Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

Non classé

LA PREUVE DU PRÉJUDICE D’ANXIÉTÉ DES TRAVAILLEURS DES ÉTABLISSEMENTS NON CLASSÉS, V. Schoepfer

Vincent Schoepfer

Doctorant en droit privé et sciences criminelles
Membre du CERDACC

 

 

Note sous :

Soc., 13 octobre 2021, n° 20-16.585

 

La Cour de cassation autorise l’indemnisation du préjudice d’anxiété de tous les salariés, même de ceux qui n’ont pas travaillé dans un établissement relevant de l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998. L’action en justice, engagée sur le fondement du droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur, nécessite la démonstration concrète du préjudice subi, source de réelles difficultés probatoires.

 

Mots-clés :

Préjudice d’anxiété – amiante – obligation de sécurité – responsabilité contractuelle – ACAATA – régimes probatoires – indemnisation.

 

Depuis le début du siècle et notamment l’arrêt du 28 février 2002 (n° 00-11.793), le contentieux de l’amiante et de l’indemnisation du préjudice d’anxiété revient régulièrement sur le devant de la scène jurisprudentielle et doctrinale. Cela est d’autant plus vrai depuis 2019 et l’extension de l’indemnisation de ce préjudice spécifique. C’est à ce sujet que s’est prononcée la chambre sociale de la Cour de cassation dans un arrêt du 13 octobre 2021.

En l’espèce, trente-cinq salariés d’une entreprise ont été licenciés pour motif économique en 2008 et 2009 et se sont vus remettre une attestation d’exposition à l’amiante. L’entreprise en question, spécialisée dans la fabrication de peintures, vernis, encres et mastics, n’était pas inscrite sur la liste des établissements et métiers susceptibles d’ouvrir droit à l’allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante (ACAATA).

Par conséquent, dans un arrêt rendu le 17 février 2016 (n° 14-23.962 et suivants), la Cour de cassation a refusé de réparer le préjudice d’anxiété de ces salariés, réparation jusqu’alors fermée à ceux qui ne remplissaient pas les conditions de l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 et dont l’entreprise n’est pas inscrite sur la liste ministérielle susmentionnée.

Statuant à nouveau par un arrêt du 13 octobre dernier (Soc., 13 oct. 2021, n° 20-16.585), la chambre sociale de la Cour de cassation, prenant la suite de l’Assemblée plénière (Ass., plén, 5 avr. 2019, n° 18-17442), est venue consacrer à son tour l’extension de l’indemnisation du préjudice d’anxiété à tous les salariés ayant été exposés à l’amiante au cours de l’exécution de leur contrat de travail, tout en posant le régime probatoire de l’action dirigée contre l’employeur.

Cette décision s’inscrit dans la lignée des arrêts précédents en la matière. Si elle étend la réparation du préjudice d’anxiété à l’ensemble des salariés concernés, la chambre sociale de la Cour de cassation confirme par la même occasion la cohabitation de deux régimes d’indemnisation (I.). S’il s’avère que la preuve du préjudice est parfois irréfragablement présumée, il est d’autres hypothèses où les salariés doivent en apporter la démonstration concrète (II.).

I. Les régimes de l’indemnisation du préjudice d’anxiété

Pour mieux apprécier la portée de l’arrêt, il convient de revenir brièvement sur les deux régimes d’indemnisation qui cohabitent aujourd’hui (A.) et que la Cour d’appel de Douai a tenté de remettre en cause (B.).

A. La cohabitation de deux régimes d’indemnisation

La prise en charge des victimes de l’amiante par le législateur résulte de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 de financement de la sécurité sociale pour 1999 et notamment de son article 41. Celui-ci procède à la création d’un fonds de financement de « cessation anticipée des travailleurs de l’amiante », permettant à certains salariés exposés aux poussières d’amiante de bénéficier d’une retraite anticipée, parfois dès l’âge de 50 ans, tout en percevant une allocation correspondant à 65 % de leur salaire de référence (V. not. X. Prétot, « La loi de financement de la sécurité sociale pour 1999 », JCP G, 1999. 117 ; P.-Y. Verkindt, « Régime fiscal et social de l’indemnité de cessation d’activité dans le cadre de la préretraite. Amiante », RDSS 2000. 795 ; Ch. Eoche-Duval, « Sécurité. Amiante. Anciens salariés et salariés des établissements ayant fabriqué des matériaux contenant de l’amiante (notion). Allocation de cessation anticipée. Champ matériel d’application de la loi. Liste des établissements par arrêté interministériel. Violation de la loi », Dr. soc. 2001. 105).

Cette législation permet donc aux salariés dont l’espérance de vie sera, peut-être, amenée à être réduite en raison d’une exposition à l’amiante de rompre leur contrat de travail et de bénéficier d’une retraite anticipée.

C’est sur le fondement de l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 que la jurisprudence a consacré le préjudice d’anxiété des travailleurs de l’amiante. D’abord reconnue par les juges du fond, à côté d’un préjudice économique (Bordeaux, ch. soc. sect., A, 7 avr. 2009, n°08/04212), l’existence d’un préjudice d’anxiété a ensuite été entérinée par la chambre sociale (Soc., 11 mai 2010, n° 09-42.241), selon laquelle : « la Cour d’appel a relevé que les salariés, qui avaient travaillé dans un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel pendant une période où y étaient fabriqués ou traités l’amiante ou les matériaux contenant de l’amiante, se trouvaient par le fait de l’employeur dans une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante et étaient amenés à subir des contrôles et examens réguliers propres à réactiver cette angoisse ; qu’elle a caractérisé ainsi l’existence d’un préjudice spécifique d’anxiété ».

On le comprend, la consécration de ce préjudice d’anxiété était strictement encadrée. Pour prétendre à une indemnisation, le salarié devait ainsi apporter la preuve d’une inquiétude permanente nécessitant des examens médicaux réguliers. De surcroît, seuls les salariés d’un établissement respectant les critères de l’article 41 susmentionné étaient susceptibles d’obtenir réparation au titre d’un préjudice d’anxiété lié à l’exposition à l’amiante. Pour les autres, la porte de l’indemnisation était fermée à double tour, ce que la Cour de cassation a fréquemment rappelé (Soc., 3 mars 2015, n° 13-26.175 ; Soc., 26 avr. 2017, n° 15-19.037 ; Soc., 21 sept. 2017, n° 16-15.130. V. not. W. Fraisse, « Amiante : l’extension de l’indemnisation du préjudice d’anxiété », Dalloz actualité, 9 avr. 2019), quand bien même auraient-ils, eux-aussi, travaillé sur le même site mais pour le compte d’un autre employeur. Nous pensons ici aux hypothèses de mise à disposition de salariés ou de sous-traitance. En effet, il a été affirmé que les salariés des sous-traitants, pourtant exposés aux mêmes poussières d’amiante que les salariés de l’employeur exploitant, ne pouvaient prétendre à la réparation d’un préjudice d’anxiété (Soc., 15 déc. 2015, n° 14-22.441 à n° 14-22.471. V. not. D. Asquinazi-Bailleux, « Préjudice d’anxiété des travailleurs d’établissements non classés : l’avancée jurisprudentielle », Dr. soc. 2019. 456).

Ce cantonnement de l’indemnisation du préjudice d’anxiété a occasionné une « rébellion judiciaire » (M. Keim-Bagot, « La cohérence retrouvée du préjudice d’anxiété », SSL 15 avr. 2019, n° 1857, p. 3) orchestrée par les juges du fond. Le dernier acte de cette rébellion se déroula devant la Cour d’appel de Paris, laquelle condamna la société EDF, qui ne figure pourtant pas sur la liste dressée par arrêté ministériel, à verser des dommages et intérêts à un salarié en réparation de son préjudice d’anxiété (Paris, pôle 6 – chambre 8, 29 mars 2018, n° 17/00926). Saisie du pourvoi, l’assemblée plénière de la Cour de cassation admit, en application du droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur, qu’un salarié puisse justifier d’un tel préjudice quand bien même il n’aurait pas travaillé dans un établissement mentionné à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 (Ass., plén, 5 avr. 2019, préc.).

La chambre sociale, dans l’arrêt qui nous concerne, consacre la même solution et reconnaît la possibilité pour tous les travailleurs exposés à l’amiante d’engager la responsabilité de l’employeur sur le fondement de la violation de son obligation de sécurité (article L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail).

Toutefois, cette extension jurisprudentielle donna lieu à la création d’un second régime d’indemnisation des salariés. En effet, si le salarié bénéficie de l’ACAATA, l’indemnisation de son préjudice d’anxiété procède d’une triple présomption : celle de l’exposition à l’amiante, celle du manquement de l’employeur à son obligation de sécurité, celle d’un préjudice d’anxiété (V. not. D. Asquinazi-Bailleux, « Préjudice d’anxiété des travailleurs d’établissements non classés : l’avancée jurisprudentielle », préc.). Il en résulte que le salarié n’a finalement rien à démontrer pour que son préjudice soit réparé. En cela, le préjudice d’anxiété constitue l’un des derniers bastions du « préjudice nécessaire » dont l’existence a été largement remise en cause (Soc., 13 avr. 2016, n° 14-28.293. V. not. P. Bailly, D. Boulmier, « La fin du préjudice nécessaire met-elle en danger l’efficacité des sanctions du droit du travail ? », Rev. trav. 2017. 374). Ainsi, certains auteurs évoquaient, pour parler du préjudice d’anxiété des salariés bénéficiaires de l’ACAATA, l’existence d’un « préjudice automatique », résultant d’une présomption irréfragable (G. Pignarre, « La réparation du préjudice spécifique d’anxiété des travailleurs exposés à l’amiante », Rev. trav. 2019. 340).

A contrario, lorsque le salarié n’est pas éligible à l’ACAATA, la caractérisation du préjudice d’anxiété ne donne lieu à aucune présomption. Si la raison est à rechercher dans la pure technique juridique (confer infra), il n’en demeure pas moins qu’il lui est demandé d’établir « la réalité d’un préjudice d’anxiété personnellement subi résultant du risque élevé de développer une pathologie grave » (formule employée par Ass., plén, 5 avr. 2019, préc., reprise par l’arrêt d’espèce).

Cette cohabitation de régimes, juridiquement logique et fondée, est appliquée avec constance depuis le mois d’avril 2019 et a été réaffirmée au début de l’année 2021 par l’assemblée plénière (Ass., plén, 2 avr. 2021, n° 19-18.814), alors que la Cour d’appel de Paris avait refusé le principe même de l’indemnisation du préjudice d’anxiété à un salarié dont l’employeur n’entrait pas dans le champ de l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 (Paris, pôle 6 – ch. 7, 5 juill. 2018). L’apport premier de l’arrêt ne concerne cependant pas l’amiante et le préjudice d’anxiété, mais le droit processuel. En effet, la Cour d’appel de renvoi avait statué, en juillet 2018, conformément à la jurisprudence alors en vigueur. Néanmoins, avant que la Cour de cassation puisse à nouveau se prononcer, l’assemblée plénière avait consacré l’extension de l’indemnisation du préjudice d’anxiété à l’ensemble des salariés. Ainsi, l’arrêt du 2 avril 2021 est le premier à admettre que les évolutions jurisprudentielles intervenues en cours de procédure puissent être prises en considération à l’appui d’un nouveau pourvoi. (V. not. P. Adam, « Le préjudice d’anxiété, décor d’une « révolution » procédurale », Dr. ouvr. 2021. 429).

L’extension de l’indemnisation aux salariés non bénéficiaires de l’ACAATA et la coexistence des deux régimes d’indemnisation sont également rappelées en l’espèce par la chambre sociale (V. également Soc., 11 sept. 2019, n° 17-18.311 ; L. de Montvalon, « Précisions sur l’indemnisation du préjudice d’anxiété lié à l’amiante », Dalloz actualité, 2 oct. 2019 ; Y. Leroy, « Préjudice d’anxiété : l’amiante et au-delà ! », JAC 25 oct. 2019). Pourtant, la Cour d’appel de Douai, statuant sur renvoi (Douai, Sociale, salle 4, 28 févr. 2020, n° 16/02495), a tenté d’uniformiser les modes d’indemnisation du préjudice d’anxiété lié à l’amiante.

B. Une tentative avortée d’extension de la présomption de préjudice

Les juges du fond ont opéré une caractérisation large du préjudice d’anxiété subi par le salarié. Ils énoncent ainsi : « qu’il importe peu que le salarié ne soit ni malade ni contaminé, le préjudice d’anxiété allégué résultant de la seule inquiétude permanente de se voir déclarer une maladie consécutive à une exposition à l’amiante ».

Par ce biais, la Cour d’appel de Douai opère une confusion volontaire entre les deux régimes d’indemnisation présentés ci-dessus, en appliquant le régime réservé aux salariés bénéficiaires de l’ACAATA à un travailleur qui n’en remplissait pourtant pas les critères. Le préjudice d’anxiété du salarié est en l’espèce caractérisé par la seule exposition à l’amiante, pendant une période longue de 14 années. En cela, l’arrêt déroge aux directives de l’assemblée plénière, laquelle soumet la caractérisation du préjudice d’anxiété, nous l’avons mentionné, à la preuve d’un « risque élevé de développer une pathologie grave ». De surcroît, les juges du fond semblent également déduire l’existence d’un préjudice d’anxiété à indemniser de la remise, par l’employeur, d’une attestation d’exposition à l’amiante.

De l’ensemble de ces éléments résulterait la violation, par l’employeur, de son obligation de sécurité. Celle-ci ne paraît plus être considérée comme étant une obligation de résultat depuis la fin de l’année 2015 (Soc., 25 nov. 2015, n° 14-24.444, « Air France ». V. not. L. de Montvalon, « Précisions sur l’indemnisation du préjudice d’anxiété lié à l’amiante », préc. ; G. Pignarre, « La réparation du préjudice spécifique d’anxiété des travailleurs exposés à l’amiante », préc.), la Cour de cassation permettant à l’employeur de s’exonérer de sa responsabilité, en matière d’exposition à l’amiante, s’il parvient à démontrer qu’il a pris toutes les mesures prescrites par les articles L. 4121-1 et -2 du Code du travail (Ass., plén, 5 avr. 2019). Si l’assemblée plénière ne s’est pas directement prononcée sur la nature de l’obligation de sécurité de l’employeur, elle a toutefois censuré les juges du fond, qui interdisaient à l’employeur de s’exonérer de sa responsabilité, signe que l’obligation était « de résultat » (Paris, pôle 6 – chambre 8, 29 mars 2018, préc.).

Il n’en demeure pas moins, pour la Cour d’appel de Douai, que l’employeur « n’apporte aucun élément de preuve de nature à démontrer qu’il n’a pas manqué à son obligation de sécurité ». Il lui appartenait ainsi de prendre l’ensemble des mesures nécessaires pour éviter les risques encourus par les salariés, mais aussi d’adapter le travail (équipements, notamment). En somme, l’employeur doit mettre en œuvre tous les moyens en sa possession pour combattre les risques liés à l’exposition à l’amiante. Or, puisque ce ne fût pas le cas, le manquement à l’obligation de sécurité, quand bien même est-elle considérée comme étant de « moyens renforcée », est de nature à caractériser le préjudice d’anxiété du salarié, qui doit donc être réparé.

L’argumentaire n’a pas trouvé écho auprès de la chambre sociale. S’inscrivant dans la droite lignée des arrêts précédents, elle estime que la seule exposition à l’amiante, prouvée par l’attestation remise par l’employeur, est insuffisante pour caractériser l’existence d’un préjudice d’anxiété. Ainsi, pour prétendre à une réparation, le salarié doit démontrer concrètement la nature de son préjudice. En somme, si le contrôle opéré par le juge lorsque le salarié bénéficie de l’ACAATA est objectif, celui réalisé en l’espèce s’effectue in concreto. Il en résulte que la remise d’une attestation d’exposition à l’amiante et la mise en place d’un suivi post-professionnel, ainsi que l’inquiétude permanente du travailleur pour sa santé, ne permettent pas de caractériser le préjudice d’anxiété.

Insensible à l’idée d’uniformiser les régimes d’indemnisation du préjudice d’anxiété lié à l’exposition à l’amiante, la Cour de cassation maintient donc, en l’espèce, la cohabitation des deux régimes, fondée sur le respect – ou non – des critères posés par l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998. En conséquence, lorsque le salarié n’entre pas dans le champ d’application dudit article, il lui appartient d’apporter la preuve concrète d’un préjudice d’anxiété. Si cela complexifie évidemment la tâche de celui qui entend obtenir réparation, cette exigence semble simplement résulter de la stricte application du droit commun de la responsabilité contractuelle.

II. La démonstration concrète du préjudice d’anxiété

Si l’action en justice intentée sur le fondement de la loi du 23 décembre 1998 répond à un régime spécial, celle engagée sur celui de l’obligation de sécurité de l’employeur obéit au droit commun de la responsabilité (A.). Logique, ce constat n’en demeure pas moins problématique pour le salarié, qui se retrouve confronté à de véritables difficultés probatoires (B.).

A. La stricte application du droit commun de la responsabilité contractuelle

Le visa de l’arrêt d’espèce l’énonce clairement ; la décision est rendue sur le fondement des articles L. 4121-1 et -2 du Code du travail, relatifs tous deux à l’obligation de sécurité de l’employeur, mais également sur celui de l’article 1147 du Code civil, dans sa rédaction antérieure à la réforme (Ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, mais également loi n° 2018-287 du 20 avril 2018 ratifiant ladite ordonnance) et siège des règles de la responsabilité civile contractuelle.

Certaines voix se sont pourtant élevées contre l’utilisation du droit commun de la responsabilité pour réparer le préjudice d’anxiété lié à l’exposition à l’amiante (V. not. L. Gamet, « Le préjudice d’anxiété », Dr. soc. 2015. 55 ; X. Aumeran, « Le préjudice d’anxiété des travailleurs à la croisée des chemins », in dossier Quelle indemnisation pour quels préjudices en droit social, Dr. soc. 2017. 935). Toute la question serait effectivement de déterminer si l’anxiété entre – ou non – dans le carcan étanche des maladies professionnelles. Si tel est le cas, en application des règles d’ordre public du Code de la sécurité sociale, le droit commun de la responsabilité serait évincé et la réparation s’effectuerait par le jeu des règles relatives aux accidents du travail et maladies professionnelles (articles L. 451-1 du Code de la sécurité sociale).

S’il semblerait que le « trouble anxieux grave » soit médicalement considéré comme une pathologie (HAS, Guide affection de longue durée. Affections psychiatriques de longue durée. Troubles anxieux graves, juin 2007), la Cour de cassation s’est rapidement engagée dans une autre voie, fermant ainsi celle des maladies professionnelles. Le choix, critiquable juridiquement, se comprend mieux si l’on se place du point de vue indemnitaire. En effet, en application du régime des maladies professionnelles, le préjudice d’anxiété du salarié ne pourrait être réparé qu’en cas de faute inexcusable de l’employeur (articles L. 431-1 et L. 452-3 du Code de la sécurité sociale. V. not. L. Gamet, « Le préjudice d’anxiété », préc.), ce qui complexifierait infiniment la tâche du salarié victime et bénéficiaire de l’ACAATA. En effet, dans cette optique, le salarié ne profiterait plus du régime probatoire triplement présumé et devrait démontrer la faute inexcusable de l’employeur, définie comme « le manquement à l’obligation de sécurité » (Soc., 28 févr. 2002, préc.).

Par conséquent, au prix d’un tour de « passe-passe », la Cour de cassation a décidé que si la victime ne déclare pas souffrir d’une maladie professionnelle, le régime indemnitaire de la sécurité sociale est de facto écarté (Soc., 8 févr. 2012, n° 11-15.232). Il semblerait donc que la qualification de « maladie professionnelle » liée à l’exposition à l’amiante serait disponible et laissée à la discrétion du salarié (contrairement, par exemple, à la qualification de contrat de travail, considérée comme étant indisponible : Soc., 19 déc. 2000, n° 98-40.572).

En l’espèce, aucune maladie professionnelle n’a été déclarée par les salariés. Leur action en réparation est donc engagée sur le fondement de la violation de l’obligation de sécurité de l’employeur. Dès lors, fort logiquement, il leur est obligatoire d’appliquer les différents critères de la responsabilité contractuelle. En effet, si le juge fait appel au droit commun de la responsabilité, il doit en respecter le régime, quand bien même cela aurait pour effet de restreindre les possibilités d’indemnisation des salariés victimes (G. Pignarre, « La réparation du préjudice spécifique d’anxiété des travailleurs exposés à l’amiante », préc.). Dès lors, le demandeur doit parvenir à démontrer l’existence d’un fait générateur, d’un préjudice certain, personnel, actuel et direct (Civ., 2e, 26 avr. 1996, Resp. civ., et assurances 1996 comm. n° 269. V. not. J. Duplat, « Sur les préjudices économique et d’anxiété des salariés bénéficiaires de l’ACAATA », Dr. soc. 2010. 839) et d’un lien de causalité.

Si la preuve du fait générateur ne semble poser aucune difficulté, puisqu’il s’agit de démontrer l’exposition aux poussières d’amiante au cours de l’exécution du contrat de travail, celle du préjudice est loin d’être aisée, comme le met en exergue l’arrêt du 13 octobre 2021 (confer infra).

De surcroît, l’action étant intentée sur le fondement du droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur, il convient également de garder à l’esprit le fait que si l’ensemble des critères de la responsabilité contractuelle est caractérisé, l’employeur n’est pas pour autant automatiquement condamné. En effet, en dernier état, la jurisprudence relative à l’obligation de sécurité de l’employeur offre à celui-ci la possibilité de s’exonérer de sa responsabilité (Soc., 25 nov. 2015, préc.), ce qui est également reconnue en matière d’exposition à l’amiante (Ass., plén, 5 avr. 2019, préc.).

Ainsi, la censure de la Cour de cassation en l’espèce n’est fondée que sur la stricte application des règles de la responsabilité civile contractuelle. Tandis que les juges du fond avaient déduit l’existence du préjudice de l’exposition à l’amiante, la chambre sociale exige la démonstration concrète d’un préjudice d’anxiété qui résulte de ladite exposition.

Bien que classique, cette exigence constitue un frein à l’extension de l’indemnisation du préjudice d’anxiété opérée par la jurisprudence depuis 2019. Il est en effet permis de se demander si la preuve demandée n’est pas trop complexe à rapporter.

B. Une extension indemnitaire tuée dans l’œuf ?

Les dernières évolutions jurisprudentielles constituent une avancée certaine pour les victimes de l’amiante qui n’ont pas travaillé dans un établissement répondant aux critères de l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 ; alors que toute indemnisation leur était refusée, la réparation de leur préjudice d’anxiété est désormais admise.

Cependant, comme nous l’avons mentionné, ils doivent pour cela démontrer « la réalité d’un préjudice d’anxiété personnellement subi résultant du risque élevé de développer une pathologie grave ». Or, comme les arrêts de l’assemblée plénière et de la chambre sociale tendent à le souligner, la preuve du préjudice s’avère être particulièrement malaisée à apporter. Pour le professeur Patrice Jourdain, cette preuve impose « d’abord d’établir une exposition aux poussières d’amiante d’une intensité et d’une durée suffisantes, ensuite, un état d’anxiété en résultant » (P. Jourdain, « Préjudice d’anxiété des travailleurs de l’amiante : l’extension de la réparation à tous les salariés », D. 2019. 922).

Or, si la démonstration de l’exposition aux poussières d’amiante ne paraît pas poser de problème, bien que l’on puisse s’interroger sur ce que signifie concrètement la formule « intensité et durée suffisantes », la preuve de l’anxiété est, elle, « éminemment subjective » (ibid.) et très complexe à rapporter. En effet, comment démontrer un état d’anxiété permanent qui résulte d’un risque élevé de développer une maladie grave et mortelle ?

Nous pourrions imaginer un retour de dix années en arrière, en considérant que la victime qui endure des examens médicaux réguliers en raison de son exposition à l’amiante puisse, par ce biais, démontrer la réalité de son anxiété et le préjudice qui en résulte. Il ne s’agirait alors que de faire application de la jurisprudence initiale (Soc., 11 mai 2010, préc.), qui, pour les salariés bénéficiaires de l’ACAATA, prévoyait que la preuve du préjudice d’anxiété passait notamment par le fait de se soumettre à des examens médicaux réguliers. Néanmoins, pour celles et ceux qui « profitent » de ce régime spécial, la récurrence des examens médicaux n’est plus une condition de caractérisation du préjudice d’anxiété (Soc., 25 sept. 2013, n° 12-20.157, n° 12-12.883, n° 12-13.307). La résurrection de critère, cette fois-ci vis-à-vis des salariés agissant sur le fondement du droit commun et de l’obligation de sécurité de l’employeur, permettrait d’y voir un peu plus clair sur la manière de démontrer la réalité du préjudice subi. Cela permettrait également d’opérer une distinction entre le salarié qui s’inquiète véritablement de son état de santé et qui réalise, par conséquent, des tests médicaux, et celui dont l’action en justice contre l’employeur est teintée d’une certaine part d’opportunisme.

Au-delà, même si cela ne semble pas être la direction empruntée par la Haute juridiction, malgré les suggestions de l’avocat général lors de l’arrêt de l’Assemblée plénière, il paraîtrait pertinent d’instaurer, ici aussi, une présomption de préjudice. S’il ne s’agit pas d’uniformiser les deux régimes en étendant le bénéfice de la triple présomption à ceux qui n’en profitent pas aujourd’hui, plusieurs hypothèses pourraient être avancées. La première, qui s’avère également être la plus pertinente à nos yeux, résulte des conclusions de l’avocat général, qui estimait que l’exposition aux poussières d’amiante doit présumer la connaissance des risques et l’angoisse que cela génère automatiquement, en raison de la connaissance des dangers de l’amiante sur la santé.

La seconde renverrait à l’instauration d’une présomption simple de préjudice lorsque le travailleur a été exposé à l’amiante au cours de sa vie professionnelle. Difficile, toutefois, d’adhérer à ce choix. On imagine effectivement mal de quelle manière l’employeur pourrait renverser cette présomption. Comment parviendrait-il à démontrer que le salarié ne vit pas dans un état d’anxiété permanent, ou que cet état ne résulte pas de l’exposition à l’amiante au cours de l’exécution du contrat de travail ? En somme, la présomption perdrait ici ses traits de présomption simple, pour finalement devenir irréfragable. Or, comme cela a été rappelé par la Cour de cassation en l’espèce, il n’est pas question d’aligner le régime de droit commun sur le régime spécial de l’ACAATA.

En attendant que la Cour de cassation vienne peut-être, à l’avenir, préciser les modalités de preuve du préjudice d’anxiété, il semble que l’extension de l’indemnisation récemment consacrée ne constitue qu’un cas d’école, tant les preuves demandées au salarié sont délicates à rapporter.