de concurrence déloyale en l’absence d’information précise donnée par le mandataire sur les produits que celui-ci commercialisait sur le marché[3]. Toutefois, deux arrêts du 29 juin 2022 de la chambre commerciale de la Cour de cassation ne font aucune référence au critère de la situation de concurrence entre contractants, ceci alors même que l’un des arrêts d’appel attaqués   caractérisait l’absence de toute situation de concurrence entre les parties au mandat[4]. Le présent arrêt du 19 octobre 2022 de la chambre commerciale approuve l’arrêt attaqué d’avoir caractérisé une faute grave mais n’indique pas les faits ayant conduit à une telle qualification. Cet arrêt du 19 octobre 2022 s’inscrit également dans un mouvement plus général d’assouplissement de la notion de déloyauté de l’agent commercial. Dans le même temps, cette caractérisation de la faute grave par la seule référence à la violation de l’obligation de loyauté permet de distinguer très clairement cette faute qualifiée de la faute lourde. Dans la mesure où la faute lourde contractuelle est souvent définie comme une « faute d’une particulière gravité« , la distinction entre cette faute et la faute grave posa problème aux auteurs[5]. Le problème semble en passe d’être résolu. Depuis un arrêt du 29 octobre 2014 [6]  de la première chambre civile de la Cour de cassation, la faute lourde contractuelle est définie exclusivement par un critère subjectif lié à la gravité du comportement du débiteur contractuel. Les critères liés à l’importance de l’obligation violée ou à la nature du dommage causé ne sont plus efficients pour définir la faute lourde. À l’inverse, le présent arrêt du 19 octobre 2022 de la Cour de cassation réaffirme que la faute grave du débiteur contractuel peut se référer à de tels critères objectifs liés à la nature de l’obligation violée.

2. La dualité de fonctions de la faute grave.

L’autre apport de l’arrêt de la chambre commerciale du 19 octobre 2022 est d’assigner une double fonction à la faute grave de l’agent commercial : elle prive l’agent commercial de toute indemnité de fin de contrat et ouvre une action en responsabilité civile au profit du mandant. L’article L. 134-13 du Code de commerce n’est pas un texte réglant une question de responsabilité civile. Dans ces conditions, pourquoi faire produire à la faute grave une fonction d’engagement de la responsabilité civile ? Deux éléments d’explication sont possibles. La première raison tient dans l’idée qu’il serait illogique de subordonner la responsabilité contractuelle du mandataire à une faute simple, d’une part, et la privation d’indemnité de fin de mandat à une faute grave, d’autre part. En second lieu, on relèvera que la faute grave est parfois utilisée par des textes législatifs de responsabilité civile. La faute grave est exigée par l’article 800 du code civil comme fait générateur de la responsabilité civile du mandataire de succession. Si le présent arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 19 octobre 2022 mobilise donc d’importants arguments, une remarque interpelle le lecteur : pourquoi distinguer conceptuellement faute grave et faute lourde si ces deux types de fautes qualifiées produisent exactement les mêmes fonctions ? Le critère de distinction entre ces deux fautes ne devrait donc pas être de nature conceptuelle mais bien de nature  fonctionnelle.


[1] Cass. com., 19 oct. 2022, n°21-20.681.

[2] Cass. com., 15 oct. 2002, n° 00-18.122 : JurisData n° 2002-016033.

[3] Cass. com., 16 oct. 2001, n°99-11.932.

[4] Cass. com., 29 juin 2022, n°20-13.228 ; Cass. com, 29 juin 2022, n°20-11.952; JCP G 2022, n°35, comm. 959, note N. Dissaux.

[5]En faveur de l’assimilation faute grave/faute lourde, v.: Ph. Le Tourneau (dir.), « Droit de la responsabilité et des contrats, régimes d’indemnisation« , 2021/2022, Dalloz Action, n° 3121.161, p. 1274.

[6] Cass. 1re. civ., 29 oct. 2014, n°13-21.980; D. 2015, p. 188, note V. Mazeaud.