Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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LES CONDITIONS DE LA RESPONSABILITE CIVILE PERSONNELLE DU MEDECIN PREPOSE, S. C. Moutou

Serge Constant MOUTOU,

Docteur en droit,

Attaché temporaire d’enseignement et de recherche (ATER),

Faculté des Sciences Economiques Sociales et Juridiques (FSESJ), Université de Haute Alsace,

Membre du CERDACC.

 

Soc. 26 janvier 2022, n° 20-10.610.

 Par une décision du 26 janvier 2022, la chambre sociale de la cour de cassation réaffirme la solution devenue presque standard en matière de responsabilité civile du préposé : le médecin du travail, salarié de l’employeur, qui agit sans excéder les limites de la mission qui lui est impartie, n’engage pas sa responsabilité civile personnelle.

Retour sur les faits et la procédure…

En l’espèce, un salarié nommé M. F est reconnu invalide en janvier 2005 après avoir été placé en arrêt maladie en janvier 2002. Il est mis à la retraite huit ans plus tard, soit en février 2010 alors qu’il est âgé de soixante ans. Estimant avoir subi un préjudice suite à des faits, entre autres, de tromperie ou de défaut de soins de la part du médecin du travail, salarié de la même entreprise, M. F saisit le juge du tribunal de grande instance d’une demande d’indemnisation.

La cour d’appel de Metz statue en date du 16 novembre 2017. La demande de l’appelant ne convainc pas les juges du fond. En effet, ces derniers déboutent M. F. en déclarant irrecevables les demandes d’indemnisation formées contre le médecin du travail. La raison fondamentale : les médecins du travail se trouvent dans une situation de subordination juridique vis-à-vis de leurs employeurs ; ce qui leur confère l’immunité civile dont bénéficie tout préposé conformément à l’article 1242, alinéa 5, du Code civil. Selon les juges d’appel, les faits reprochés au médecin ne sont pas constitutifs de faute intentionnelle. Ils ne peuvent être qualifiés de harcèlement moral, encore moins d’atteinte au secret professionnel, contrairement à ce que soutenait le praticien.

En réponse, M. F se pourvoit en cassation.

De la responsabilité civile du préposé au principe d’immunité civile personnelle…

Par définition la responsabilité civile est, en un sens générique, englobant la responsabilité délictuelle et la responsabilité contractuelle, toute obligation de répondre civilement du dommage que l’on a causé à autrui, c’est-à-dire, de réparer en nature ou par équivalent (G. Cornu, « Vocabulaire juridique », Association Henri Capitant, PUF, 2011, p.908). Plus spécialement, la responsabilité civile désigne la responsabilité civile délictuelle, par opposition à la responsabilité pénale (G. Cornu, « Vocabulaire juridique », op cit),

Le principe de la responsabilité civile est posé aux articles 1240 et 1241 du Code civil. Il résulte du premier article que « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». Aux termes du second article, « chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence ». L’objet ici, selon la jurisprudence, est de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu (Cass. civ. 2e, 16 décembre 1970, n° 69-12. 617, publié au bulletin).

La responsabilité civile du préposé relève de la responsabilité du fait d’autrui. Est préposé, celui qui exécute un acte ou qui exerce une fonction sous la subordination d’une autre, appelée commettant. Cette responsabilité est engagée dès lors que le préposé cause un dommage à un tiers. Elle est également invoquée dans le cas où ce préposé commet une infraction dans l’exécution des fonctions auxquelles il est employé. Il s’agit d’une responsabilité extracontractuelle.

Selon l’article 1242, alinéa 1er, du Code civil, « on est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde ». Le préposé étant sous la subordination du commettant, c’est donc ce dernier qui est responsable si le premier cause un dommage lors de l’accomplissement normal de ses tâches. En effet, conformément à l’alinéa 5 de l’article 1242 du Code civil, sont responsables « les maîtres et les commettants, du dommage causé par leurs domestiques et préposés dans les fonctions auxquelles ils les ont employés ».

Classiquement, la responsabilité du commettant du fait de son préposé visait à faciliter l’indemnisation de la victime. Alors que la responsabilité du préposé était inéluctable, celle du commettant ne faisait que s’ajouter à la sienne (B. Fages, Droit des obligations, Manuel, LGDJ, Lextenso,10ème édition 2020-2021, p. 356). Ainsi, la victime avait plusieurs possibilités pour agir. Soit elle disposait d’une action directe contre le préposé sous le fondement de l’ancien article 1382 du Code civil (actuellement article 1240 du Code civil) ; soit son action était dirigée contre le commettant en invoquant l’ancien article 1382, alinéa 5, du Code civil (actuellement article 1242, alinéa 5 du Code civil), relatif à la responsabilité pour autrui ; soit elle exerçait une action in solidum envers le préposé fautif et le commettant ; soit enfin la victime optait pour une action en responsabilité uniquement contre le préposé. Dans ce dernier cas, le préposé n’avait aucune possibilité d’appeler en garantie son commettant.

Or, cette volonté de garantir la réparation en fait de dommage avait pour conséquence d’exposer directement et trop souvent le préposé à l’action de la victime, voire à l’action récursoire du commettant. La garantie juridique du préposé était ainsi battue en brèche, voire elle relevait de l’utopie.

Après plusieurs hésitations, la jurisprudence a imaginé, une forme de protection au profit du préposé : l’« immunité civile ». Le commettant devait, dès lors, répondre seul des faits dommageables causés par son préposé. Ce principe a été initié par la chambre commerciale de la Cour de cassation en 1993, notamment avec un arrêt très controversé dit « Rochas ». Dans cette affaire, une action en concurrence déloyale avait été intentée contre les préposés d’une société de parfum. La Cour de cassation, partageant la position de la cour d’appel, rejeta le pourvoi aux motifs que lesdits préposés « avaient agi dans le cadre de la mission qui leur était impartie par leur employeur et qu’il n’était pas établi qu’ils en avaient outrepassé les limites ». Ainsi, la Cour de cassation a conclu que les salariés « n’avaient commis aucune faute personnelle susceptible d’engager leur responsabilité » (Com, 12 octobre 1993, Bull. Civ. IV, n° 338).

Mais c’est surtout l’arrêt Costedoat rendu par l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation en date du 25 février 2000 qui viendra confirmer cette solution en faisant apparaître de façon plus lisible le principe de l’immunité civile personnelle du préposé. Par cet arrêt, l’Assemblée plénière a admis que « n’engage pas sa responsabilité à l’égard des tiers, le préposé qui agit sans excéder les limites de la mission qui lui est impartie par son commettant » (Ass. plén., 25 février 2000, n° 97-17. 378 ; 97-20.152). Cette solution demeure tant que le préposé ne sort pas du cadre de la mission qui lui a été fixée, et ce quand bien même il aurait commis une imprudence et causé un acte dommageable à un tiers.

Le principe connaît cependant quelques exceptions.

 

Exceptions au principe d’immunité civile du préposé : le cas spécifique du domaine médical

La jurisprudence a assorti d’exceptions le principe d’immunité civile aux préposés évoluant dans le domaine médical. Mais, avant d’évoquer cette situation, il convient de rappeler que l’immunité personnelle du préposé a été restreinte dans d’autres cas.

Tel est le cas en matière d’infraction pénale intentionnelle. En effet, la jurisprudence a considéré que ce principe n’est pas applicable dès lors que le préposé commet une infraction pénale intentionnelle, fût-ce sur l’ordre du commettant, quand bien même le préposé aurait agi sans excéder la limite de la mission qui lui a été impartie par le commettant. Cette solution a été retenue dans le cadre de l’affaire Cousin (Cass. Ass. Plén., 14 décembre 2001, n° 00-82.066, Bull civ.).

L’exception est également de mise lorsque le préposé commet une faute intentionnelle ; plus directement une faute civile intentionnelle (Cass. civ., 2ème, 21 février 2008, n° 06-21.182, Inédit).

Pour revenir à la situation du monde médical, et suite à l’arrêt Costedoast du 25 février 2000, les juges ont également refusé d’appliquer l’immunité civile dans ce domaine. Ceci, en raison de l’indépendance qui bénéficie à certains médecins dans le cadre professionnel. Tel a été par exemple le cas pour un médecin salarié ayant commis un dommage au cours de l’exécution d’un acte médical (Cass. Civ., 1ère, 9 avril 2002, n° 00-21.014, Bull. Civ.). De même, dans un arrêt rendu en date du 13 novembre 2002, la première chambre civile de la cour de cassation a estimé que le médecin anesthésiste salarié d’une clinique, du fait de son imprudence et compte tenu de l’indépendance dont il bénéficiait dans le cadre de sa profession, était personnellement responsable de l’homicide involontaire vis-à-vis de son patient (Cass, civ. 1ère, 13 novembre 2002, n° 00-22.432, Publié au bulletin). Le médecin demeurait ainsi responsable personnellement, peu importe qu’il ait excédé les limites de sa mission ou agi hors de ses fonctions (Patrice Jourdain, « La jurisprudence Costedoast ne s’applique pas au médecin préposé », Recueil Dalloz 2003, p. 459).

Cependant, ce n’est plus le cas aujourd’hui puisque, depuis un arrêt de 2004, la jurisprudence a reconsidéré sa position en appliquant le principe de l’immunité civile au domaine médical, notamment lorsqu’il est relevé un acte dommageable à l’égard d’un patient. Autrement dit, l’indépendance professionnelle ne semble plus constituer un frein à l’application du principe d’immunité civile du préposé.

Il a été décidé par exemple que « la sage-femme salariée qui agit sans excéder les limites de sa mission qui lui est impartie par l’établissement de santé privé, n’engage pas sa responsabilité à l’égard de sa patiente » (Cass. civ., 1ère, 9 novembre 2004, n° 01-17. 168, Bull. Civ).

Il en découle que quand bien même le médecin dispose d’une grande indépendance dans l’exercice de ses fonctions, il bénéficie, a priori aujourd’hui, de l’immunité civile dès lors qu’il est salarié et qu’il commet un acte dommageable dans le cadre de ses missions.

Ce revirement jurisprudentiel semble justifié à plus d’un titre. En effet, il ne faut pas l’omettre, l’immunité civile apparaît comme l’une des clés essentielles de la protection des médecins salariés, souvent vulnérables face aux actions des tiers. La reconnaissance de l’immunité civile à leur égard renforce incontestablement leurs garanties juridiques. N’a-t-on pas dit avec raison que « le droit médical ne peut échapper au droit civil » ? (Gérard Mémeteau, « Clinique. Responsabilité civile. Préposé », RSSS 2002. p. 526), il va de soi que les médecins salariés puissent être placés au même pied d’égalité que tous les autres préposés. D’ailleurs, et pour s’en convaincre, il a été rappelé également que « les médecins salariés sont soumis à des contraintes administratives relatives à l’organisation de leur travail et utilisent le matériel fourni par la clinique dans laquelle ils exercent. Et en outre, en dépit de leur indépendance professionnelle, ils agissent, comme tout salarié, pour le compte du commettant, dans l’intérêt de ce dernier. Ils ne peuvent, à cet égard, être assimilés à des médecins exerçant à titre libéral » (M. Bacache-Gibeili, Les obligations La responsabilité civile extracontractuelle. Droit commun et régime spéciaux. Traité de droit civil – sous la direction de C. Larroumet – p. 363, Economica, éd. 2021).

C’est précisément dans le cadre de cette multitude de décisions judiciaires favorables à l’immunité civile des médecins préposés que la chambre sociale de la Cour de cassation est intervenue dans le présent arrêt. En effet, dans cet arrêt récent rendu le 26 janvier 2022, les hauts magistrats ont réaffirmé la jurisprudence Costedoast, précisant notamment que le médecin du travail devait bénéficier de l’immunité personnelle, exceptés les faits de harcèlement moral et de violation du secret professionnel.

Maintien de l’immunité civile du médecin du travail salarié face à des faits non susceptibles de revêtir une qualification pénale…

Statuant en date du 26 janvier 2022, et conformément à l’article 1242, alinéa 5, anciennement article 1384, alinéa 5 du Code civil, la chambre sociale rend un arrêt de rejet en adoptant un raisonnement en deux temps.

Dans un premier temps, et après avoir rappelé la jurisprudence en vigueur en la matière (Ass. plén., 25 février 2000, pourvoi n° 97-17.378, 97-20.152 : « n’engage pas sa responsabilité à l’égard des tiers, le préposé qui agit sans excéder les limites de la mission qui lui est impartie par son commettant » ; Civ., 1re, 9 novembre 2004, pourvoi n° 01-17.908, Bull., 2004, I, n° 262  : « le médecin salarié qui agit sans excéder les limites de la mission qui lui est impartie par l’établissement de santé privé, n’engage pas sa responsabilité à l’égard du patient » ; Soc., 30 juin 2015, n° 13-28.201, Bull. 2015, V, n° 134) les magistrats de la chambre sociale de la Cour de cassation jugent en effet que :

« si l’indépendance du médecin du travail exclut que les actes qu’il accomplit dans l’exercice de ses fonctions puissent constituer un harcèlement moral imputable à l’employeur, elle ne fait pas obstacle à l’application de la règle selon laquelle le commettant est civilement responsable du dommage causé par un de ses préposés en application de l’article 1384, alinéa 5, devenu 1242, alinéa 5, du code civil ».

Partant, la chambre sociale de la Cour de cassation confirme l’analyse faite par la cour d’appel en affirmant que « le médecin du travail, salarié de l’employeur, qui agit sans excéder les limites de la mission qui lui est impartie, n’engage pas sa responsabilité civile personnelle ».

Dans un second temps, la Cour de cassation souscrit au raisonnement de la cour d’appel qui, après avoir rappelé que l’immunité du préposé ne peut s’étendre aux fautes susceptibles de revêtir une qualification pénale ou procéder de l’intention de nuire, estime que « le médecin du travail devait bénéficier d’une immunité sauf en ce qui concerne le grief de harcèlement moral et celui de violation du secret professionnel ». Est ainsi justifiée la décision des juges du fond « écartant, sans être tenue d’entrer dans le détail de l’argumentation des parties, l’existence de toute faute intentionnelle pour les autres faits allégués par le salarié ».

Ainsi, la Cour de cassation, estimant que les juges d’appel ont légalement justifié leur décision, dit que le moyen du demandeur n’est pas fondé. Partant, elle rejette le pourvoi.