Billet d’humeur
Hervé ARBOUSSET
Maître de conférences en droit public (HDR)
Membre du CERDACC (UR 3992)
Si les ponts ont pour fonction principale de relier plusieurs points entre eux au regard des configurations naturelles (bras de mer, fleuves ou rivières, précipices…) et ont aussi inspiré écrivains et poètes tels Arthur Rimbaud (Les ponts, Illuminations, 1873) et Guillaume Apollinaire (Le Pont Mirabeau, Alcools, 1913), ils constituent, moins poétiquement, au sens de la science et du droit notamment des structures, quelle que soit la nature des matériaux utilisés, permettant aux hommes d’entretenir des relations sociales et économiques et nécessitant ainsi une attention de tous les instants au regard des conséquences que pourrait avoir un défaut de structure ou d’entretien. Au-delà des prouesses techniques mises en œuvre par des ingénieurs tels Gustave Eiffel (Viaduc de Garabit…) et Michel Virlogeux (Viaduc de Millau), il s’agit ainsi d’assurer la sécurité de ceux qui les construisent puis de ceux qui les empruntent.
Or, depuis plusieurs semaines, des médias ont fait part de la situation très inquiétante d’un grand nombre de ces infrastructures qu’elles soient routières ou ferroviaires (Capital : Plus de 35 000 ponts dégradés en France : où en est le « chantier du siècle » ?, https://www.capital.fr/economie-politique/plus-de-35-000-ponts-degrades-en-france-ou-en-est-le-chantier-du-siecle-1492605 ; Le Point : L’état des ponts en France très préoccupant, une partie « risque de se casser la figure » https://www.lepoint.fr/societe/l-etat-des-ponts-en-france-tres-preoccupant-une-partie-risque-de-se-casser-la-figure-28-03-2024-2556160_23.php ; La Gazette des communes : Malgré les alertes, la dégradation des ponts se poursuit https://www.lagazettedescommunes.com/813320/malgre-les-alertes-la-degradation-des-ponts-se-poursuit/ ).
L’état de délabrement très préoccupant de certaines de ces infrastructures a pourtant été pointé du doigt il y a déjà 5 ans à l’occasion de la publication d’un rapport sénatorial réalisé à la suite du dramatique effondrement du pont Morandi à Gênes en Italie le 14 août 2018 où 43 personnes ont perdu la vie (Sécurité des ponts : éviter un drame, rapport d’information n° 609, 26 juin 2019 au nom de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable par la mission d’information sur la sécurité des ponts, Hervé Maurey, président, Patrick Chaize et Michel Dagbert, rapporteurs). Outre que le nombre de ponts routiers est inconnu ce qui interroge dans un Etat techniquement avancé, « au moins 25 000 ponts sont en mauvais état structurel et posent des problèmes de sécurité et de disponibilité pour les usagers ». Cette situation très inquiétante était expliquée alors par la priorité donnée à la rénovation des ponts les plus dégradés, par un vieillissement de ce patrimoine et « par un sous-investissement chronique dans l’entretien de ce patrimoine et par les insuffisances de l’action publique ». Nous pourrions ajouter l’imbrication parfois des parties prenantes se renvoyant la compétence pour agir et finalement ne faisant rien. Au demeurant, il était déjà souligné les difficultés financières de nombreuses collectivités territoriales ne pouvant pas ainsi assurer un entretien efficace. Surtout, le rapport sénatorial jugeait « indispensable » de « mettre en place un « plan Marshall » pour les ponts visant à porter le montant des moyens consacrés par l’État à l’entretien de ses ouvrages d’art à 120 millions d’euros par an dès 2020 et à créer un fonds d’aide aux collectivités territoriales doté de 130 millions d’euros par an pendant dix ans, soit 1,3 milliard d’euros au total », de renoncer à « une culture de l’urgence au profit d’une gestion patrimoniale des ponts en créant des outils pour améliorer la connaissance et le suivi des ponts, et en investissant davantage dans les actions préventives à travers la mise en place d’une programmation pluriannuelle des travaux » et d’« Apporter une offre d’ingénierie aux collectivités territoriales en aidant les petites collectivités à définir des procédures adaptées de surveillance et d’entretien de leurs ponts, en recréant une ingénierie territoriale accessible, et en favorisant la mutualisation de la gestion des ponts au niveau départemental ou intercommunal ».
Depuis lors, la situation ne s’est pas améliorée comme l’indique un rapport sénatorial en date du 15 juin 2022 (Sécurité des ponts : face au « chantier du siècle », l’urgence d’une action publique plus ambitieuse, Rapport d’information n° 669 (2021-2022), déposé le 15 juin 2022, Bruno Belin). S’il est constaté une prise de conscience de la situation, « l’état de nos ponts continue de se dégrader et la situation est de plus en plus préoccupante » (p. 22). Loin de la mise en œuvre d’un plan Marshall, les moyens sont « insuffisants, dispersés et peu lisibles » (p. 44). Il convient donc « d’amplifier, d’accélérer et d’approfondir » les actions notamment en donnant toute sa place au Centre d’études et d’expertise sur les risques, la mobilité et l’aménagement, en assurant un soutien aux collectivités territoriales dans le diagnostic et la remise en état assuré financièrement par l’Etat et en mettant en œuvre « une véritable gestion patrimoniale des ouvrages d’art des collectivités territoriales et de l’Etat » (p. 64 et s.).
Comme souvent en France, l’alerte a été donnée sans, pour l’instant, des actions nationales et locales à la hauteur des risques existants (selon le site service public.fr : l’enveloppe pour assurer l’entretien des ouvrages est passée à 120 millions d’euros en 2022 et non en 2020, « les 40 millions d’euros du programme national ponts (PNP) sont insuffisants au regard du retard de 350 millions d’euros accumulé par rapport à la recommandation de 2019 … Aucun financement n’est prévu pour accompagner les collectivités devant procéder à la réparation ou à la reconstruction de leurs ponts routiers » https://www.vie-publique.fr/en-bref/285508-securite-des-ponts-une-degradation-qui-se-poursuit ).
Or, une fois encore, au premier drame causé par un défaut d’entretien d’un pont, le réveil risque d’être brutal et entraînera pleurs, incompréhension, consternation et… actions en responsabilité pénale, civile et administrative alors que des actions préventives fondées sur une politique volontariste auraient permis et permettraient d’éviter sinon de minimiser la réalisation du risque.